« Le Pays » : Le régime togolais est actuellement aux abois, cela n’est-il pas dû au fait qu’il y a un relâchement des principes des accords signés à Ouagadougou entre l’opposition et le pouvoir ? Le dialogue qui était prévu par le médiateur Blaise Compaoré n’est-il pas remis en cause ?
Petchezi Essodeina : Merci pour la question. Tout d’abord, le régime n’est pas aux abois, parce que le pays n’est pas en crise. Mais comme dans tous les pays, il y a des défis et le gouvernement togolais essaie de les relever dans le sens de la responsabilité tout en étant à l’écoute de ceux qui ont des points de vue divergents, puisque c’est leur rôle. Il y a des partis politiques au sein de l’opposition qui estiment que les choses auraient dû se faire d’une autre façon. Aussi, le régime n’est pas aux abois pour la simple et bonne raison que c’est lui qui a pris l’initiative d’engager un certain nombre de réformes pour asseoir la démocratie au Togo et faire en sorte que la relance économique puisse vraiment atteindre un niveau devant permettre au pays de se lancer sur la base de l’émergence économique.
Voilà les deux grands aspects sur lesquels le gouvernement est en train de travailler. En ce qui concerne le premier volet qui est le dialogue inclusif avec tous les acteurs, c’est vrai qu’en 2006 le président du Faso avait été sollicité et il avait aidé les Togolais à parvenir à un accord politique global. Cela concernait beaucoup d’aspects liés à l’ancrage de la démocratie au Togo, à la gestion des affaires de la cité. Disons que cet accord avait préconisé qu’un certain nombre de réformes soient engagées pour aller à l’alternance politique. Et ce sont justement ces réformes qui ont été mises en œuvre depuis 2010, parfois sans aucune contestation de la part de certains partis de l’opposition. Mais, certains aspects de ces réformes suscitent beaucoup plus de passions. Je pourrais citer par exemple des mesures telles que la réforme de la Commission nationale des droits de l’Homme qui a été faite sans trop de difficultés, la Cour constitutionnelle, la Haute autorité de l’audiovisuelle et de la communication. La peine de mort a été supprimée et il y a un certain nombre de réformes qui sont en train d’être élaborées mais, sur certains aspects, il y a des crispations.
Lesquelles ?
Par exemple, sur le cadre électoral, l’Accord politique global de Ouagadougou (APG) avait demandé que le cadre électoral soit amélioré. Pour cela, le gouvernement a pris des mesures pour un découpage électoral qui tienne compte de l’évolution démographique du Togo. C’est pour cela qu’il y a quelques mois, l’Assemblée nationale avait voté une loi pour que le nombre de députés qui était de 81 passe à 91. Malheureusement, cette disposition a suscité beaucoup de controverses. Les principaux partis de l’opposition ne disent pas que le nombre qui a été choisi n’est pas bon, mais que cette mesure n’a pas été adoptée de façon consensuelle. Le gouvernement qui est plein de bonne volonté, a décidé de discuter avec tous les acteurs politiques afin de pouvoir parvenir à un accord sur le sujet. Malheureusement, certains partis n’ont pas voulu s’associer au dialogue et ceux qui sont venus ont convenu avec le gouvernement de garder le nombre de députés à 81 comme de par le passé, à la seule exception de la ville de Lomé qui connaît une expansion démographique énorme et qui aura deux députés. Ce qui va donner 83 députés à l’Assemblée nationale togolaise au lieu de 91 comme initialement prévu. Voilà un certain nombre de sujets qui suscitent la controverse. Il y a également le nombre de mandats pour la fonction présidentielle. En 1992, la Constitution qui avait été adoptée prévoyait que le chef de l’Etat soit élu pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. En 2002, ce verrou a été levé pour dire simplement qu’il est éligible sans fixer une limitation de mandats. A l’issue des discussions de l’Accord politique global (APG) signé ici à Ouaga à la faveur du dialogue de la classe politique, il a été décidé de revenir à cette disposition, à savoir que, désormais au Togo, le chef de l’Etat sera élu pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. Mais, il y a les questions subsidiaires qui se posent. Comme vous le savez, en 2015, il y aura l’élection présidentielle. Donc, la grande question est de savoir si le chef de l’Etat actuel peut se présenter à la prochaine élection. Cette préoccupation suscite des débats au sein de la classe politique togolaise. Au niveau du gouvernement, on ne se prononce pas sur le sort individuel du chef de l’Etat, mais on réaffirme le même principe de base qui est que dans tous les pays démocratiques, la loi ne dispose que pour l’avenir. Donc, ce retour à deux mandats va s’appliquer pour l’avenir ; il y a pas de rétroactivité. D’autres formations politiques militent pour une autre approche et souhaitent que cette mesure soit appliquée immédiatement. Voilà des enjeux qui traduisent bien la vitalité de la vie démocratique togolaise.
