S’il est un fait pour lequel l’on peut tirer son chapeau à la Transition burkinabè, c’est bien le traitement judiciaire réservé au dossier Thomas Sankara. Malmené pendant vingt-sept ans par le régime Compaoré, le dossier, à la faveur de l’insurrection populaire d’octobre 2014 qui a vu la chute et la fuite de celui que beaucoup considèrent comme le bourreau de son ami et frère d’armes, a connu en un an plus d’avancées qu’en trois décennies de règne de l’ex-homme fort du Burkina. Comment pouvait-il en être autrement, quand on sait que dès son discours inaugural, le président de la Transition, Michel Kafando, avait décidé, hic et nunc et illico presto, de la réouverture dudit dossier et s’était engagé à tout mettre en œuvre pour que justice soit rendue à l’enfant de Téma Bokin ?
Beaucoup de Burkinabè restent dubitatifs quant aux résultats infructueux des tests d’ADN
Un an plus tard, le moins que l’on puisse dire, c’est que le dossier a connu des avancées notables avec notamment la réouverture de la tombe du leader de la Révolution d’août 1983, l’autopsie des reliques, l’expertise balistique et même la réalisation de tests d’ADN pour, comme le soutient son Conseil, « avoir la certitude que les ossements retrouvés sont ceux du président Thomas Sankara ». Et ce n’est pas tout, puisqu’après l’inculpation de plusieurs personnes dont des militaires de l’ex-Régiment de sécurité présidentielle et surtout du général Gilbert Diendéré, bras droit et ex-chef d’état-major particulier de Blaise Compaoré et présumé chef du commando qui a exécuté Thomas Sankara, la Justice militaire du Burkina vient de rendre publique l’émission d’un mandat d’arrêt international contre l’exilé d’Abidjan. Ce, au moment même où tombaient les résultats des tests d’ADN effectués en France, qui se sont par ailleurs révélés infructueux. De quoi semer encore, en ce qui concerne ces tests d’ADN, le doute dans l’esprit de beaucoup de Burkinabè quant à l’aboutissement heureux de ce dossier qui n’a eu que du plomb dans l’aile, pendant tout le règne de Blaise Compaoré. Cette méfiance de cette catégorie de Burkinabè est renforcée par le fait que de nombreux écrits et témoignages ont fait état de complicités extérieures qui impliqueraient, entre autres, des pays comme la France, la Côte d’Ivoire, le Togo voire les Etats-Unis dans l’assassinat du père de la Révolution burkinabè. C’est pourquoi l’on ne peut s’empêcher de penser que malgré les avancées notables du dossier, de Paris à Abidjan, le chemin risque d’être encore long pour la manifestation de la vérité. Et pour cause. L’implication supposée où réelle de ces deux capitales pourrait être une montagne à soulever pour que la vérité se manifeste. Surtout que l’une et l’autre ont, d’une certaine façon, un rôle dans ce procès : Paris dans l’analyse des tests d’ADN et Abidjan dans l’exécution du mandat d’arrêt international émis contre le principal mis en cause.
C’est pourquoi, avec toutes les avancées technologiques de l’ère contemporaine, beaucoup de Burkinabè restent dubitatifs quant aux résultats infructueux des tests d’ADN menés en France. Car, pensent-ils, même si comparaison n’est pas raison, si la science a pu faire parler des cadavres multiséculaires, telles les momies de certains pharaons d’Egypte ou même des reliques d’animaux préhistoriques, il n’y a pas de raison que les restes du père de la Révolution burkinabè et ses compagnons d’infortune, qui ne sont vieux que d’un quart de siècle à peine, rechignent à dévoiler tous leurs secrets.
Les autorités de la Transition ont montré suffisamment de gages de leur engagement à faire avancer le dossier
De là à vouloir demander des contre-expertises à n’en pas finir, il y a peut-être un pas à ne pas franchir pour ne pas risquer de noyer ce dossier hautement sensible. D’autant plus que, de l’avis même des avocats de la famille, « le rapport sur les tests d’ADN ne saurait être un obstacle à la poursuite de la procédure ».
Quant aux autorités d’Abidjan, elles doivent être dans une situation encore plus embarrassante, d’autant plus que ce mandat d’arrêt contre leur protégé arrive au moment où les répliques du coup d’Etat manqué du général Diendéré contre la Transition burkinabè, dans lequel un personnage-clé comme le président de l’Assemblée nationale ivoirienne est soupçonné d’avoir trempé, ne sont pas terminées. Aussi, entre la volonté de protéger un ami à qui il doit reconnaissance et celle de montrer patte blanche afin de préserver des relations de bon voisinage, l’équation ne semble pas aussi facile à résoudre pour Alassane Ouattara. Ce qui fait de Blaise Compaoré, un hôte bien encombrant pour lui. D’autant plus que le président ivoirien ne perd certainement pas de vue que dans la crise postélectorale de 2011, la Côte d’Ivoire a eu à bénéficier de la coopération judiciaire de certains pays, dans l’exécution des mandats d’arrêt qui avaient été délivrés par la Justice ivoirienne à l’encontre de certains pro-Gbagbo.
En tout état de cause, si Blaise Compaoré lui-même avait une bonne dose de patriotisme, il devrait pouvoir se mettre, de lui-même, à la disposition de la justice de son pays, comme l’a fait le président kényan, Uhuru Kenyatta en se présentant himself à la Cour pénale internationale (CPI) en son temps, pour aider à la manifestation de la vérité. Surtout s’il n’a rien à se reprocher.
Mais il ne faut pas rêver. En effet, de l’émission de ce mandat d’arrêt à la comparution effective de Blaise Compaoré devant le juge militaire burkinabè, il y a du chemin. Surtout que, de l’avis des autorités de la Transition burkinabè elles-mêmes, le dossier Sankara est lourd. Toutefois, en se fondant sur l’avis du Conseil de Thomas Sankara selon lequel « le rapport sur les tests d’ADN ne saurait être un obstacle à la poursuite de la procédure », l’on peut nourrir aussi l’espoir qu’une extradition ou pas de Blaise Compaoré ne saurait être un obstacle à la procédure en cours. Et il faut souhaiter que la Justice burkinabè aille jusqu’au bout, avec les éléments qu’elle a, pour que le dossier connaisse un épilogue heureux. En tout cas, les autorités de la Transition ont montré suffisamment de gages de leur engagement à faire avancer ce dossier dans le bon sens. Il appartiendra désormais au gouvernement du président Roch Marc Christian Kaboré, qui s’apprête à prendre le relais, d’œuvrer à démêler l’écheveau, à la hauteur des attentes des familles des victimes et de tous les Burkinabè épris de justice. Toutefois, avec toutes ces implications internationales supposées ou réelles, il n’est pas exclu qu’on aboutisse finalement à une justice a minima. Dans tous les cas, même avec une éventuelle comparution de Blaise Compaoré, beaucoup de Burkinabè risquent de rester sur leur soif dans ce dossier opaque. Alors, saura-t-on jamais la vérité et toute la vérité dans cette affaire Sankara? L’histoire nous le dira. Mais pour l’heure, il est permis d’en douter.
« Le Pays »