On fait le constat qu’entre 2015 jusqu’au moment où nous tracions ces lignes, bien des pays africains ont soit déjà révisé leur Constitution, soit sont en passe de le faire. L’on peut citer à titre d’exemples le Rwanda, le Congo Brazzaville, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali et l’on en oublie. Il y a donc, peut-on dire, une sorte d’inflation de révision constitutionnelle en Afrique. A priori, l’on ne peut pas dénier à un pays le droit de procéder par moments, à la révision de sa Constitution pour l’adapter aux réalités du moment. Mais nous sommes en Afrique. Et bien des pays de ce continent traînent la triste réputation de s’abriter derrière des intentions nobles et compréhensibles pour in fine asséner des coups mortels à la démocratie en tripatouillant la loi fondamentale. L’on peut donc légitimement, à propos de toutes ces révisions constitutionnelles déjà effectuées ou en cours, se poser la question de savoir si cela est dans l’intérêt des peuples ou dans celui des princes qui nous gouvernent. En ce qui concerne les cas du Rwanda et du Congo Brazzaville, il n’est pas permis de douter un seul instant avant de répondre de manière tranchée à cette question. Paul Kagamé et Sassou Nguesso auraient été plus cohérents et conséquents avec eux-mêmes s’ils avaient eu le courage et l’honnêteté de dire que leur intention, en procédant à la modification de la loi fondamentale de leurs pays respectifs, était de quitter la République pour la monarchie.
Kagamé et Sassou Nguesso ont choisi de rompre avec les paradigmes de la République
Le Centrafricain Jean-Bedel Bokassa, même s’il compte parmi les dirigeants les plus loufoques que l’Afrique ait connus, a eu au moins le mérite, si l’on peut le qualifier ainsi, d’avoir désigné les choses par leur nom. L’on se souvient, en effet, qu’en 1972, il s’était affublé le titre du président à vie de son pays. Et quatre ans plus tard, il s’était fait couronner Empereur. Paul Kagamé et Sassou Nguesso n’ont pas eu cette honnêteté alors que tout indique dans les faits, qu’ils ont choisi en toute conscience de rompre avec les paradigmes de la République et de la démocratie. Les modifications constitutionnelles qu’ils ont opérées l’un après l’autre, obéissent à cette logique. Et la pire des insultes faites à l’intelligence humaine est qu’ils s’évertuent à faire croire que ce qui les a motivés à réviser la loi fondamentale, est lié à leur souci de rendre service à la démocratie. Et toute honte bue, ils ne se sont pas gênés d’organiser des référendums à grands frais pour valider leur mégalomanie. Et lorsque l’on fait le constat que face à cela, il y a certains pays occidentaux, la France en l’occurrence, qui se sont fendus de phrases assassines du genre « Sassou a le droit d’organiser un référendum dans son pays », l’on peut être tenté de faire observer aux dirigeants de pays occidentaux qui sont dans cette posture, ceci : à défaut de dissuader par des actes forts les satrapes africains de
s’abstenir de tripatouiller la loi fondamentale de leur pays, ayez au moins la décence morale et politique de vous taire, même si, quelque part en pareille situation, l’on peut interpréter le silence comme un signe d’approbation. Après les cas rwandais et congolais et de bien d’autres que nous n’avons pas évoqués ici, l’on peut dire un mot sur les autres pays qui, aujourd’hui, se sont positionnés pour réviser leurs Constitutions. Nous voulons parler du Bénin, de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Burkina Faso.
L’Afrique a besoin d’intellectuels de la trempe de Zola, de Foucault et de Sartre
Tous ces pays sont dirigés par des présidents qui ne sont pas visiblement de la même race que Kagamé, Sassou et autres. Mais pour autant, l’on doit se garder de leur donner le bon Dieu sans confession. Car, le chemin de l’enfer est trop souvent parsemé de bonnes intentions. Il peut, en effet, arriver que derrière leur volonté officielle et noble de réviser la Constitution de leurs pays respectifs à l’effet de l’adapter aux réalités politiques du moment et d’apporter une plus-value à la démocratie, se cache leur désir de s’accrocher au pouvoir et de remettre en cause certains acquis démocratiques arrachés par leur peuple au prix d’énormes sacrifices. C’est pourquoi l’on doit leur appliquer le doute méthodique de Descartes jusqu’à ce qu’ils apportent la preuve qu’ils sont des hommes d’Etat, c’est-à-dire des soldats de la démocratie et de l’intérêt général. Et pour qu’ils se déterminent à aller dans ce sens, il faut qu’ils sentent que les peuples les surveillent comme du lait sur le feu. C’est le lieu d’interpeller les acteurs de la société civile et les intellectuels quant au rôle qui doit être le leur dans l’édification de la démocratie. Et lorsque nous parlons d’intellectuels, nous excluons ces diplômés de haut vol qui ont choisi de s’asseoir sur leur conscience pour prêter leurs services aux princes qui nous gouvernent, le plus souvent pour des motivations bassement alimentaires. Ce sont ces genres de personnes qui prétendent avoir des réponses à tout et qui, en véritables Raspoutine, ne se font aucun scrupule, lorsqu’ils sont appelés à siéger dans les commissions d’élaboration des Constitutions, à proposer des textes constitutionnels truffés à dessein d’articles ambigus et équivoques susceptibles d’être exploités par les dictateurs en cas de besoin pour justifier leur forfaiture. De ces genres « d’experts constitutionnels », l’Afrique n’en a point besoin. Elle a au contraire besoin d’intellectuels de la trempe de Zola, de Foucault et de Sartre. Car, comme l’a si bien dit le sociologue, Pierre Bourdieu : « S’il n’y a plus d’intellectuels, il n’y aura plus de défenseurs des grandes causes ». Et de toute évidence, une d’elles est la défense de la démocratie.
« Le Pays »