Pascal Dotchevi : Dans l’APG de Ouagadougou, il était aussi question du mode de scrutin. L’opposition avait opté pour le scrutin de liste. Je crois qu’avec l’expérience de 2007, elle s’est rendu compte que cela ne l’arrangeait pas. Aujourd’hui, l’une des revendications de l’opposition est qu’on revienne à un autre mode de scrutin que celui de liste. Toutes ces revendications ne peuvent trouver des réponses que dans un cadre de dialogue. Le problème qu’on a aujourd’hui au Togo, c’est qu’il y a une partie de l’opposition qui refuse le dialogue. Sinon, le souhait du gouvernement est de trouver un consensus à toutes les préoccupations qui concernent la vie de la nation. Mais à chaque fois, il y a une partie de l’opposition qui refuse d’aller au dialogue. Du coup, nous sommes dans une impasse qui fait que certains estiment que le régime est répressif et veut bloquer à chaque instant les manifestations de l’opposition. Mais en réalité, il n’en est rien. Au Togo, nous sommes dans une situation assez particulière ; à l’approche des élections, c’est difficile d’aller discuter avec le régime. Il y a des partis qui cherchent à surfer sur cette façon de concevoir la démocratie. La base estime qu’un parti qui n’a jamais discuté avec le pouvoir est le parti le plus démocratique de l’opposition radicale. Aujourd’hui, il y a une partie de l’opposition qui refuse d’aller au dialogue. Parce que si tu y vas en ce moment précis, à quelques semaines des élections, tu risques de te faire griller. Cette virginité, beaucoup de partis préfèrent la garder et pouvoir aller aux élections pour montrer ainsi à la population qu’ils n’ont jamais eu affaire au pouvoir. Et de cette façon, ils sont les meilleurs à même de diriger le pouvoir.
Petchezi Essodeina : Malgré ces difficultés, les institutions républicaines fonctionnent bien. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’opposition mise trop sur l’agitation dans la rue pour capter toute l’attention et donner le sentiment que le pays est paralysé alors qu’il n’en est rien. L’impression qu’on a de certains médias internationaux, c’est comme si le pays était à feu et à sang. Le pays n’est pas du tout dans une impasse. Il y a certes des désaccords que le gouvernement tente de désamorcer par le dialogue. Du reste, je note qu’à l’issue du dialogue qu’a eu le Premier ministre la semaine passée, l’Union africaine a fait un communiqué pour féliciter les avancées qui ont été obtenues.
