Compagnon  de route du défunt président  Thomas  Sankara,  l’ancien ministre du Travail,  le retraité Fidèle Toé, témoigne dans  cette  interview,   la Révolution d’août 1983  qui a 32 ans  cette année 2015.  Ce révolutionnaire bon teint   ne passe pas non plus sous silence la chute de Blaise Compaoré et la conduite du processus de Transition.  
Sidwaya (S.) : Pouvez-vous nous faire un bref témoignage  de la Révolution d’août  1983 à octobre 1987, dont vous avez été un acteur ? 
Fidèle Toé  (F. T.):   Il est  difficile de faire un bref témoignage.  Je ne puis que parler d’abord de l’arrestation  de Thomas Sankara avant  la Révolution.   Et  plus tard, quand il a été libéré, il s’est organisé de façon clandestine en désignant des militaires du Centre national d’entraînement commandos  (CNEC) de Pô,  qui sont  venus encadrer des civils, car  nous allions déboucher  sur un affrontement, et probablement  un processus  révolutionnaire qui allait se déclencher.  Je me souviens très bien des confidences que Thomas  Sankara m’a faites à son   domicile à proximité du Stade municipal de Ouagadougou, ce matin du 4 août  1983.  Il m’a  signifié que les militaires allaient passer à l’action le soir même avec  l’apport des civils, dont  certains étaient  impatients.   Il m’a fait comprendre par la suite que le  scénario  avait changé,  puisqu’il  avait   échangé  avec  le président  Jean-Baptiste Ouédraogo, qui  devait céder le pouvoir la nuit du 4 août par l’annonce de sa démission.  Sankara avait alors  donné l’ordre aux soldats de Pô de stopper  leur progression  vers Ouagadougou.   Mais  la consigne n’a pas été suivie, puisque  certains  éléments  voulaient d’un coup de force.  Cette situation  a contraint le président  Thomas Sankara à livrer, essoufflé, à la radio nationale, le message de proclamation  de la Révolution.
S. : Quels sont les acquis de la Révolution ? 
F. T.  : La Révolution  a eu de nombreux acquis, et je ne peux que citer quelques-uns.  Sur le plan agricole, il est incontestable que la Révolution a fait de son mieux pour donner le pain au peuple.  C’est en cela que Sankara s’était lancé dans la promotion de l’autosuffisance alimentaire.  Cela, en faisant des barrages  et il a été démontré, documents  à l’appui, que le Burkina Faso est passé en 3 ou  4 ans  d’une insuffisance alimentaire à une abondance alimentaire.   Le nombre de barrages s’est accru, car il fallait lutter pour avoir de l’eau.  Sankara a été le premier  à créer en Afrique un ministère de l’Eau.  Il aimait  les choses concrètes.   Dans le domaine de la santé,   la santé maternelle et infantile a été prise à bras-le-corps,  avec l’instauration de la vaccination commando, qui a été saluée  par l’Organisation mondiale de la santé.   On a pu vacciner des enfants contre cinq maladies importantes, dont la poliomyélite. Le nombre de personnes prévues pour être vaccinées a été dépassé, car des enfants  des pays voisins en ont aussi  bénéficié.  Même des vieilles personnes s’y sont intéressées.  On a aussi  la lutte contre le déboisement, la promotion du reboisement et la lutte contre la divagation des animaux.  L’organisation aujourd’hui de la vente du bois de chauffe est à mettre à l’acquis de la Révolution, car on estimait à l’époque que tout véhicule entrant à Ouagadougou  devait porter un certain nombre de marques.  La Révolution a aussi œuvré à l’organisation du métier de parkeurs.   De nos jours, ce métier regorge de multimillionnaires.   En matière de presse, et n’en déplaise à ceux qui croient le contraire,  Thomas Sankara était de ceux qui étaient contre le langage de l’autosatisfaction.  Vous avez l’exemple de la radio «Entrer-Parler», qu’il a initiée pour dénoncer les mauvaises pratiques des dirigeants de l’époque.    La revue «Yirmoaga»  et le journal satirique «L’Intrus» qui brocardaient tout le monde, y compris le président et les ministres, sont là pour témoigner de cela.  La Révolution a beaucoup fait dans l’administration, par la gestion rigoureuse des fonctionnaires  et des budgets de l’Etat par exemple, ce qui permettait de faire des économies. La Révolution a innové dans tous les domaines.  En matière de logements, on a travaillé à ce que des fonctionnaires aient des parcelles et des logements. Des lotissements ont été faits dans la transparence pour cela et  Thomas Sankara n’a jamais fait une magouille quelconque. 
S. : Mais la Révolution n’a pas eu que des acquis. Il y a eu des dérives, notamment des licenciements abusifs,  des exécutions extrajudiciaires et autres pratiques.
