Le 28 janvier dernier, s’est ouvert le procès conjoint de l’ancien chef de l’Etat ivoirien Laurent Gbagbo et son ex-bras droit Charles Blé Goudé, à la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité dans la crise postélectorale que le pays a vécue en 2010-2011, et qui a fait officiellement plus de 3 000 morts. Après la présentation des charges aux accusés, l’accusation s’est évertuée à démontrer que Laurent Gbagbo s’est accroché au pouvoir après avoir perdu les élections. Aidé en cela par son propagandiste Blé Goudé qui faisait partie du cercle restreint de ses proches avec qui il a conçu et mis à exécution le plan de confiscation du pouvoir qui s’est traduit par le drame que l’on sait.
Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé étaient comme les deux faces d’une même pièce
Après Laurent Gbagbo, c’était, hier, au tour de la défense de Charles Blé Goudé de prendre la parole au quatrième jour du procès. Sans surprise, les avocats de l’élève ont adopté la même ligne de défense que ceux du maître. Rejetant en bloc toutes les accusations portées contre leur client, et présentant ce dernier comme un pacifiste qui a même peur des armes, et aussi comme un réconciliateur qui a plutôt travaillé à rapprocher les Ivoiriens. Et Blé Goudé lui-même d’ajouter : « je ne suis responsable d’aucune goutte de sang versé ». Si fait que comme son mentor Laurent Gbagbo, Blé Goudé est dans la logique de la dénégation et de la victimisation. Achevant, comme dans une symphonie bien orchestrée, de renvoyer tout le tort à leurs adversaires présentés comme les vrais coupables de la tragédie postélectorale qu’a vécue le pays en 2011. Tel maître, tel élève, pourrait-on dire. Mais cela n’est pas étonnant car, au plus fort de la crise, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé étaient comme les deux faces d’une même pièce. Complémentaires dans l’occupation du terrain et de l’espace politiques et s’entendant comme des larrons en foire, l’un était toujours là où n’était pas l’autre et vice-versa.
Le moins que l’on puisse dire c’est que ce feuilleton judiciaire est bien parti pour être riche en rebondissements. S’il n’y avait pas eu tous ces morts qui, hélas, ne relèvent pas de la fiction, ce scénario aurait pu être digne des plus grands films hollywoodiens où le suspense est pour le moins garanti, avec des retournements de situation à vous couper le souffle. Et dans le cas d’espèce, il ne manque plus que les alter ego des deux accusés, Alassane Ouattara et Guillaume Soro dans le prétoire pour avoir le scénario parfait.
Toutefois, au regard de la stratégie adoptée par la défense de Gbagbo et Blé Goudé, la tâche s’annonce plus que ardue pour l’accusation. D’autant plus que loin d’en rester seulement aux faits et au seul aspect pénal, le procès est purement et simplement en train de glisser sur le terrain politique. Et dans ce scénario, l’on est en passe de se retrouver dans une situation d’inversion des rôles, dans laquelle les accusés sont devenus les accusateurs, mettant même en doute l’impartialité de la Cour. Comment pouvait- il en être autrement, quand on sait que ce jugement est en l’occurrence celui d’un ancien chef d’Etat et de l’un de ses acolytes, entendus justement pour des crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions ? Comment isoler de surcroît les éléments d’accusation du contexte général de la crise ivoirienne sans donner l’impression de prendre le parti de l’un des camps, en l’occurrence celui d’Alassane Ouattara aujourd’hui au pouvoir ? Autant de questions aux réponses difficiles, qui prouvent à souhait que Fatou Bensouda a du pain sur la planche et devra développer un trésor d’ingéniosité pour contrer le camp Gbagbo, si elle veut parvenir à prouver que les lignes de défense de l’un et l’autre des accusés ne sont ni plus ni moins que des pratiques dolosives pour enfumer l’accusation. En tout état de cause, quels qu’en soient les mobiles, rien ne peut justifier le massacre d’innocentes personnes. Et la véritable question est de savoir si oui ou non il y a eu des tueries et qui en est responsable.
Loin de les réconcilier, ce procès risque d’aggraver la fracture entre les Ivoiriens
Toutefois, la stratégie de la défense sera-t-elle payante ? La défense réussira-t-elle à attendrir le jury ? En tout cas, à bien des égards, le camp Gbagbo semble avoir déjà gagné la bataille de l’opinion. Toute chose qui lui vaut un capital de sympathie renforcé par le fait que jusqu’à présent, aucun représentant du camp Ouattara n’a été inquiété dans cette même affaire. Et cela pourrait ne pas laisser le jury indifférent. L’ironie de l’histoire, c’est que Laurent Gbagbo qui, au moment de sa déportation était vu comme un odieux assassin, est en passe de devenir un des héros de la lutte anti-impérialiste, au moment où la CPI elle-même est sur la sellette aux yeux de nombreux chefs d’Etat africains. Au dernier sommet de l’UA qui s’est tenu au lendemain de l’ouverture de ce procès, l’on a même vu et entendu nombre de têtes couronnées du continent montrer toute leur aversion pour cette institution judiciaire accusée de partialité voire de racisme, et menacer de la quitter. Toutes choses qui constituent autant d’arguments qui plaident en faveur de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé qui n’ont jamais cessé de clamer le parti pris du procureur de la CPI. C’est finalement Alassane Ouattara, présenté en filigrane comme l’allié sinon le valet des Occidentaux qui instrumentalisent cette institution à leur guise et selon leurs intérêts, qui se retrouve dans une posture pitoyable, tendant à le rendre antipathique aux yeux des Africains. ADO est-il finalement pris à son propre piège ? En tout cas, s’il était difficile pour lui de garder Gbagbo prisonnier en Côte d’Ivoire, le transfèrement de ce dernier à la CPI ne semble pas non plus un moindre mal pour lui aujourd’hui.
En tout état de cause, eu égard à la façon dont les hostilités se sont engagées à la barre, l’on peut se convaincre d’une chose : loin de les réconcilier, ce procès risque d’aggraver la fracture entre les Ivoiriens, si la CPI elle-même arrive à tirer son épingle du jeu.