Est-ce que le gouvernement prend les dispositions nécessaires pour avoir une situation apaisée ? Par exemple, en créant des situations pour permettre des marches pacifiques sans affrontement entre les manifestants et les forces de l’ordre, comme on a eu l’habitude de le voir ces derniers jours dans les rues de Lomé. Cela pourrait instaurer un début de confiance qui amènerait les deux parties à aller au dialogue…
Petchezi Essodeina : Dans tous les pays démocratiques, les libertés publiques s’exercent dans le respect de la loi. Pour revenir au cas du Togo, il faut savoir que le 16 mai 2011, une loi a été adoptée pour alléger le régime et qui régit les manifestations sur la voie publique. Mais il faut signaler qu’avant l’adoption de cette loi, pour manifester, il fallait avoir une autorisation préalable des autorités compétentes. Mais de nos jours, ce n’est plus le cas ; il suffit simplement de déclarer cette manifestation cinq jours à l’avance pour que ceux qui sont en charge de la sécurité puissent prendre les dispositions qui s’imposent. Malheureusement, qu’est-ce qu’on a observé en juin 2012 ? Il y a une première vague de manifestations où les gens avaient respecté les formalités mais, au cours des manifestations, ils ont fait des casses. Il y a beaucoup de badauds qui se sont joints à eux et qui ont agressé des passants, détruit des commerces et emporté beaucoup de biens. Dans cette situation, le gouvernement est revenu vers les organisateurs pour leur dire qu’ils avaient le droit de manifester mais qu’il faudrait les organiser pour que cela soit pacifique. A partir de ce moment, le gouvernement a décidé de réglementer les prochaines marches en délimitant des itinéraires. Malheureusement, les organisateurs, animés par d’autres objectifs, ont voulu engager un bras de fer et c’est ce qui a créé les échauffourées. Vous conviendrez avec moi que la liberté de soi commence là ou s’arrête celle des autres. Par conséquent, il faut permettre aux autres qui ne marchent pas de vaquer tranquillement à leurs occupations.
Pascal Dotchevi : Pour corroborer ce qu’il a dit, c’est que des gens ont des objectifs probablement bien visés. Mais depuis 2010, chaque samedi, il y a un groupe d’opposants à la tête de l’ANC, parti d’opposition radicale dirigé par Jean- Pierre Fabre, qui manifeste tous les samedis à Lomé sans accroc, parce qu’il respecte la loi.
Petchezi Essodeina : A la limite, je crois que l’opposition veut que les manifestations dégénèrent pour avoir un prétexte de ne pas aller aux discussions. En réalité, c’est ce qui se passe.
Dans cette situation d’impasse, est-ce que les élections à venir vont se tenir dans les délais prévus par le gouvernement ?
La Cour constitutionnelle avait, sur saisine du président de la République, donné un créneau en disant que les élections devaient se tenir entre le 11 octobre et le 12 novembre 2012. C’est vrai que le temps avance et que l’idéal serait de respecter ce délai constitutionnel, mais à l’impossible nul n’est tenu. Le moment venu, des discussions seront engagées avec l’ensemble de la classe politique pour voir ce qu’il faut faire pour organiser les élections dans de bonnes conditions, tout en respectant les délais constitutionnels.
Quel est le contenu de la loi relative à l’article 59 de la Constitution togolaise ?
Petchezi Essodeina : La nouvelle loi qui vient d’être adoptée dispose pour l’avenir. Puisque dans le système démocratique, la loi ne dispose que pour l’avenir, elle ne remet pas en cause le droit acquis. Ayant été réélu en 2010, le chef de l’Etat Faure Gnassingbé a le droit d’aller jusqu’en 2015 sans qu’aucune disposition ne puisse lui faire perdre le bénéfice de ce droit. Donc, s’il y a une mesure qui vient changer les règles du jeu, elle ne doit disposer que pour l’avenir. En clair, la loi sera appliquée, à savoir qu’en 2015, tous les candidats qui sont éligibles, qui respectent toutes les conditions prescrites par la loi et qui répondent entièrement aux conditions, il n’y a pas de raison qu’on écarte qui que ce soit parce qu’il a déjà fait cinq ou six ans à la tête de l’exécutif togolais.
Donc, Faure a le droit de se représenter en 2015 ?
Petchezi Essodeina : On ne peut pas dire qu’il est interdit à Faure de se présenter. Le moment venu, c’est lui qui se prononcera en fonction de son bilan, de sa vision. Mais il ne faut pas anticiper en disant que Faure sera candidat car c’est une décision personnelle et individuelle. Seulement, nul ne peut en ce moment se prévaloir de la loi pour dire que vous ne pouvez pas vous présenter parce que la loi dit que c’est un mandat renouvelable une seule fois. Voilà la nuance. La décision de se présenter ou de ne pas se présenter est complexe. Ce n’est pas parce que la loi vous autorise que vous pouvez vous présenter. Seulement, on fait en sorte qu’il n’y ait pas de mesures qui ciblent des individus.