F. T.  : Tout processus révolutionnaire  a forcément des dérives. Imaginons la fameuse question des Comités de défense de la révolution (CDR).  Il y a eu des médiocres dans ces comités.  Si vous revoyez les images des congrès des CDR, Sankara a eu à interpeller certains d’entre eux.  Allant  même jusqu’à les  qualifier parfois de «CDR brouettes».   Il y a eu des  fonctionnaires  nommés par  Sankara, mais qui n’étaient  pas  forcément acquis à sa cause  et mentaient même sur lui.  Mais il a toujours privilégié le dialogue.  Certes, il y a eu des dégagements.  La Fonction publique prévoit qu’on engage et  également  un certain nombre de conditions à remplir.  Si vous perdez ces conditions, à l’exception des cas de maladie, vous n’êtes plus aptes à  assumer votre fonction.  Certains nous avaient même suggéré de dégager des fous, mais nous avons refusé, car cela  allait nous porter du discrédit.   Des  gens ont volé des vivres  pour se construire des châteaux,  et quand la démonstration est faite, on fait quoi ? Imaginez  encore le cas  d’un enseignant qui enceinte son élève, cela est intolérable. Il y a eu des règlements de comptes, mais j’ai personnellement plaidé  pour qu’on ne dégage pas des fonctionnaires.  Le dégagement massif des 1241 enseignants  a été aussi observé, reste  à  savoir que nous étions dans un contexte révolutionnaire  avec ses dérives. Sankara a eu à revenir  sur cette mesure,  car  ayant réalisé certaines erreurs.  Des révolutionnaires  ont été aussi tués ou guillotinés.  Le processus était  fragile avec des supputations. Les Révolutions peuvent être infiltrées par des pseudo-progressistes.  Toute révolution a des dérives,  et  même la  Révolution française en a connues.  Je pense qu’à un moment donné, on a frustré des gens pour mettre  notre  Révolution en danger. 
S. : Eclairez-nous sur le personnage de Thomas Sankara qui fascine toujours, des décennies après sa mort. 
F. T.  : Merci de relever que Thomas Sankara fascine. Moi je l’ai connu  à  13 ans  en 1962 au Lycée Ouézzin  Coulibaly de Bobo-Dioulasso.   Nous sommes très vite liés d’amitié.  Mais  j’avoue que nous travaillions dans un cadre confidentiel au niveau scolaire,  chacun cherchait à être meilleur.  Sankara  fascine, en tant que camarade, car  je reconnais qu’il nous a dépassés en énergie  spirituelle et en action.  Je suis content d’avoir pu côtoyer un homme de sa stature.  Quand il avait un objet, il se sacrifiait  pour cela.  A un moment donné,  au lycée, quand il voulait devenir chirurgien,  il a arrêté de boire le café, car  il fait  trembler les mains.   Il a toujours eu ce trait de caractère.  Quand il s’est retrouvé militaire, ça lui a donné plus de force.  Il est resté une année de plus à Madagascar à son passage, pour être auprès des paysans là-bas.  Il s’intéresse à toutes les questions et maîtrisait même l’économie, car  pour lui, il était impensable que les Occidentaux nous imposent  des choses.   C’était ça aussi son esprit de rigueur  et sa simplicité de vie.  Il gardait ses relations  humaines et avait  une mémoire d’éléphant puisqu’il reconnaissait facilement ses promotionnaires de lycée.  Sankara ne s’était jamais emmuré dans une présidence pour dire : «vous n’avez pas accès à moi».  Voilà l’homme tel que je l’ai connu. Il  reconnaissait  avoir commis des erreurs, mais demandait de retenir l’intention de faire du bien qui l’animait.  Thomas Sankara était comme une étoile filante.  Elle est venue éclairer le Burkina et le monde et s’en est allée puisque nous n’avons pas pu la garder.   
S. : Thomas  Sankara  est adulé, mais ses héritiers politiques le sont  moins, car  minés par des divisions…
F. T.  : Mort dans les conditions dans lesquelles il l’a été, c’était un défi de dire qu’on  est sankariste.  Certains ont retourné leurs vestes et d’autres ont attendu pendant longtemps.  Nous,  les sankaristes,  sommes divisés, et je le déplore.  Chacun se réclame  sankariste, mais j’ai toujours dit qu’on ne peut pas se mesurer à Sankara.  Il vaut mieux qu’on se retrouve en famille, et celui qui croit qu’il est populaire dans telle ou telle  zone, le démontre.  Il faut se battre.  A la limite, on n’est pas obligé de faire de la politique pour être sankariste.   Si  vous êtes sankariste, vous devez vous entendre, sinon il y a quelque chose qui ne va pas.   Si  vous êtes sankariste pour dire que parce qu’on ne m’a pas donné ceci ou cela  je quitte,  vous n’avez pas fait du sankarisme.
S. : Quelle comparaison faites-vous entre l’ère révolutionnaire et celle démocratique en cours  en ce moment  au Burkina ? 
