Ram Séogo est mort en Côte d’Ivoire, quelques jours après son séjour dans son village natal, Pilimpikou, à une vingtaine de kilomètres de Yako. Mais pour les jeunes de cette localité de la province du Passoré, cette disparition soudaine n’est que l’œuvre des nombreux sorciers qui écument la zone, plongeant régulièrement des familles dans le désarroi. Le dimanche 14 mai 2016, ils décident alors de prendre “leurs responsabilités” avec des conséquences catastrophiques sur le plan social. Conséquence de trois jours de déchaînement, plus de 100 personnes, âgées pour la plupart, ont été contraintes de quitter sans préavis la bourgade qui compte environ 7000 habitants. Deux jours après la fin de cette chasse groupée, nous sommes retournés sur les lieux pour comprendre ce qui s’est réellement passé.
APilimpikou comme dans beaucoup d’autres localités du Burkina, il est difficile de croiser un habitant, en particulier un jeune, qui n’a jamais mis les pieds en Côte d’Ivoire. Ils y vont et en reviennent au gré des fortunes ou infortunes qu’ils se font dans les plantations. C’est ainsi que Ram Séogo revient dans son “bayiri” au cours de cette année. Durant son séjour, il y construit des maisons dans la cour familiale, il s’achète également une moto. Dans ce village sans doute parmi les plus pauvres du Burkina, cela est signe d’aisance. Une semaine après son retour en Côte d’Ivoire, il y décède, de façon brusque. Selon les dires de sa famille, il a affirmé souffrir d’un mal de tête et n’a pas eu le temps de recevoir les premiers soins avant de mourir. «Il n’avait pas maigri, il avait l’air endormi», soutient un de ses frères. Les membres de sa famille sont choqués par cette disparition, mais pas eux seulement. Une onde de choc traverse tout le village. « Il aimait les gens », nous affirme un jeune. « Sa mort, c’est comme celle de Sankara », explique un autre. Quoi qu’il en soit, Ram est enterré en Côte d’Ivoire. Mais sa famille veut un coupable de cette disparition subite. Et comme il fallait s’y attendre, les soupçons se portent sur les prétendus mangeurs d’âmes. C’est ainsi qu’un échantillon de la terre de sa tombe est ramené à Pilimpikou pour le « Siongho »1. La pratique a eu lieu le samedi 14 mai en présence d’une foule venue nombreuse. Le résultat est concluant car deux hommes sont désignés “par le défunt” comme ceux qui ont précipité son voyage vers l’au-delà. Ce n’était pas la première fois que des mangeurs d’âmes étaient découverts, mais cette fois, tenant compte de la popularité du défunt dans le village, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. De retour dans la concession familiale, une réunion des jeunes s’improvise. Les visages sont figés, la colère et l’incompréhension sont les sentiments les plus partagés, surtout que ceux qui ont été désignés ne sont pas à leur premier coup. Il faut en finir, pas seulement avec ces deux sorciers mais avec tous. Ainsi est-il décidé que tous ceux qui avaient été désigné comme sorciers par le Siongho, même si cela remontait à des lustres, devaient quitter le village. Le lendemain, Pilimpikou entre en ébullition. Cette chasse à l’homme est filmée avec des téléphones portables. Le scenario est identique ou presque. Armés de gourdins, de machettes, et d’objets contondants, sur des motos ou à pied, des centaines de jeunes criant leur rage se dirigent vers chaque concession abritant un suspect. Quelques gamins et des jeunes filles les suivent. Si l’accusé n’est pas là, le maître de céans est sommé de ne pas le laisser revenir ; au cas contraire, ils useraient de la violence. Si le mangeur d’âmes est là, il est sommé illico de quitter le village. Les jeunes s’assurent réellement qu’il s’exécute en l’accompagnant hors du territoire.
« Celui que tu as tué n’a pas eu le temps d’emporter quoi que ce soit »
Voici comment une des prétendues sorcières, la quarantaine, a été chassée du village. Sa concession est encerclée. On lui ordonne de ramasser ses affaires. « Fais vite », lâchent les jeunes. Elle entre dans sa case pour s’exécuter. Alors qu’elle s’active à l’intérieur, les jeunes restés dehors lui demandent de sortir pour que tout le monde voie ce qu’elle fait. « Elle est en train d’attacher son wack », croit savoir quelqu’un. « Fouille tes affaires ont va voir », lui intime-t-on alors. Des habits sont noués dans un pagne.
