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Train Ouagadougou-Banfora : une parenthèse d’éternité
Publié le jeudi 13 aout 2015  |  L`Observateur Paalga
Arrivée
© Autre presse par DR
Arrivée du train




Inaugurée en 1954, la ligne ferroviaire Ouagadougou-Abidjan (1 150 kilomètres) a été pendant plusieurs décennies un axe essentiel au désenclavement du Burkina Faso. Avec la privatisation en 1995 et la crise ivoirienne des années 2000, le fret a désormais pris le pas sur le transport de voyageurs. Pourtant, certains inconditionnels privilégient toujours le train au bus, certes moins rapide (36h au lieu de 16h) mais qu’ils estiment plus agréable et sûr. De Ouaga à Banfora, embarquement pour un voyage hors du temps.

Il y a les trains qui arrivent à l’heure et les trains qui partent en retard. Et puis il y a ceux, inclassables, sur lesquels le temps ne semble avoir aucune emprise.
Quand sont-ils arrivés, ces hommes qui attendent en rangs serrés, leur petit carnet jaune de vaccination à la main, devant le poste de douane?

Depuis combien de jours patientent ces enfants aux traits tirés, et ces femmes si chargées qu’elles semblent avoir passé la nuit dans le hall de la gare? Plusieurs dizaines de minutes avant le départ, tout le monde est déjà en place. Pas question de risquer de prendre le train en marche. La prochaine liaison pour Abidjan n’est prévue que dans trois jours.

8h59. Le coup de sifflet retentit. Les premiers wagons s’ébranlent. Les passagers se pressent aux fenêtres pour voir s’éloigner leurs familles restées à quai. Lentement, leur image s’estompe. Elle ne sera bientôt plus qu’un doux souvenir. La solitude du voyage s’installe.
Le convoi s’engage progressivement dans les faubourgs de la capitale.

Prudemment, il se fraie un chemin au milieu des détritus que les artères grouillantes de la ville ont expulsés dans ces marges délaissées. Les courses des enfants soulèvent la poussière des six-mètres. Les moteurs des deux-roues grondent à chaque passage à niveau. La locomotive fuit cette fureur, accélère, et atteint bien vite sa timide vitesse de croisière.

Les rails s’enfoncent dans la brousse. Les maisons en banco ont remplacé les constructions en dur. Au milieu des arbres à beurre (karités), des champs de mil, de maïs et d’arachides, ne subsistent que de petits groupes de cases éparses. La campagne défile comme un décor de cinéma. Des boeufs et des chèvres broutent çà et là, quelques ânes paissent.

L’hivernage s’est installé, et avec lui la période d’abondance. Les hommes travaillent la terre. Seule la sirène de la motrice vient troubler leur silencieuse quiétude. Alors, chacun suspend son activité, se redresse, et salue la rutilante machine et ses curieux voyageurs.

« Le vrai voyage, c’est la seconde classe »

Les paysages sont fidèles aux représentations que je m’en étais faites, mais pas vraiment l’atmosphère à l’intérieur du train. Où sont passés les compartiments bondés, les vendeurs surchargés et les bruyantes volailles dont j’avais entendu parler? Dans le silence des bancs clairsemés, j’aperçois un bagagiste songeur et décide de lui poser la question. Il m’explique que, suite à de nombreuses plaintes, les chargements trop importants sont désormais taxés et placés dans un wagon séparé.

Le jeune homme porte une barbe fine et des cheveux épais. Son regard tranquille inspire confiance. D’emblée, le courant passe, la discussion se noue. Il parle bas et sa voix souvent se perd dans les secousses de l’omnibus. Je parviens à comprendre qu’il se prénomme Issa. Cela fait plus d’un an qu’il a troqué son short et ses crampons de footballeur professionnel contre les chaussures de sécurité et la chemisette jaune de l’ASOPMA.

Deux fois par semaine, il accompagne les migrants jusqu’à la frontière ivoirienne, avant de revenir par le train d’Abidjan. Issa me détaille les dix arrêts jusqu’à Banfora : Koudougou, Batamda, Zamo, Sybi, Bagassi, Béréba, Dorosiamasso, Bobo-Dioulasso, Péni et Bérégadougou. « Il y a beaucoup de passagers qui montent à la première escale. Tu as bien fait de choisir la seconde classe. C’est là que se passe le vrai voyage, avec les cris des enfants et les marchands ambulants. »

« Vous prendrez bien une petite bière fraîche ? »

Dès le premier arrêt, les six wagons sont effectivement pris d’assaut. A l’extérieur, les vendeurs se bousculent pour être au plus près des vitres. Même pas la peine de descendre, tout est à portée de bras pour qui a besoin d’un sandwich, d’un sachet d’arachides, d’une mangue bien mûre, de coton-tiges ou encore de recharges téléphoniques.

A l’intérieur, les sièges se remplissent et Issa a du travail pour caler tous les nouveaux bagages. Les premiers conflits de place apparaissent. Les contrôleurs donnent de la voix pour sermonner les voyageurs montés sans billet. Le trajet s’anime.

