"La raison d’Etat dans l’affaire Soro-Bassolé ?". Tel est le titre initial de cette tribune sur l’affaire des écoutes téléphoniques rapportant des entretiens présumés entre Guillaume Soro et Djibrill Bassolé dans la période du putsch de mi-septembre 2015 mis en échec par la résistance populaire.
Comment peut-on s’empêcher de voir la raison d’Etat dans ce que l’on pourrait désormais appeler « l’affaire Soro-Bassolé » ? Quoiqu’il en soit, à la faveur de cette affaire qui trouble les relations séculaires entre deux pays frères, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, du fait du statut politique de Monsieur Soro (Président de l’Assemblée Nationale, et deuxième personnalité de son pays dans l’ordre hiérarchique ou constitutionnel), il y a lieu de s’interroger sur cette notion de « raison d’Etat ». Non pas que je sois un fervent partisan de la chose, car, comme beaucoup, je reste un défenseur de la Démocratie et de l’Etat de droit, mais parce que, de fait, en scrutant scrupuleusement l’affaire en question, il semblerait que la raison d’Etat y intervienne pour une grande part, qu’elle pourrait même être à l’origine de l’affaire, et que, sans doute, pourrait-elle, à certains égards, permettre de la résoudre. En effet, qu’on le veuille ou non, cette affaire que d’aucuns voudraient réduire à son seul aspect juridique est, dès le départ et plus que jamais, une affaire politique. Or, la notion de raison d’Etat nous situe, d’emblée, non seulement dans le domaine politique en général, mais surtout, de façon précise, dans celui de la pratique politique. Il s’agit d’un argument politique dont l’objectif serait de justifier une décision politique considérée soit comme illégale, soit comme impopulaire. C’est donc la raison politique dont l’instance exécutive arguerait, précisément, pour donner raison à un acte politique majeur contraire à la loi. La raison d’Etat a, par conséquent, tous les apparats d’une décision non démocratique. Néanmoins, en dépit de son aspect non-démocratique, n’y aurait-il pas quelque chose à conserver dans la raison d’Etat ?
S’il me fallait apporter encore quelques précisions sur la raison d’Etat sans remonter à ses origines premières (Machiavel, Guichardin ou Botero), je dirais que, plus qu’un acte politique, c’est un acte métapolitique ou supra politique, dans la mesure où la raison d’Etat se situerait au-dessus du fait politique et sert à lui donner une légitimité. C’est donc un moyen de légitimation qui passe par le truchement de l’autorité politique qui peut prendre la forme de la force. Par conséquent, c’est une raison totalitaire ou autoritaire, car le processus de légitimation qui y est à l’œuvre n’obéit pas au droit déjà constitué par l’Etat. Elle transcende le droit établi. C’est dire que la raison d’Etat concentre en elle tous les pouvoirs, tout en remettant en cause le principe même de la séparation des pouvoirs. Elle a tous les droits, dont elle peut abuser à loisir. L’usage de la raison d’Etat aurait alors pour seul but de sauvegarder les intérêts de ceux qui gouvernent. C’est une raison calculatrice et opportuniste, voire instrumentale. Comme je l’évoquais, le modèle d’une telle attitude se trouve, évidemment, dans la pensée de Machiavel qui, dans Le Prince, écrit : « Le prince doit avoir l’entendement prêt à tourner selon que le vent et le changement de fortune lui commandera, et ne s’éloigner pas du bien, s’il peut, mais savoir entrer au mal, s’il y a nécessité ». C’est ici que se réalise la rupture entre la politique et la morale. Dès lors, la notion d’Etat est vidée de toute sa substance. L’Etat, en effet, est réduit à un individu ou un groupuscule.
Venons-en maintenant à l’affaire Soro-Bassolé. Au vu des dernières informations qui nous parviennent, sans être dans le secret des dieux, on peut retenir trois éléments essentiels. D’abord, il semblerait que le mandat d’arrêt émis à l’encontre de Monsieur Soro est entaché d’irrégularités. Il n’est pas nécessaire de détailler ici le contenu de ces informations dont tous ceux qui suivent de près cette affaire ont eu connaissance à travers les médias. Ensuite, le commissaire du gouvernement prêt le tribunal militaire (de Ouagadougou, NDLR) a indiqué récemment que les écoutes téléphoniques, qui constituent la principale charge dans cette affaire, n’étaient pas encore authentifiées, alors même que les têtes de l’exécutif et du législatif, qui avaient la chose publique en charge à l’époque de l’émission du mandat d’arrêt contre Monsieur Soro et de l’incarcération de Monsieur Bassolé, avaient indiqué sur les médias que ces écoutes étaient bien authentiques. Sur la foi de quoi ces déclarations ont-elles été faites ? Enfin se pose le problème de la légalité de ces écoutes et les conditions dans lesquelles elles ont été mises sur la place publique, étant des preuves à charge, et avec toutes les conséquences juridiques que cela entraine.
