Jean-Baptiste Sanou est président de l’Observatoire national des faits religieux (ONAFAR), un organisme institué le 28 janvier 2015 dans le but de « surveiller les contenus médiatiques à caractère religieux, de suivre l’application de la réglementation sur les pratiques culturelles, de promouvoir la tolérance et le dialogue inter-religieux, ainsi que de renforcer les capacités des leaders religieux et des animateurs des médias confessionnels et laïcs. » Dans ce grand entretien qu’il nous a accordé jeudi 28 janvier 2016, deux semaines après les sanglants attentats qui ont frappé Ouagadougou, le Pr Sanou évoque clairement l’hypothèse de « cellules radicales dormantes » au Burkina Faso et appelle les populations à ne pas faire preuve d’angélisme face à la montée des extrémismes de tous bords.
Il y a tout juste deux semaines, des individus se réclamant de l’islam ont semé la mort en plein centre-ville de Ouagadougou. Pour vous, y a-t-il un quelconque lien avec la religion ?
Je pense que ce serait leur faire trop d’honneur que de les qualifier de djihadistes, comme ils veulent qu’on les appelle. Pour moi, il faut les juger selon les faits. Et selon les faits, ce sont des terroristes. Il y a certes des intentions, une réthorique djihadistes, mais ils sont davantage dans une posture d’instrumentalisation de la religion et ce ne sont que de vulgaires terroristes. C’est vrai que dans tous les textes sacrés il y a des passages bellicistes, mais une lecture herméneutique (qui différencie le sens littéral du sens universel des Ecritures, ndlr) me permet de les laisser de côté en estimant qu’ils ont été écrits dans un contexte qui n’est plus valable. Oui, à un moment donné toutes les religions se sont défendues avec les armes. Mais aujourd’hui, la dignité de l’homme et le caractère sacré de la vie sont des concepts largement répandus, et seul le fondamentalisme avec sa lecture littérale peut justifier de tels actes.
En tant que président de l’Observatoire national des faits religieux (ONAFAR), avez-vous eu vent de discours témoignant d’une éventuelle adhésion ou justification de la tuerie du « Cappuccino »?
Personnellement non, mais je pense que cet attentat est venu fragiliser la cohésion sociale et a peut-être révélé certaines tendances vers les extrêmes. En retour à ces violences, il y a un ras-le-bol du côté de ceux qui les subissent et qui disent vouloir en finir avec ces individus. Certains soupçonnent des complicités, car autrement il semble inconcevable de pouvoir frapper ainsi la capitale en plein cœur. La suspicion commence à naître à l’intérieur de notre société, et avec elle la stigmatisation.
Voulez-vous dire qu’il y a un amalgame qui est fait entre ces individus et l’islam ?
L’amalgame ne se fait pas qu’avec la religion, mais aussi avec la couleur de peau ou l’habillement culturel. C’est naïf parce que les terroristes sont quand même intelligents et ne se promènent pas avec leur fusil à l’épaule. Avec ces délits d’apparence, on risque de violer les droits de l’homme. J’ai entendu des appels, notamment de la part du ministre de la Sécurité, à ne pas faire l’amalgame. J’ai lu des témoignages de personnes discriminées. Ca veut donc dire que malheureusement l’amalgame a déjà été fait. D’un autre côté, j’ai été satisfait de constater que la FAID (la Fédération des associations islamiques du Burkina, ndlr) a condamné très clairement les attentats, en précisant que ce n’est pas au nom de l’islam qu’on peut faire cela. Dans le discours officiel au moins, c’est clair. Mais c’est quand la base échappe au contrôle du sommet qu’il y a rupture et que cela devient dangereux.
Avez-vous néanmoins relevé une certaine radicalisation des discours ces dernières années ou ces derniers mois ?
Effectivement, je crois qu’il y a un changement qui s’opère dans l’approche religieuse. L’identité religieuse est en train de devenir exclusive, s’opposant de plus en plus aux autres identités. Par exemple, un croyant va s’isoler de ses proches et remettre en cause son appartenance à sa famille naturelle, sous prétexte que ce sont tous des mécréants ou des mal-croyants.
Quand et comment ces comportements sont-ils apparus ?