F. T.  :   Nous, nous sommes arrivés par un système de coup de force où on avait voulu associer  les civils.  On a fait ce que l’on n’a pas pu, et la grande qualité de Sankara c’est d’avoir pu  regrouper toutes les organisations de gauche qui ne s’entendaient.   L’ère révolutionnaire a eu ses acquis, grâce à  la perspicacité de Sankara et à son énergie toujours contrôlée. Sinon, les CDR devraient asseoir un système démocratique,  car  élus démocratiquement.  Malheureusement nous avons eu des impairs, et  par la suite  l’ère démocratique. Cette ère démocratique nous a été imposée par le discours de la Baule. Et ceux qui étaient au pouvoir ont malheureusement  fait des apparats au lieu d’instaurer la démocratie telle que définie.  Nous  avons de nos jours un système autocratique, où le pouvoir revient aux riches.  Ce sont ceux qui ont l’argent qui obtiennent le pouvoir.  Ce n’est pas de la démocratie.   C’est le positionnement personnel qui est recherché et non le bien-être du peuple.   Les gens  votent parce qu’on leur a donné de l’argent.   On profite de l’ignorance des populations, et c’est dommage. Nous n’avons pas vaincu l’analphabétisme.  
  
S. : L’incivisme, phénomène combattu sous toutes ses formes, connaît un essor  ces dernières années au Burkina Faso.  Que préconisez-vous pour lutter contre ce phénomène ?  
F. T.  :   L’incivisme monte parce que l’on n’éduque plus les gens, comme avant.  La Révolution  a fait les cours d’éducation civique et morale. Des formations insistant sur la protection du bien commun étaient données aux citoyens.   Le plus grand incivique de ce pays, c’était  Blaise Compaoré, car impliqué dans des crimes économiques et de  sang.  On n’a pas respecté notre propre morale. On ne devrait pas   reconnaître une autorité quelconque à Blaise Compaoré ou à François Compaoré.  L’incivisme découle de cela.  Il y a tout d’un coup un rêve pour tous de devenir milliardaires, car on a vu évoluer  des médiocres à une allure vertigineuse.   Pour combattre l’incivisme, il faut un système nouveau.  Je ne sais pas si les systèmes démocratiques vont pouvoir le faire.  En tous les cas, la jeune génération doit mettre l’accent  sur l’éducation,  avec  l’apport des anciens.  Il faut montrer les bonnes pratiques aux jeunes en donnant  le bon exemple. 
   
S. :   Quelle analyse faites-vous de la chute du président Blaise, fin octobre 2014, à la suite de l’insurrection populaire ?  
F. T.  : J’ai été heureux  de constater cela.  Je m’étais personnellement dit que c’est le peuple qui allait chasser  Blaise Compaoré du pouvoir.  Et cela s’est  passé comme je l’avais dit.  M. Compaoré a été un autiste.  Il n’a pas voulu partir.  Il voulait berner son peuple et se croyait  au-dessus des Dieux.   Il voulait se donner 15 ans de plus et a provoqué sa propre chute.   
S. : Votre regard de la Transition politique mise en place après l’insurrection populaire
F. T.  : C’est le cabinet du Régiment de sécurité présidentielle, qui a pris les rênes de l’affaire.   Et ceux qui animent la Transition se sont rendu compte, qu’on ne pouvait pas gouverner  en se référant encore  à Blaise  Compaoré, d’où le Premier ministre qui s’écarte du RSP. Le président de la Transition, Michel Kafando, qui a été ministre des Affaires étrangères de Thomas Sankara, a pris des décisions fermes. Je constate que la Transition a été plombée par le RSP, car  Blaise Compaoré est parti  sans vouloir renoncer.    En un an, on ne peut pas démanteler les 27 ans d’un autocrate.  La vraie  transition interviendra après les élections avec le nouveau pouvoir.  Et je n’ai jamais vu une situation pareille où les anciens dignitaires  sont libres comme des poissons dans l’eau, alors qu’on sait ce qu’ils ont commis.  On veut revenir  là-dessus, mais c’est trop tard. J’approuve néanmoins les mises en accusation du Parlement de Transition. Blaise Compaoré devrait rester et répondre de ses actes.  Je n’étais pas pour qu’on le tue.  En tant qu’élément de l’histoire, il faut qu’il nous dise la vérité pour que nous puissions constituer l’histoire réelle.
S : La prochaine élection présidentielle sera très ouverte avec  de nombreuses candidatures déjà annoncées. Qui sera à même de briguer la magistrature suprême selon vous ?
F. T.  : Que le meilleur gagne. Je souhaite naturellement que ce soit une personnalité de l’ancienne opposition, qui sait comment le combat  a été mené avec toutes les embuches. Quelqu’un qui va mettre en place des institutions véritablement démocratiques.  
Interview réalisée par Kader Patrick KARANTAO 
et Alpha Sékou BARRY
(Stagiaire)
 
 
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