Comment appréciez-vous le travail fait par la presse dans votre pays ?
Petchezi Essodeina : La presse togolaise, si je ne m’abuse, est la mieux lotie dans la sous-région en termes de liberté puisque les délits de presse ont été dépénalisés et, du coup, on est parti d’une presse assez policée en 1990 à une presse assez libre. Si vous faites un tour dans les villes du Togo, vous verrez le ton de la presse et vous serez étonné. Vous constaterez que vous êtes libre de dire ce que vous voulez mais, parfois, les gens en abusent. Est-ce que la presse accompagne le processus de la démocratie ? Je crois qu’il serait bon que vous puissiez en juger vous-même en faisant un tour à Lomé ou sur le Net. En tout cas, la presse togolaise est libre.
Pascal Dotchevi : La presse togolaise est passée d’un extrême à l’autre. Avant les années 1990, sous l’emprise du parti unique, la presse était assez limitée. Nous sommes dans un processus où toutes les institutions sont appelées à évoluer et j’espère qu’un jour, s’il plaît à Dieu, on atteindra un point d’équilibre où la presse va s’émanciper des pouvoirs politiques pour faire son travail d’investigation, d’information des citoyens de façon libre et affranchie et c’est en ce moment-là qu’on va pouvoir dire que la presse contribue à l’ancrage de la démocratie au Togo.
Comment expliquez–vous que malgré les efforts fournis par le gouvernement pour sortir de cette crise, les gens aient toujours une mauvaise image du régime ?
Petchezi Essodeina : C’est un véritable défi. Et c’est peut-être là que la presse pourrait un jour contribuer à mettre les choses à l’endroit. Je crois que depuis 2005, le Togo est vraiment engagé dans des réformes profondes. Malheureusement, ceux qui s’en félicitent le mieux, ce sont les partenaires étrangers, les organisations en charge de l’aide au développement qui se rendent bien compte de la manière dont les choses sont gérées différemment. A l’intérieur du pays, disons que pour des raisons politiques et politiciennes, certains travaillent à donner le sentiment que rien n’a changé. Malheureusement, ils ont des atouts puisqu’ils ont la comparaison très facile. A la moindre difficulté, il suffit de dire que c’est le fils d’un tel donc, il fait toujours comme son père et rien n’a changé. Or, du point de vue de la gouvernance politique et économique, je crois pouvoir vous dire que tous les observateurs politiques togolais avisés peuvent vous dire que les changements sont profonds et réels. Pour la gouvernance économique par exemple, le Togo a atteint le point d’achèvement de l’initiative des Pays pauvres très endettés (PPTE) en 2010. Cette performance n’est réalisée qu’à l’issue d’un processus d’assainissement rigoureux des recettes publiques. Tous les partenaires au développement qui avaient quitté le pays en un moment donné sont revenus et sont prêts à accompagner le Togo dans ses efforts pour le développement.
Malgré tout, des difficultés demeurent pour parvenir à un dialogue inclusif
Petchezi Essodeina : Non, je ne dis pas qu’il n’y a pas de difficultés. Je dis simplement que ceux qui s’acharnent au quotidien pour résoudre ce problème souffrent ou bien ne sont pas suffisamment accompagnés par ceux qui sont chargés de faire des critiques constructives. Le gouvernement se fait le devoir d’être attentif au vu des gens qui s’expriment et c’est pour cela qu’on organise périodiquement des dialogues pour mettre tout à plat et voir ce que pensent les uns et les autres de la façon de gérer certains défis nationaux. Malheureusement, beaucoup considèrent que venir discuter, c’est se compromettre ; donc, ils préfèrent rester à côté et critiquer aveuglément tout ce qui se fait.