Avec la mondialisation, il y a beaucoup de circulation entre les courants, les idéologies et les religions. Ce phénomène concerne toutes les confessions, qui ne peuvent plus fonctionner de façon endogène. Autrefois, il fallait faire une demande avant de venir prêcher quelque part. Aujourd’hui, on ne peut plus contrôler l’endoctrinement parce qu’il se fait à distance, sur Internet et à travers les TIC (Technologies de l’information et de la communication, ndlr). Beaucoup de jeunes sont sensibles aux discours radicaux parce qu’ils sont en quête d’identité, et trouvent que la religion telle que leurs pères l’ont vécue n’est pas assez identitaire. Je pense que le processus de mondialisation entraîne effectivement une certaine dissolution de l’identité dans un tout uniforme. C’est une forme de violence douce, à laquelle les jeunes opposent une violence identitaire, qui jaillit comme un besoin d’affirmation de soi.
Selon vous, cet extrémisme concerne-t-il toutes les religions ?
Oui, mais il se manifeste de façon différente. Dans le christianisme, on ne va pas jusqu’à prendre les armes, mais on devient extrémiste dans l’interprétation du rapport à l’autre. Cela prend la forme d’un prosélytisme agressif et d’une prétention à détenir la vérité, qui peut s’exprimer par la polémique et l’apologie pour défendre sa religion. En cela, les radios et autres médias confessionnels sont devenus des canaux privilégiés. Le problème, c’est lorsque les prêches sont sortis du contexte et mal interprétés. Du côté musulman, ou plutôt de ceux qui se réclament de l’islam, les faits montrent que la violence n’est pas seulement symbolique ou idéologique, mais aussi physique. C’est forcément plus spectaculaire et l’écho est plus grand, mais je pense que toutes les religions doivent se remettre en cause. Il faut revisiter et réinterpréter les textes, parce qu’il s’y cache toujours un pan de violence qui peut attirer ceux qui cherchent à justifier leur conduite.
La mondialisation est également physique, avec notamment la construction de lieux de culte financés et administrés par des pays étrangers. Quelles en sont les conséquences ?
Ce paramètre vient effectivement s’ajouter et souligne l’aspect politique de la mondialisation. Les pays qui construisent ici possèdent des accords avec le Burkina, qui leur donne l’autorisation de le faire, surtout lorsque l’Etat n’a pas de moyens suffisants pour investir. Je pense cependant qu’il y a un vide juridique dans la réglementation de tout ça. J’ai participé à la rédaction d’un avant-projet de loi sur les libertés religieuses. Il prévoyait d’encadrer la pratique, ainsi que de contrôler la circulation des idées et des financements, sans toutefois restreindre la liberté d’opinion et de religion. A partir d’un certain montant, l’Etat doit avoir un droit de regard sur la provenance et la gestion des fonds. Malheureusement, le projet n’a pas pu être finalisé sous la Transition, qui avait d’autres priorités.
Comment pouvez-vous surveiller les discours ?
Nous remplissons cette mission en collaboration avec notre organe de tutelle technique, le CSC (Conseil supérieur de la communication, ndlr), mais aussi en lien avec le ministère de l’Administration territoriale et de la Sécurité intérieure, qui est notre organe de tutelle administrative. Lorsque nous sommes notifiés d’une forme de radicalisation à un endroit, où il y a par exemple des tracts extrémistes qui sont distribués, nous devons faire le déplacement. Nous n’avons pas encore reçu de budget pour fonctionner, donc tout cela reste théorique pour le moment. Mais nous avons bon espoir que les choses changent avec la « dynamisation » de l’Observatoire, décidée mercredi dernier en Conseil des ministres.
Une fois sur place, comment comptez-vous procéder pour « raisonner » ceux qui s’adonnent à des pratiques extrémistes?
Notre chance, c’est que toutes les confessions sont représentées au sein de l’Observatoire. Parmi nos dix membres, il y a quatre musulmans, deux protestants et deux catholiques (ainsi qu’un représentant du CSC et un autre du ministère de la Sécurité, ndlr). Si on a les moyens de notre action, on devrait donc aller sur le terrain, réunir les acteurs ou bien échanger avec eux individuellement, et si c’est possible effectuer un travail de médiation ou de prévention pour les empêcher d’attaquer les autres religions, de les mépriser et de prôner l’intolérance. Je pense qu’il faudra d’abord susciter la confiance et démontrer que nous ne sommes pas le suppôt de quelque puissance ou de quelque idéologie antireligieuse. Si après ça, les choses rentrent dans l’ordre, on aura gagné. Sinon, nous ferons un rapport au ministère de tutelle, qui prendra ses responsabilités afin de prévenir toute atteinte à l’ordre public.
