Les chefs de juridiction du premier degré du Burkina Faso auraient bien voulu observer la traditionnelle et sacrée obligation de réserve qui s’impose au corps de la magistrature. Mais la position qui est la nôtre dans la hiérarchie judiciaire d’une part, la succession des évènements et l’évolution du débat sur la question de l’indépendance de la justice qui alimente la presse nationale ces derniers jours d’autre part, nous contraignent à forcer légitimement les limites de cette obligation au nom de la sauvegarde de cette indépendance.
Certains actes et propos émanant en effet du Président du Faso et du Président de l’Assemblée nationale de notre pays ces derniers jours et consistant à remettre en cause l’indépendance de la magistrature ont suscité de notre part inquiétude et indignation. Il nous est apparu alors nécessaire de recadrer utilement le débat.
Des actes posés et propos tenus
Nous avons d’abord noté avec regret que dans un contexte sécuritaire marqué par des attaques ciblées des commissariats de police du Burkina Faso, les autorités en charge de la sécurité intérieure aient permis et autorisé une manifestation devant le palais de justice de Ouagadougou, situé à proximité du plus grand commissariat de police du pays, de surcroît à un moment où les trois policiers tombés sous les balles des terroristes le 31 mai 2016 à Intagom n’avaient même pas été encore inhumés.
Ensuite, loin des calculs politiques et des intérêts égoïstes de certaines personnes, il est triste et révoltant de se rendre compte des ingérences flagrantes du pouvoir exécutif dans le domaine judiciaire. Le chef de l’Etat n’a-t-il pas crié au crime de lèse-majesté parce que les magistrats du tribunal militaire ne l’auraient pas consulté avant d’émettre le mandat d’arrêt contre Guillaume Soro? Et dans un élan sans précédent, trois magistrats ont été débarqués du tribunal militaire manu militari, et ce, en pleine procédure.
Grâce à sa stratégie de communication préalablement mûrie, l’exécutif était parvenu à faire applaudir un tel débarquement par une bonne partie de l’opinion, soit par pur suivisme partisan, soit par sous-information. En effet, les magistrats débarqués ont été présentés à l’opinion comme étant des magistrats qui seraient techniquement limités et qui auraient exposé les procédures à des irrégularités prévisibles. Fort heureusement, les vrais motifs ont été plus tard explicités par le ministre de la Justice, lors d’une conférence de presse au cours de laquelle il a déclaré que « … le chef de l’Etat qui est ministre de la Défense, a estimé qu’au regard de la situation, il avait besoin de mettre un autre commissaire du gouvernement avec qui il peut travailler facilement ».
Le vendredi 03 juin 2016 à Dakar, le Président du Faso, SEM Roch Marc Christian Kaboré, pourtant connu pour sa retenue, apparemment outré par la libération du président du CDP, ex-parti de Blaise Compaoré, Eddie Komboïgo, dira: « … sur le plan de l’application de ce que nous avons appelé l’indépendance de la justice, je crois qu’aujourd’hui, chaque Burkinabè comprend pourquoi il est nécessaire que le Président du Faso et le ministre de la Justice soient au Conseil supérieur de la magistrature. Parce que si vous avez un Etat où la magistrature est son propre patron, cela peut créer beaucoup de problèmes. Et je crois que lors des discussions constitutionnelles pour le passage à la 5e République, ce seront des questions qui seront revues, au regard de la réalité et l’applicabilité sur le terrain … »
Le lendemain samedi 04 juin 2016, devant des jeunes du MPP, le Président de l’Assemblée nationale (Salifou Diallo) affirmait: « Les juges sont devenus des affairistes et pour que notre justice soit sociale et équitable, il faudrait qu’à la prochaine révision constitutionnelle, on mette des garde-fous afin que celle-ci réponde aux aspirations du peuple. »
Dans la suite des actes et propos ci-dessus rappelés, le Président du Faso a tiré la conclusion quant à la nécessité pour lui et le ministre de la Justice de faire leur retour au Conseil supérieur de la magistrature. Il a été annoncé par la même occasion que les prochaines réformes institutionnelles devraient aller dans ce sens. Une telle vision commande de notre part un bref rappel sur le sens et la portée de l’indépendance de la magistrature et la nécessité de recadrer le débat sur la question.