12h30. L’heure d’aller se désaltérer au bar de la première voiture. Deux hommes sont déjà accoudés au comptoir. « Vous prendrez bien une petite bière fraîche ? » me demandent-ils gaiement. L’un me conseille la Bock de Côte-d’Ivoire, l’autre la Brakina du Burkina. Entre les deux pays, leurs cœurs balancent.

«Ça balance et ça rebalance», chanterait même Daouda, artiste ivoirien bien connu de ses frères du Nord. Visage rond et écouteurs vissés sur les oreilles, Saré travaille comme chauffeur à Ouaga depuis 25 ans. Silue, polo impeccable et regard pétillant, est instituteur à Bouaké. Les deux Ivoiriens viennent de faire connaissance. Ils sont voisins de siège.

« Il n’y a pas de doute, je préfère le train au bus. C’est plus convivial, moins dangereux, et au moins tu peux te défouler les jambes! » s’exclame Saré, qui emprunte la ligne tous les deux ans. « On rencontre des gens et on voit mieux les paysages », renchérit Silue. Arrivé par la route pour une semaine de vacances, il assure qu’il ne fera plus d’infidélité au chemin de fer.


Soudain, le cliquetis d’un verrou interrompt notre conversation. La porte derrière le bar s’ouvre avec méfiance. L’entrebâillement laisse échapper une bourrasque d’air climatisé. La pâle lueur d’images cathodiques permet de distinguer des rideaux tirés et quelques sièges molletonnés. La première classe. «Une prison», commentent Saré et Silue en rigolant. En finissant leur houblon, les deux joyeux drilles proposeront même de tourner un film pour projeter les réalités de la deuxième classe sur l’écran de la première!

Au hasard des déambulations chronocides

Je savoure encore quelques délicieux spaghettis en sauce, mijotés dans les marmites du wagon-bar, avant de regagner ma place. Jusque-là, le temps s’est étiré. Il va maintenant se rétrécir. Chacun cherche à s’occuper comme il peut. Les contrôleurs vérifient de nouveau chaque ticket, les policiers effectuent un contrôle d’identité général. Des femmes étendent leur drap sur le plancher et se recroquevillent entre les fauteuils. Certains lisent, d’autres téléphonent, écoutent de la musique, rigolent, regardent des films. Je pars faire quelques rencontres.

Dans l’allée centrale, j’aborde un jeune garçon à l’allure athlétique, moulé dans un débardeur bleu. Il s’appelle Jean, il a 24 ans et est en formation pour devenir entraîneur de football. C’est seulement la troisième fois en douze ans qu’il emprunte le train pour aller rendre visite à ses parents à Abidjan. Je lui laisse mon numéro de téléphone et poursuis mes déambulations chronocides.

Un peu plus loin, je découvre Salvador. Lui est venu voir sa famille au Burkina, et repart travailler en Côte d’Ivoire. Il descendra à Bouaké pour prendre le bus jusqu’à Abidjan. Une solution moins coûteuse, même si lui aussi préfère la sécurité du transport ferroviaire, sans accidents ni coupeurs de route. Plusieurs de ses compagnons nous entendent et engagent le débat sur le journalisme, l’immigration, l’économie. Les arguments fusent. Un orage passe et c’est déjà Bobo.

La magie du crépuscule

Quelques voyageurs descendent, d’autres montent. Le jeu des places musicales fait de nouveau quelques mécontents. Cette fois-ci, le ton monte et il faut l’intervention de plusieurs agents. Tout rentre finalement dans l’ordre. Après 45 minutes d’arrêt, le train reprend son cheminement, imperturbable.

A la faveur d’un tournant, on aperçoit quelques passagers clandestins perchés sur le toit. Je désavoue leur comportement mais envie leur position. De là-haut, le coucher du soleil doit offrir une vue vraiment imprenable. La lumière du jour déclinant accentue les contrastes entre la latérite ocre des pistes, le vert de la brousse et la clarté du ciel. Un léger plateau découvre une végétation beaucoup plus dense, abreuvée au loin de quelques grisâtres nuées. Seuls quelques palmiers et champs de coton brisent, de temps à autre, la droite ligne de cet onirique horizon.

L’obscurité rasseoit les quelques curieux qui s’étaient levés pour contempler le crépuscule. Certains en profitent pour commencer leur nuit, à même leur chaise en plastique bleue ou bien juchés sur les emplacements à bagages.


20h00. Issa m’avertit que nous arrivons bientôt à Banfora. J’éprouve le besoin de traverser une dernière fois les voitures. Derrière le bar, je retrouve des serveurs quelque peu éméchés. Un comble ? «C’est comme des poissons qui ne boiraient pas d’eau», me rétorquent-ils, hilares. Je glisse quelques mots en passant à Sare et Silue. Je salue Jean, l’indispensable Issa, Salvador, ses amis. J’ai envie de souhaiter bonne chance à tous les passagers que je vois. Je n’ai peut-être croisé qu’une seule fois le regard de ces dizaines d’anonymes, mais j’ai l’impression d’avoir partagé avec eux bien plus qu’un voyage en train : une parenthèse d’éternité.



Thibault Bluy
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L`Observateur Paalga N° 8221 du 27/9/2012

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