Elle y ajoute son sac à main. Elle veut prendre autre chose, un jeune lâche, « celui que tu as tué n’a pas eu le temps d’emporter quoi que ce soit ». Une fois ses effets rangés dans son pagne, un assaillant lui ordonne : « Tu n’as plus rien ici, va-ten ! ». Elle porte son baluchon sur la tête et sort de sa concession. Sa sortie est accompagnée de cris de joie. Elle traverse le village suivie des jeunes. « Marche vite », lui crie-t-on. « Une sorcière qui ne se dépêche pas alors qu’elle s’empresse de manger les gens », lâche un quidam. Pour les personnes âgées qui ont des difficultés à marcher, ou pour accélérer le rythme des ostracismes (histoire de revenir chercher une autre proie), le condamné est transporté hors du territoire. A ce propos, un habitant du village nous a assuré que durant les trois jours de ratonnades, il y a eu une pénurie d’essence dans la localité. Si avec les femmes, les jeunes veillent à ne pas user de la violence physique, avec les hommes, c’est une autre histoire. Là, les coups sont sur le point de partir. Il faut l’intervention de personnes qui veulent garantir le caractère non violent de leur initiative pour s’interposer. Contrairement à l’image répandue qui voudrait que les réputés mangeurs d’âmes soient des vieilles femmes seules ou veuves, le cas de Pilimpikou regroupe le plus souvent des personnes des deux sexes, bien intégrées dans le village.
« La loi n’existe que quand on est vivant »
Jeudi 19 mai 2016. Cela fait deux jours que la purge s’est achevée et il règne un calme plat dans le village. Il est 15h 00 sur la place du marché. Nous avons appris qu’il y a une réunion des jeunes, ceux-là même qui ont conduit la chasse des derniers jours. Çà et là, des jeunes sont tout le long des hangars de la rue principale du marché. Aucun regroupement donc, et rien ne présage qu’il y a une réunion. En fait, la rencontre n’aura pas lieu ce jour. La raison, le message n’est pas bien passé. A quelques jours des élections municipales, des responsables d’un parti politique avaient souhaité rencontrer les jeunes pour discuter de leur projet pour la commune. Certains se sont sentis frustrés et sont retournés chez eux. D’autres sont allés à la rencontre. Une parenthèse politique dans le tumulte des derniers jours ! Néanmoins, nous avons pu rencontrer 4 jeunes du village pré- sentés comme les leaders du mouvement. Ils n’ont pas souhaité décliner leur identité. Sur les raisons de leur action, l’un d’entre eux s’explique : « Chaque année, beaucoup de personnes meurent de façon suspecte et tout porte à croire qu’il y a des mangeurs d’âmes derrière tout ça. Mais jusqu’à présent, on les laissait tranquilles, on ne chassait personne. Mais au fil du temps, nous avons remarqué que le nombre de sorciers s’accroissait car ils recrutent. Mais ce qui nous a vraiment outrés, c’est la mort de Ram, d’où notre action.» «Cela s’est fait sans insulte, sans violence. Nous voulions juste qu’ils quittent notre territoire», poursuit-il. «Si le village ne se développe pas, c’est parce qu’il n’y a pas d’étrangers. Beaucoup de gens ne veulent pas venir à Pilimpikou car ils disent qu’il y a le wack, la sorcellerie. Ils disent que s’ils viennent, ils vont mourir. Nous voulons assurer les gens qu’à partir d’aujourd’hui, ils peuvent venir sans crainte à Pilimpikou. Si quelqu’un ose leur faire du mal, il aura la jeunesse contre lui », reprend un autre. Tous assurent que la décision a été prise à l’unanimité. « C’est tout Pilimpikou qui est sorti pour bannir les sorciers …Aucun membre de leur famille n’a protesté. Et personne n’est venu dire qu’il n’est pas sorcier, personne non plus n’est venu dire qu’il réfute la sorcellerie de son père, de sa mère», assurent-ils. Ils affirment qu’aucun représentant de l’Etat n’a réagi pour l’heure. Cependant pendant les purges, des gendarmes sont venus de Samba. « Ils sont venus et ont pu constater que le mouvement était pacifique, ils ne nous ont rien dit et sont repartis », expliquent un de nos interlocuteurs. Un d’entre eux précise néanmoins que « la loi n’existe que quand on est vivant». Les événements de Pilimpikou ont imposé un black-out total au sein des représentants de l’administration. Adama Ouédraogo, le préfet de Pilimpikou et président de la délégation spéciale, que nous avons rencontré n’a pas souhaité faire de commentaires, s’appuyant sur le devoir de