Pascal Dotchevi : Je peux vous dire que depuis 2006, le visage de Lomé a changé. Les rues sont refaites, l’électricité est en quantité suffisante. Au niveau de l’agriculture, on a atteint l’autosuffisance alimentaire au point d’exporter des céréales vers le Mali et le Niger. Il y a des efforts à faire, certes, au niveau social. Le SMIG a été pratiquement doublé mais la pauvreté est toujours là. Mais c’est une quête permanente et il faut améliorer les conditions de vie des populations. Vous conviendrez avec moi que nous avons passé le plus de temps à parler des questions politiques que du développement du Togo.
Petchezi Essodeina : Pour conforter ce qu’il a dit, par exemple, le président Faure a créé un nouveau parti dans le souci de transcender un certain nombre de choses qui se faisaient avant. Avec ce nouveau parti, il entend imprimer une nouvelle façon de faire la politique au Togo. Plutôt que de saluer cette démarche, les gens disent qu’il a créé un nouveau parti pour s’éterniser au pouvoir. Alors que ce parti vise tout simplement à élargir la base et à associer tout le monde dans la construction du Togo.
Est-ce qu’en créant ce nouveau parti, l’objectif n’était pas de mettre sur la touche certains caciques du régime qui pourraient avoir des intentions présidentielles ?
Petchezi Essodeina : Disons qu’il n’y a pas de mal à vouloir réformer un parti ou à vouloir mettre fin à une certaine façon de gérer le pouvoir. C’est cela même l’essence de la politique. La politique, c’est l’art du possible, c’est la capacité à anticiper, à prendre les devants pour opérer des changements positifs. S’il se rend compte qu’il y a un héritage qui est lourd et qui l’empêche de gouverner et de réaliser la vision qu’il a pour le Togo, eh bien, il est libre de pouvoir créer le cadre qui lui permettra de réaliser les promesses qu’il a faites en se présentant au suffrage des Togolais. Si le souci du président était uniquement le pouvoir, le statu quo l’arrangeait. C’est un vieux parti qui est bien implanté, qui a des relais dans toutes les campagnes et qui maîtrise l’appareil de l’Etat. Et beaucoup de personnes avisées disent qu’il a pris un risque énorme en créant ce parti. Parce que s’il s’agissait de garder le pouvoir, le meilleur moyen aurait été de garder le statu quo. Il met en péril son pouvoir et accepte de le mettre en jeu en partant sur de nouvelles bases pour pouvoir mieux faire pour le Togo. Il veut mettre le pouvoir au service des Togolais. Maintenant, les gens sont libres d’interpréter les choses comme ils veulent.
Pascal Dotchevi : J’aimerais soulever un paradoxe parce que les mêmes gens disent que c’est le fils du père, que rien n’a changé, et qu’il veut s’éterniser au pouvoir. Et quand il veut moderniser le pays, ce sont eux encore qui se plaignent.
Gnassingbé Eyadema (père) a fait 38 ans au pouvoir, son fils Faure Gnassingbé totalise à son actif 7 ans de pouvoir, soit un total de 45 ans de règne de la famille Gnassingbé au Togo. Est- ce que finalement le peuple togolais ne souhaite-t-il pas le départ des Gnassingbé du pouvoir ? En d’autres termes, ces dernières manifestations ne traduisent-elles pas une soif d’alternance ?