De l’indépendance de la magistrature et de la nécessité du recadrage du débat
Les pouvoirs exécutif et législatif, à travers leurs premiers responsables respectifs ci-dessus nommés, se sont insurgés contre certaines décisions de liberté provisoire et ont affirmé que les réformes judiciaires prochaines devaient tendre à replacer la justice sous l’influence traditionnelle du chef de l’Etat et du ministre de la Justice.
De toute évidence, nous notons que l’obligation de réserve liée à la séparation des pouvoirs qui devait guider nos deux éminentes personnalités dans leurs relations avec le pouvoir judiciaire n’a pu tenir face à des décisions de justice jugées fâcheuses, en l’occurrence la liberté provisoire accordée à certains dignitaires du régime Compaoré et à certaines personnes inculpées dans le cadre du putsch. Il faut d’emblée signaler que dans un Etat de droit, des décisions de justice qui fâchent sont inévitables, Excellences. En effet, il est de l’essence même de la fonction du juge de trancher des conflits, de rendre la justice face à des intérêts souvent diamétralement opposés. Nous rappelons toutefois que les décisions de justice doivent être acceptées parce que obéissant à des règles précises. L’exigence par les magistrats eux-mêmes de l’ouverture d’une enquête dans le cadre de l’annulation des mandats par la Cour de Cassation s’inscrit dans cette optique.
La recherche d’une justice en phase avec les aspirations du peuple est notre souci quotidien. C’est pourquoi l’indépendance de la magistrature ne saurait avoir un autre sens ou contenu que celui donné par les instruments internationaux ou encore le sens voulu et affirmé par le pacte national pour le renouveau de la justice burkinabè, issu des états généraux de la justice et dont les tenants du pouvoir actuel sont signataires.
Si la volonté de voir le Président du Faso et le ministre de la Justice siéger au Conseil supérieur de la magistrature est mue par le souhait d’avoir « des juges avec qui le Président du Faso pourrait travailler plus facilement » comme déjà entendu, nous comprenons alors que c’est juste le vocabulaire de l’exécutif qui a changé, dans la mesure où les précédents recherchaient des «juges acquis ». Le peuple mériterait alors que cette option des nouvelles autorités lui soit expliquée, car la lutte pour l’indépendance de la justice bien comprise, c’est d’abord celle du peuple dans son ensemble dont la société civile, les partis politiques, avant d’être celle des magistrats. Un tel courage aura l’avantage de faciliter la compréhension quant à la stratégie de remise en cause des acquis de l’insurrection. Mais nous osons croire que l’histoire relativement récente qui est celle du Burkina Faso dissuadera vite de telles velléités.
Prenant en considération tout ce qui vient d’être dit, il apparaît nécessaire de repenser les termes du débat.
Les premiers à souffrir de la lenteur des procédures, ce sont les magistrats eux-mêmes, meurtris par l’idée qu’on puisse penser qu’iIs ont un intérêt à cela malgré les efforts qu’ils font au quotidien pour montrer aux yeux du monde que la justice burkinabè est loin d’être une justice aux ordres comme on veut le faire croire. Loin de faire de l’indépendance du pouvoir judiciaire un privilège pour le magistrat, celle-ci doit être comprise comme étant la nécessaire garantie de l’équilibre qui doit exister entre les trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire, et ce dans l’intérêt de tout le Peuple.
L’effort du Président du Faso d’opérer une nuance entre l’indépendance du juge et l’indépendance de la magistrature ne mérite pas que l’on s’y appesantisse dans la mesure où, sur cette question, la Constitution révisée, en son article 131, est on ne peut plus claire. Cette disposition prévoit que « Le Président du Faso est garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire. En cette qualité, il préside chaque année, au cours du mois de novembre, une rencontre avec les membres du Conseil supérieur de la magistrature pour discuter des questions en rapport avec le renforcement de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Une rencontre extraordinaire peut toujours être tenue le cas échéant». C’est dire donc que d’une part, le cloisonnement des institutions que redoute le Président du Faso est écarté et si d’autre part, l’on s’accorde sur la notion d’indépendance du pouvoir judiciaire, il devrait pouvoir y contribuer sans qu’il soit besoin d’opérer les réformes rétrogrades envisagées.