réserve de l’administration. Jacques Sawadogo, ancien maire de la localité, lui aussi a préféré se retrancher dans son mutisme. Malgré nos efforts, nous n’avons pas pu faire réagir les autorités religieuses du village. Il faut dire que le sujet est sensible et que personne ne veut s’attirer les foudres des jeunes. A Pilimpikou, c’est eux qui ont pris le pouvoir. Difficile alors d’entendre une voix discordante. Vendredi 20 mai 2016. Il est 16h 00 sur la place du marché. La réunion tant attendue a lieu ce soir. Assis ou debout, des centaines de jeunes du village forment un cercle. « Je ne savais pas qu’il y avait autant de jeunes à Pilimpikou », lâche un participant. « Nous sommes plus nombreux que ces briques », poursuit-il en indiquant un tas de briques en terre non loin de là. Deux des leaders que nous avons rencontrés la veille conduisent la réunion mais la parole est prise à tour de rôle par d’autres jeunes.
Chaque intervention se solde par des applaudissements nourris. Les leaders prennent la parole en premier pour donner des instructions aux autres. Il leur est demandé de signaler toute personne qui reviendrait au village après en avoir été chassée. « Si quelqu’un revient et que ses jambes peuvent le sauver, tant mieux, si ce n’est pas le cas, nous assumerons tous nos responsabilités », affirme l’un d’entre eux. « Personne ne sera incriminé pour cette affaire, car nous nous sommes tous unis. Si jamais des gendarmes venaient au village pour nous réprimer, il faudrait qu’ils entrent dans toutes les concessions. Si jamais aussi, on venait nuitamment arrêter un d’entre nous, nous découvririons où on l’a amené », poursuit un autre. C’est sur ces entrefaites qu’intervient un jeune en tee-shirt blanc. Il déclare à l’assemblée sur un ton inquiétant : « Là fois passée, nous sommes allés chasser la mère d’Etienne (un habitant du village). Par la suite, il m’a accusé d’être celui qui a fait fuir sa mère. Il me menace même.» Un des leaders intervient alors pour le rassurer : « Non, ce n’est pas toi seul qui l’as chassée, c’est nous tous.» Il précise néanmoins pour éviter de figer les positions : « Nous devons pardonner à Etienne, car il n’est pas fautif. Il n’a jamais été désigné par le Siongho. C’est sa mère qui l’est.» Deux jeunes sont alors désignés pour aller chercher le dénommé Etienne pour qu’on mette les choses au clair en public. Certains croient savoir qu’au vu du nombre de jeunes, il ne prendra pas le risque de s’aventurer en terrain hostile « S’il ne vient pas, c’est lui qui cherchera à nous voir par la suite », pré- vient un autre. La réunion se poursuit en attendant l’arrivée d’Etienne. Les intervenants s’encouragent mutuellement. « Si nous avions eu cette idée depuis, beaucoup de vies auraient été épargnées. Restons sur cette décision et demandons le soutien des mânes de nos ancêtres», déclare un jeune. Des vieux se sont invités également à cette réunion pour apporter leur soutien aux participants. Quelques minutes plus tard, Etienne arrive enfin. La trentaine bien sonnée, culotte à hauteur du tibia, chemise mal fagotée, les gestes hésitants, il est au milieu d’un tribunal populaire. « Il ne faut pas accuser une personne. Nous avons tous chassé ta mère», lui dit-on. Il lui est alors demandé de s’expliquer sur ces propos à l’endroit d’un jeune du village. « A tous les jeunes, je dis que Dieu vous bénisse. Depuis que je suis dans ce village, je n’ai jamais eu de problème avec quiconque. Je suis toujours parmi les gens. Il n’y a personne qui ne fait pas d’erreur ; j’ai gaffé, j’implore votre pardon. Que Dieu fasse que si demain il y a un cas pareil, que nous agissions ensemble ». Ces propos, c’est ce que tout le monde voulait entendre. La foule se mit alors à applaudir. D’ailleurs, précise-t-il, « Je suis sorti avec tous les jeunes dans cette initiative ». Ce discours convenu lui a certainement épargné quelques déconvenues. Pour sceller définitivement le pardon, la foule lui demande de serrer la main à celui qu’il accusait naguère. Il s’ensuit une poignée de main, vite exécutée mais qui a suscité encore des ovations. Pilimpikou était de nouveau uni contre ses mangeurs d’âmes. Certains jeunes ayant entendu dire que des sorcières seraient revenues, il est alors décidé de mettre fin à la réunion et de repartir pour une nouvelle chasse. « Cette fois, annoncent-ils, on va les tuer ».