Petchezi Essodeina : Ce qu’il faut savoir, c’est que l’alternance dans les systèmes démocratiques n’est possible qu’à travers les urnes. L’alternance doit venir de la volonté des électeurs. Est-ce que le pays est mieux gouverné ? Est-ce qu’il y a un manquement aux respects des droits de l’Homme ? Ce sont des questions importantes à se poser et je crois pouvoir dire très modestement que la vision que développe le chef de l’Etat, c’est de faire en sorte que ce pays aille mieux dans tous les domaines du développement, qu’il atteigne des résultats qui lui permettent de viser l’émergence économique et que la démocratie soit une réalité au Togo. Maintenant, entre les objectifs qu’on s’est fixés et la réalité, il y a un grand pas à franchir. Pour ce qui concerne les droits de l’Homme, c’est un combat qui n’a jamais été atteint à 100% dans aucun pays. Mais des efforts sont faits quotidiennement pour améliorer, pour tendre vers les bonnes pratiques. A ce niveau, j’ai noté qu’il y a eu beaucoup de changements, des changements qui sont salués par les organisations internationales en charge des questions des droits de l’Homme. Je rappelle à ce sujet que le Togo est passé à Genève devant le Haut conseil des droits de l’Homme pour l’examen périodique et a reçu des encouragements. Parce que tout le monde se rend compte qu’il y a une nette différence entre hier et aujourd’hui. Cela dit, nous considérons encore une fois que l’opposition a un rôle à jouer dans la construction de la démocratie.
L’affaire Kpatcha Gnassingbé et Pascal Bodjona, ce sont deux poids lourds qui peuvent faire l’ombre au président actuel. Ils sont tous à l’ombre aujourd’hui pour des raisons différentes. Est-ce que ce sont des adversaires politiques qu’on a mis à l’ombre ou cela est vraiment justifié ?
Petchezi Essodeina : Je crois que ce sont des questions qui sont complexes. Quand on a pour métier celui de journaliste, il faut toujours travailler autour d’un certain nombre de fondamentaux. Nous sommes dans un contexte africain où malgré les combats qui sont engagés pour lutter contre l’impunité, nous sommes les mêmes à nous offusquer quand nous nous rendons compte que certains qui auraient dû ne pas être inquiétés comme tous les citoyens sont inquiétés par la Justice. La lutte contre l’impunité est un combat ingrat parce que quand cette lutte aboutit, en principe tout le monde doit applaudir.
Malheureusement, on est dans un schéma inverse. Je pense que la lutte contre l’impunité ne prend tout son sens que quand elle permet de soumettre à la rigueur de la loi des gens qui sont perçus comme pouvant être au-dessus de la loi. Quand des proches par le sang ou par des liens politiques, quand des proches du chef de l’Etat sont impliqués dans des procédures judiciaires, au plus profond d’eux-mêmes, nos concitoyens souhaitent qu’une force intervienne pour empêcher la Justice de faire son travail parce que ce n’était pas dans l’ordre des choses qu’un tout-puissant soit inquiété par la Justice. C’est possible que dans le cadre des luttes politiciennes, on s’organise pour renverser son adversaire, mais vous ne pouvez que vous en prendre à vous – même si vous prêtez le flanc dans cette situation en vous mettant dans des situations compromettantes. Si vous visez le pouvoir et que vous vous considérez comme un adversaire potentiel, il vous appartient d’être vigilant dans vos faits et gestes pour ne pas donner la possibilité à la Justice de vous inquiéter. Pour le cas de Kpatcha, c’est une atteinte à la sûreté de l’Etat, qui a été réglée par voie judiciaire : il y a eu un procès, il y a eu des témoignages contradictoires, il y a eu des aveux à la barre. La décision de la Justice a été rendue. Le droit de recours a été exercé, donc on est dans un schéma classique. Est-ce que vous auriez souhaité que la Justice ne fasse pas son travail parce que la personne inquiétée avait des liens de parenté avec le chef de l’Etat ? Je crois que la réponse est non. Dans l’affaire Pascal Bodjona, c’est une affaire présumée d’escroquerie internationale portant sur 48 millions de dollars, soit environ 24 milliards de F CFA. Des stratagèmes ont été mis en place pour mettre en confiance un homme d’affaires important qui a perdu beaucoup d’argent. Quand ce dernier pose plainte en citant certaines personnes qui se retrouvent dans l’entourage du chef de l’Etat, qu’est-ce que vous voulez ?
Qu’on demande à la Justice de ne rien faire parce que c’est un proche du chef de l’Etat ?