En tout état de cause, les chefs des juridictions du premier degré du Burkina Faso notent et prennent l’opinion nationale et internationale à témoin que la commission constitutionnelle mise en place dont les travaux devraient déboucher sur la Constitution de la Ve République, l’a été pour donner visiblement une onction à des résolutions déjà prises. Les déclarations du Président de ladite commission dans son interview accordée au quotidien « Le Pays», n°6122 du 16 juin 2016, ont achevé de nous en convaincre. Osons croire que la veille citoyenne devra contribuer à stopper l’élan d’une telle forfaiture.
Pour notre part, nous invitons les pouvoirs exécutif et législatif à se laisser instruire par la détermination, la minutie et la rigueur qui ont toujours caractérisé toute lutte engagée par la magistrature burkinabè, l’ère des magistrats débonnaires étant révolue.
Mais dès à présent, nous, chefs de juridictions du Burkina Faso:
Constatons la volonté de remise en cause de l’indépendance de la magistrature entreprise par les pouvoirs exécutif et législatif ;
Considérons comme inacceptable et dangereuse pour la démocratie et l’Etat de droit la remise en cause de l’indépendance du pouvoir judiciaire par les plus hautes autorités de l’Etat, notamment le Président du Faso et le Président de l’Assemblée nationale;
Réaffirmons le caractère non négociable de l’indépendance de la magistrature;
Rappelons aux chefs de l’exécutif et du législatif l’obligation de réserve qu’ils se doivent d’observer sur les questions relevant du pouvoir judiciaire;
Les tenons pour entièrement responsables de toute éventuelle dégradation du climat social pouvant naître des velléités de remise en cause de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
VIVE L’INDEPENDANCE DE LA MAGISTRATURE !
Pour Les Présidents des juridictions du 1er degré du Burkina Faso
Et les Procureurs du Faso, près lesdites juridictions
Le Président du Tribunal de Grande Instance de Ouagadougou
Hervé K. A. Attiron
Liste des juridictions dont les chefs sont signataires de la déclaration
Tribunal de Grande Instance de Ouagadougou ;
Tribunal de Grande Instance de Kaya ;
Tribunal de Grande Instance de Bobo- Dioulasso ;
Tribunal de Grande Instance de Boromo ;
Tribunal de Grande Instance de Diébougou ;
Tribunal de Grande Instance de Gaoua ;
Tribunal de Grande Instance de Orodara ;
Tribunal de Grande Instance de Dédougou ;
Tribunal de Grande Instance de Koudougou ;
Tribunal de Grande Instance de Ouahigouya ;
Tribunal de Grande Instance de Tougan ;
Tribunal de Grande Instance de Yako ;
Tribunal de Grande Instance de Kongoussi ;
Tribunal de Grande Instance de Djibo ;
Tribunal de Grande Instance de Dori ;
Tribunal de Grande Instance de Bogandé ;
Tribunal de Grande Instance de Fada N’Gourma
Tribunal de Grande Instance de Diapaga;
Tribunal de Grande Instance de Tenkodogo ;
Tribunal de Grande Instance de Léo ;
Tribunal de Grande Instance de Manga ;
Tribunal de Grande Instance de Ziniaré ;
Tribunal de Grande Instance de Nouna ;
Tribunal de Grande Instance de Banfora ;
Tribunal de Commerce de Ouagadougou ;
Tribunal de Commerce de Bobo-Dioulasso;
Tribunal administratif de Ouagadougou ;
Tribunal administratif de Bobo-Dioulasso
Tribunal du Travail de Ouagadougou ;
Tribunal du Travail de Bobo-Dioulasso ;
Tribunal du Travail de Koudougou ;
Tribunal d’Instance de Ouagadougou ;
Tribunal d’Instance de Bobo-Dioulasso ;
Ouagadougou, le 16 juin 2016