Les vieux démons de la sécession biafraise qui avaient ensanglanté le Nigeria entre 1967 et 1970, sont-ils en train de se réveiller ? Cette question mérite d’être posée aujourd’hui au pays de Muhammadu Buhari. En effet, une manifestation pour l’indépendance du Biafra a été dispersée par l’armée ce 18 janvier à Aba, dans le Sud-Est du pays. Au moins deux personnes ont été tuées à cette occasion, selon une source médicale. L’élément déclencheur de cette velléité indépendantiste est l’arrestation, en octobre dernier, de Nnamdi Kanu, directeur de Radio Biafra. Les autorités reprochent à ce personnage charismatique d’être à la tête d’une organisation interdite qui milite pour la création d’une République du Biafra. Le président Buhari est allé jusqu’à le comparer à un terroriste. Si tel est le cas, l’on peut craindre le pire pour le Nigeria.
Certaines élites politiques de l’Afrique post-indépendance ont surfé sur le sentiment communautaire
En effet, une sécession du Sud-Est du pays viendrait apporter le coup de grâce à ce pays rendu déjà malade par la corruption endémique et les attaques barbares au quotidien de la secte islamique Boko Haram. De ce point de vue, l’on peut dire que le président Buhari est entre deux volcans. Le volcan djihadiste au Nord dont les coulées de lave dévastent tout sur leur passage, et le volcan sécessionniste du Biafra en passe de se réveiller et dont l’épicentre pourrait être Aba dans le Sud-Est du pays où des manifestants, depuis l’arrestation de Kanu, se sont
ouvertement engagés à marcher sur les traces du colonel Ojukwu, du nom de cet officier Ibo qui, entre 1967 et 1970, avait été la figure emblématique du mouvement sécessionniste biafrais. Et le souvenir de cette guerre civile qui avait été une véritable tragédie pour le pays, hante encore les esprits. Dès lors, l’on peut comprendre que le président Buhari ait décidé de garder Kanu en détention, alors que la Justice avait ordonné sa libération sous caution en décembre dernier. Mais, ce faisant, le pouvoir nigérian risque de le faire passer pour un héros aux yeux des siens et par conséquent, de radicaliser les velléités sécessionnistes de toute une région qui, depuis l’assassinat du général Ironsi en 1966, se sent mal aimée du gouvernement fédéral. En réalité, le peuple Ibo n’est pas le seul à avoir ce sentiment dans la partie « utile » du Nigeria. L’on peut, à titre d’illustration, citer le cas des populations Ogoni dont le leader Ken Saro-Wiwa avait été exécuté par le général Sani Abacha en 1995. Tous ces soubresauts indépendantistes, peut-on dire, résident dans le fait qu’au Nigeria, comme d’ailleurs dans bien des pays africains, le sentiment d’appartenance à une région ou encore à une ethnie est plus développé chez les populations, que celui d’appartenir à une nation qui suppose une unité historique, linguistique et culturelle. Et certaines élites politiques de l’Afrique post-indépendance ont surfé sur ce sentiment communautaire pour conquérir le pouvoir. Cela dit, l’on pourra se poser la question essentielle suivante : qui a intérêt à ce que le Biafra s’engage sur la voie de la sécession aujourd’hui ?
L’on peut y répondre à deux niveaux. D’abord, au plan intérieur, l’on peut parier que ceux qui caressent le rêve d’un Biafra indépendant sont nombreux dans la région du Sud-Est.
L’enjeu ici est économique et le pétrole du Biafra en vaut la chandelle
Cet état d’esprit qui remonte pratiquement aux premières heures de l’indépendance du pays, n’a jamais faibli malgré les nombreuses répressions militaires qui se sont toujours abattues sur la région. Le point culminant de cette répression avait été atteint entre 1967 et 1970 sous le général président Yacubu Gowon. Ce dernier, pendant cette période noire de l’histoire du Nigeria, n’avait eu aucun scrupule à massacrer les populations de la région pour contrer le colonel Ojukwu. Et cela, les Ibo ne l’oublieront jamais. Par ailleurs, les Ibo vivent avec la frustration que les richesses de leur sous-sol profitent plus aux autres. En plus de cela, ils ont le sentiment que sur le plan politique, ils subissent le diktat du Nord musulman. D’ailleurs, l’on peut se demander pourquoi c’est sous le nordiste musulman Buhari que l’on assiste à cette résurgence sécessionniste biafraise. Le sous-sol du Biafra regorge de pétrole. Deuxième niveau d’explication : pour pouvoir mettre la main sur cette manne, des pays pourraient ne pas hésiter à instrumentaliser les frustrations des populations pour financer une guerre civile au Nigeria. Ces pays l’ont déjà fait en prenant fait et cause pour le colonel Ojukwu. L’enjeu donc ici est économique et le pétrole du Biafra en vaut la chandelle. En la matière, on le sait, la morale n’est pas de mise. C’est pourquoi le président Buhari doit tout faire pour ne pas tomber dans leur piège. Et la meilleure manière de le faire est de ne laisser aucune communauté en dehors de la gestion du pouvoir et de faire en sorte que tous les Nigérians et toutes les Nigérianes profitent des rentes de la manne pétrolière. C’est en cela qu’il apportera la preuve qu’il est le président de tous les Nigérians. Du même coup, il coupera l’herbe sous les pieds de tous ceux qui ont intérêt à ce que le rêve naguère porté par le colonel Ojukwu, soit une réalité aujourd’hui.
« Le Pays »