Tous, autant que nous sommes, nous sommes pour une application impartiale de la loi et le respect de la régularité des procédures de justice. C’est un principe essentiel de tout système juridique démocratique. Or, au vu de ce que je viens d’indiquer, et si tel est le cas, il semblerait que ce principe n’ait pas été respecté car, dès le départ, cette affaire prend une envergure politique. L’affaire Soro-Bassolé a toujours été une affaire d’Etat, rimant donc avec raison d’Etat. Ce qui me conduit à émettre l’hypothèse de la raison d’Etat, non pas seulement pour indiquer les sources et les origines de l’affaire, mais aussi comme solution pour sortir de l’impasse. En effet, si les insuffisances dont j’ai fait cas sont avérées, on peut conclure que des ordres sont venus d’en haut pour indiquer au juge la marche à suivre. Dans ce cas, nous nous trouvons dans la situation d’un exercice de la raison d’Etat, qui alors aurait pris une part importante dans le déclanchement de cette affaire devenu hautement sensible. Cette affaire, en effet, est sensible, car elle est à l’origine d’une crise diplomatique entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, et si certaines informations qu’on peut glaner ici et là sont avérées, elle peut raviver de vieux démons ivoiriens dans les rapports entre ivoiriens et burkinabè sur les bords de la lagune Ebrié.
Or, si cette analyse est juste, c’est-à-dire si cette affaire est bien du fait de la raison d’Etat, ne cherchons pas à en percer les raison secrètes (car le secret a toujours régi la raison d’Etat qui va de pair avec secret d’Etat), mais demandons plutôt à cette même raison d’Etat de faire le nécessaire afin de sortir de cette crise diplomatique qui ne veut pas dire son nom. C’est, à mon avis, le remède à cette crise. Mon propos, c’est qu’on peut penser ou envisager autrement la raison d’Etat, non pas dans l’intérêt du Prince, mais dans l’intérêt supérieur de l’Etat lui-même. Il s’agit, tout simplement, d’une question de bon sens politique. C’est à cela que doivent travailler les conseillers diplomatiques et politiques qui sont autour du chef de l’Etat sans se préoccuper de certaines revendications qui ne peuvent venir que de ceux qui n’ont pas les rênes du pouvoir, et qui ignorent précisément les raisons qui régissent et gouvernent le pouvoir (l’opinion publique notamment. On ne gouverne pas sous l’emprise de l’opinion publique, même s’il faut en tenir compte, on gouverne avec des convictions). Mais il faut aussi une volonté politique affirmée du chef de l’Etat lui-même. Quand il y a des décisions à prendre pour l’intérêt supérieur de l’Etat, il faut les prendre quoiqu’il en soit.
Dans cette perspective, on peut commencer par s’inspirer de la Ratio Reipublicae des anciens. C’est vrai, la Ratio Reipublicae n’a pas rigoureusement le même sens que la notion, qui lui est ultérieure, de raison d’Etat. La Ratio Reipublicae a un statut moins illégal et moins illégitime puisqu’elle s’inscrivait dans un système politique l’incluant dans ses lois. Lorsque Cicéron, sous son consulat, fait référence à la Ratio Reipublicae, il ne s’agit pas pour lui d’agir de façon autoritaire ou de prendre des décisions illégales. En revanche, il fait référence à cette raison même qui fonde la République et au regard de laquelle toute action politique, toute décision politique doit se mener. La Ratio Reipublicae, par conséquent, est une sorte de raison fondamentale ou encore, pour parler comme Kelsen, une « norme fondamentale », c’est-à-dire la constitution. Dans l’affaire Soro-Bassole, il aurait été conforme d’adopter la posture d’une Ratio Reipublicae et non d’une raison d’Etat. C’est dire qu’il fallait, sans forcément recourir in texto à la constitution, en dire son esprit en disant le droit tel qu’il est indiqué sur le plan international. Dans ce cas de figure, il aurait fallu adopter la procédure de justice qui sied dans les relations internationales et diplomatiques. Mais, semble-t-il, cela n’a pas été le cas. Il faut donc, afin de décrisper la situation, procéder à l’application d’une raison d’Etat revisitée, une sorte d’alliance ou de réconciliation entre raison d’Etat et Ratio Reipublicae.
Dans ce cas de figure, la raison d’Etat acquiert le statut d’un principe régulateur. L’Etat doit en faire usage si la nécessité nationale ou supranationale l’exige. La situation suscitée par cette affaire, à mon avis, transcende même l’intérêt national. Ainsi, cette raison d’Etat se doit d’agir de façon décisionniste et éclairée, comme elle l’a fait pour fonder l’Etat lui-même. Il ne s’agit pas d’accorder quelque caution que ce soit au putsch de septembre 2015 que je condamne évidemment. Mais, à ma connaissance, les accusations concernant messieurs Soro et Bassolé sont liées à d’hypothétiques évènements postérieurs au coup d’Etat lui-même. Si la solution diplomatique de sortie de crise dont on parle est exacte, c’est la bonne voie pour tout le monde. Il faut persévérer dans ce sens, sans oublier que le tribunal militaire ne dépend pas du ministère de la justice, mais bien du ministère de la défense qui est sous l’administration du Président du Faso qui est aussi Ministre de la Défense. Que l’on ne s’y trompe pas, la solution de cette affaire sera politique et non juridique. C’est la seule porte de sortie possible et logique. La diplomatie est gage de paix et de sécurité, il ne faut pas en négliger les effets. Il appartient au Burkina Faso d’en tirer un bon avantage en négociant des contreparties car, comme le disait le Général De Gaulle, « les relations entre les Etats ne sont pas des relations d’amitié, mais ce sont des relations d’intérêt ». Il faudra dès lors en tirer toutes les conséquences pour Monsieur Bassole.
Jacques BATIENO
Docteur en philosophie
Professeur de philosophie (Paris, France)
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