Sur les traces des mangeurs d’âmes
Lorsque nous sommes arrivés à Pilimpikou, « il n’y avait plus de sorciers », assuraient tous les habitants. Conduits hors du village, la plupart ont trouvé refuge dans les localités environnantes, principalement à Nanoro, à Samba et à Yako. Selon des témoignages, certains seraient même à Ouagadougou, d’autres à Bobo-Dioulasso, voire en Côte d’Ivoire. Ils auraient été accueillis par des parents ou seraient en errance dans la nature. Outre l’isolement dans lequel vont vivre certains des présumés mangeurs d’âmes, une autre conséquence est que nombre d’élèves de Pilimpikou se retrouvent désormais sans l’un ou l’autre de leurs parents et parfois même les deux.
Hugues Richard Sama (Stagiaire)
Note : 1 : Le Siongho ou portage de cadavre est une pratique mystique effectuée lors d’un décès considéré comme suspect. Des personnes transportent la dépouille mortelle, la terre prélevée de sa tombe ou ses habits se dirigent vers le ou les mangeurs d’âmes. Ces porteurs sont censés être sous le contrôle de l’âme du défunt.
Le village aux mille mystères
Les premiers habitants de Pilimpikou seraient des nomades. A la recherche perpétuelle de meilleures terres pour l’agriculture et l’élevage, ils allaient de pérégrination en pérégrination. Au cours de l’une d’elles, ils arrivè- rent sur le site actuel du village. Ils virent des nuées de papillons qui ne quittaient jamais le sol. Cela fut interprété comme un signe de fertilité. Ils décidèrent alors de s’y installer. Ils appelèrent cet endroit « Pilimpikou » qui veut dire papillon en langue mooré. Au fil des années, de nombreux mythes et légendes vont entourer Pilimpikou. Sa renommée s’étendra à toutes les contrées mossé. En effet, ce petit coin de savane, entouré de part et d’autre par des collines, serait le lieu de passage des âmes des disparus sur la route de l’au-delà. A la veille de la mort d’un chef, son âme se rendrait à Pilimpikou. Les initiés pouvaient ainsi pré- dire la mort des naaba moosé. Les collines du village renfermeraient d’autres secrets. Parmi les plus cités, « l’arbre qui n’a pas de nom » dont les feuilles, si vous les arrachez, repoussent la minute d’après. Cet arbre mystérieux serait situé à proximité d’une caverne creusée dans la colline. Cette caverne abriterait les âmes des disparus. On raconte que pendant longtemps des parents venaient à Pilimpikou pour communiquer avec un proche disparu. Mais il est interdit de pleurer à la vue du mort ou de révéler ce que vous vous êtes dit, sous peine de trépasser. Si vous redescendez des hauteurs, le village renferme un autre mystère. Un berger y aurait découvert un puits qui ne tarit jamais : « le puits de Dieu ». Le village est enfin célèbre pour ses masques sacrés dont il est formellement interdit de prendre toute photographie.