Certains considèrent le terrorisme comme un phénomène extérieur. Cependant, n’y a-t-il pas un terreau favorable à son implantation durable au Burkina, et une multiplication des attentats n’est-elle pas à craindre ?
C’est de l’ordre de la possibilité. Il ne faut pas faire preuve d’angélisme. C’est vrai que chacun est fier de sa nation, mais je suis très réaliste et je dis qu’on n’est pas sur une île heureuse. Dans une même famille, il y a souvent des musulmans, des catholiques et des protestants. On fréquente les mêmes espaces, mais ce dialogue est plus naturel que le fruit d’une réelle volonté. Comme tous les pays, nous sommes réceptifs à tous les courants et je ne vois pas en quoi le Burkina serait une exception. Il suffit que deux personnes se radicalisent. Deux sur 17 millions, c’est peu, mais ils auraient déjà une capacité de nuisance terrible. C’est un courant très minoritaire, mais il existe bel et bien. Je n’en ai pas la certitude, mais il doit y avoir des cellules dormantes ici.
Qu’entendez-vous par cellules dormantes ?
Ce sont des gens qui adhèrent aux thèses radicales, mais le contexte n’est pas encore favorable pour qu’ils se radicalisent. J’ai remarqué qu’à chaque crise, les positions s’extrémisent et qu’il y a une dissolution des liens là où tout allait très bien avant. Pour l’instant, le contexte ne permet pas l’expression de ces opinions. Il suffirait d’une crise, d’un élément exogène pour bousculer cet équilibre très fragile et que chacun se réfugie dans les extrêmes.
A quel « élément exogène » pensez-vous ?
Des attentats par exemple. Ceux qui viennent de se produire ont été bien appréhendés, mais si la situation se répétait, ce pourrait être l’étincelle qui va enflammer… Je n’ose pas envisager le pire, mais nous ne sommes pas à l’abri. Le cynisme de ces terroristes, c’est de réussir à déconstruire notre cohésion sociale pour créer le désordre. Ce serait vraiment leur victoire s’ils arrivent à nous faire douter et si on commence à se méfier les uns des autres. Si on répond à la haine par la haine, ils auront gagné. Il faut à tout prix qu’on reste vigilants pour ne pas qu’ils aient de relais à l’intérieur de la société burkinabè.
La pauvreté, le chômage et l’analphabétisme ne sont-ils pas des facteurs qui rendent les Burkinabè particulièrement vulnérables à cet endoctrinement ?
Oui, tout ce que vous citez là est juste. Je crois qu’il y a également un sentiment d’injustice, et quelquefois l’absence de l’Etat. On a des Etats débordés qui ne peuvent pas garantir partout la sécurité, mais surtout leur présence à travers des structures sociales et éducatives. Si vous abandonnez une région sans centre de santé ni opportunité d’emploi, ses habitants vont se sentir marginalisés. Dans ces conditions, le réflexe est le repli identitaire, et c’est ainsi que des populations deviennent des proies faciles. C’est la responsabilité de l’Etat, mais en fin de compte c’est la responsabilité de tout le monde de travailler à plus de justice. Les jeunes sont très impatients face aux injustices, et cette impatience est exploitée par les extrémistes qui vouent un grand mépris à l’Etat. Pour eux, la structure étatique est une création occidentale, et la démocratie représente l’occidentalisation des sociétés africaines.
Avez-vous l’impression que les autorités ont pris conscience du danger ?
Oui, et cela bien avant les attentats du 15 janvier, même si c’est cet événement qui a permis de réagir de façon énergique. Les services de renseignement étaient certainement plus vigilants, mais il n’y avait pas d’autres signes apparents que les mesures que les pays étrangers prenaient pour leurs ressortissants ici. On voyait que la zone rouge s’étendait sur la carte du Burkina, mais avant les attentats les Burkinabè pensaient qu’ils pouvaient aller partout sans problème. Maintenant, on réfléchit à deux fois avant de voyager.
Quels conseils donneriez-vous aux populations pour qu’elles préviennent également ces processus de radicalisation ?
Je pense qu’il faut instaurer des comités de dialogue dans chaque groupe religieux, afin que chacun prenne en charge ses extrémistes, ou ses potentiels extrémistes. Comme la laïcité interdit à l’Etat d’aller voir ce qu’il se passe au sein des églises, des temples et des mosquées, les communautés elles-mêmes doivent être vigilantes. Mais il faut faire très attention sur ce terrain, car la frontière entre vigilance et délation est très mince.
Propos recueillis par
Thibault Bluy
Retranscription :
Aboubacar Dermé (stagiaire)