Où bien voulez-vous qu’on demande à la Justice de ne pas y toucher parce que si on y touche, les gens vont penser que c’est un règlement de comptes ? Les faits sont les faits et l’interprétation est libre.
Est-ce que pour cette action judiciaire engagée contre lui, Bodjona n’a pas été reconduit dans le gouvernement du Premier ministre Ahoomey – Zunu Séléagbodji Kwéshi ?
Petchezi Essodeina : Non, pas du tout. Je ne pense pas. La désignation des membres du gouvernement, le maintien ou la sortie sont des questions qui relèvent de l’acheminement politique. Il y a beaucoup de considérations qui entrent en jeu. Ce que je dois dire, c’est que le concerné est ministre depuis 2007 et l’affaire a éclaté beaucoup plus tôt. Je vais vous dire une chose : quand on est membre du gouvernement, la loi dit que vous ne pouvez pas être entendu par le procureur de la République, seule la Chambre d’accusation de la Cour d’appel peut vous entendre à condition que le chef de l’Etat l’autorise. Pendant toute la période où Bodjona était au gouvernement, le chef de l’Etat n’a jamais dit quoi que ce soit. Ce serait comme le livrer à la Justice. Mais les fonctions ministérielles sont des fonctions qu’on confie et il faut vous attendre à ce qu’elles se terminent un jour. Lorsque vous redevenez un simple citoyen, il faut être prêt à être entendu par la Justice. Comme exemple les anciens présidents français, Chirac et Sarkozy, qui ont été entendus par la Justice de leur pays. Comment voulez-vous que cela se passe dans les pays que nous envions et que chez nous, cela se passe autrement ?
Pascal Dotchevi : J’aimerais ajouter que si c’était vraiment pour se débarrasser des poids lourds, on ne verrait pas s’impliquer un Français qui a eu quand même à occuper de hautes fonctions dans son pays de par le passé. (ndlr : l’ex-P-DG du géant pétrolier français Elf, Loïk Le Floch-Prigent). J’imagine que la Justice a quand même des preuves assez suffisantes pour pouvoir interpeller le Français qui est actuellement entendu par la Justice togolaise. Je crois qu’il faut laisser la Justice faire son travail.
Petchezi Essodeina : Selon vous, à qui profite la politisation des affaires judiciaires ? Je ne réponds pas parce que la réponse découle d’elle-même. En tant que journaliste, notre devoir est de nous en tenir aux faits. Est-ce qu’il y a eu plainte pour escroquerie ? Est-ce que le nom de Bodjona a été cité ? Si c’est le cas, il faut que la Justice règle cette affaire mais, le plus important, c’est que le droit de la défense soit respecté.
Revenant sur Pascal Bodjona, nous avons vu à travers les images que c’était une arrestation assez spectaculaire…
Petchezi Essodeina : En quoi cette arrestation était-elle spectaculaire ?
On l’a vu menotté et embarqué comme un quidam. Est-ce qu’on ne pouvait pas lui donner une convocation pour qu’il vienne répondre ? En plus, pourquoi l’avoir arrêté à l’approche des élections législatives ?
Petchezi Essodeina : C’est votre opinion. Vous savez qu’en politique, ce n’est pas toujours le choix entre le bien et le mal. La politique, c’est parfois le choix entre le mal et le moindre mal. Ce que je veux dire, c’est tout simplement que vous avez confié une mission à quelqu’un et que ce dernier est en train de l’exécuter, de la réaliser. La mission que vous lui avez confiée est d’intérêt pour la nation. La Justice doit faire son travail et c’est dans l’intérêt de la nation qu’elle le fait. Donc, les gens doivent laisser les différents acteurs à qui ils ont confié des missions de faire leur travail.
Pascal Dotchevi : J’aimerais ajouter que les faits remontent avant que Bodjona ne soit ministre mais l’émirati n’a porté plainte seulement que l’année dernière. Par contre, la plainte contre Bodjona ne date que de depuis le mois d’août 2012. Même si le chef de l’Etat le savait, c’était difficile pour lui de le sortir sans une plainte de la victime.