Dans les années 90, la fin de la guerre froide a entraîné, sur le continent africain, l’effondrement des partis uniques ainsi que des régimes militaires. Cette situation historique a fait apparaître, en Afrique, l’idée de la supériorité morale, politique du régime démocratique et de l’économie de marché. Ainsi, les processus démocratiques, expérimentés ici et là, ont pu acquérir un caractère irréversible. Et, on a entendu, au sein des opinions publiques nationales, marteler l’idée selon laquelle, le temps des coups d’Etat militaires était définitivement revolu sur notre continent. Dès lors, une vision triomphaliste et optimiste de l’histoire s’est mise en route, excluant toute possibilité de retour en arrière, toute régression historique et culturelle.
Grand lecteur et fin connaisseur des philosophes de l’histoire tels que Volney, Hegel et Marx, le savant sénégalais, Cheickh Anta Diop, estimait qu’un peuple n’avance, n’invente, ne crée, qu’en étant inquiet et pessimiste. Jusqu’à la fin de sa vie, l’optimisme perpétuel des Africains le stupéfiait. Cheickh Anta Diop, tout en étant profondément rationnel et lucide, entretenait une vision pessimiste et tragique de l’histoire. Car, aucune loi dans l’histoire humaine, n’indique absolument que ce qui commence bien dans l’existence d’un peuple finira toujours mal, et que ce qui commence mal finira toujours bien. Quand on observe le cheminement de l’idée et de la construction européennes, nous remarquons que c’est la dégénérescence du système et du régime démocratiques qui a fini par plonger le continent européen dans la folle nuit noire des totalitarismes nazi et communiste. L’Union européenne est la fille de la défaite des philosophies continuistes de l’histoire, dites philosophies du progrès.
Aujourd’hui, en Afrique, dans nombre de pays, les expériences démocratiques traversent des zones de fortes turbulences, créant anarchie, désordre et violence. Face à cette situation, on constate, sur le continent africain, l’avènement de coups d’Etat d’un genre nouveau. A la différence des régimes militaires figés des années 70, mais répressifs, régnant à coups de matraque, les pouvoirs issus de coups d’Etat militaires, de nos jours, procèdent autrement, avec un nouveau « discours de la méthode », c’est-à-dire. Descartes relu, revu et corrigé sous les tropiques. Les militaires ont parfaitement intégré le caractère intouchable de certains acquis démocratiques, notamment la « liberté d’expression », véhiculée par la presse, les médias et l’édition. La parole libre, parce qu’elle exprime l’essence même de la démocratie, doit être, non pas ici promue mais protégée. L’armée est désormais consciente qu’avec la démocratisation de nos sociétés , des pensées, des idées neuves et des attitudes nouvelles se sont faites jour chez les individus-électeurs. Comme si elle avait adopté l’idée de Hume, selon laquelle, l’accord de l’opinion est l’instrument indispensable, à la longue, de toute action politique : « C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique comme le plus libre ». La vie politique africaine, bien rythmée par les opinions publiques nationales, à l’heure actuelle, résiste mal aux séductions illusoires du pouvoir kaki. L’échec monumental de la gouvernance civile dans nombre de pays conduit, souvent, les opinions publiques et les élites intellectuelles nationales et africaines à prôner le recours à l’armée pour mettre un terme à telle ou telle expérience démocratique. Rappelons que Bozizé et Sanogo, deux nullités sorties d’on ne sait où, qui ont mis un frein à des riches expériences démocratiques dans leur pays, ont été accueillis, applaudis par une majorité de leurs compatriotes comme des héros et des libérateurs. Et, il y a lieu de craindre que, leurs exemples ne fassent, de plus en plus, école sur le continent. Et comment comprendre cela ? Devrions-nous faire, en Afrique, le deuil de la démocratie ? L’Afrique en voie de démocratisation va-t-elle rebrousser chemin et s’en remettre à la machine militaire et policière ? En vérité, il s’agit de rompre avec une certaine conception abstraite de la démocratie reposant sur une conception faussement généreuse de l’humanité. L’Afrique réelle que nous pouvons quotidiennement tous observer, n’offre pas, d’une façon évidente, l’image de sociétés définitivement acquises à la cause de la démocratie. Ici, l’on continue à confondre l’essence de la démocratie avec sa mise en œuvre réelle. La pauvreté, la misère, la corruption, les injustices sociales restent encore les maux les plus évidents des sociétés africaines contemporaines. Si elle se montre non soucieuse de l’existence concrète des individus (manger, se loger, se soigner, s’éduquer), de leurs aspirations à vivre une vie digne, la démocratie, sous sa version africaine, manquera complètement sa vocation. Et laissera ainsi la place au spectre du pouvoir kaki, c’est-à-dire au malheur politique. Car, par rapport à toutes les contrées du monde, c’est sur le continent africain que la misère généralisée et le délabrement frappent le plus les populations. Et tout le monde sait bien que ces maux ont une dimension politique fondamentale.
Cela dit, il faut éviter, face à une telle situation, de céder à cette vogue qui consiste à condamner la démocratie comme telle, au lieu de condamner ses manquements. La démocratie ne doit donc pas être mise en cause, mais son fonctionnement concret. Il faut donc prémunir nos peuples contre les illusions de la force et les désastres qui y sont liés. Il faut une révolte éthique dans nos sociétés contre le spectre du pouvoir kaki. Pourquoi ? Parce que la démocratie est le seul régime politique dialectique, puisqu’elle est la seule capable de puiser, en elle-même, par ses contradictions, l’énergie qui lui permettra de se dépasser. Ce n’est donc pas à la démocratie elle-même qu’il faut imputer ce spectre, cette mystification du pouvoir kaki. Au fond, dans son essence et son déploiement objectif, la démocratie est en complet accord avec les aspirations concrètes des individus, avec leur épanouissement existentiel. Oui, de tous les régimes politiques, le régime démocratique est « le régime préférable » par excellence. A la différence de la dictature, qu’elle soit civile ou militaire et que personne n’a envie d’expérimenter, la démocratie reste le seul régime que les individus peuvent librement défendre et revendiquer, qui exprime une cohérence entre la nature de la société et la nature des individus.
De nos jours, il faut, certes, réévaluer les expériences démocratiques africaines. Malgré leurs lacunes, elles restent moralement et politiquement supérieures au pouvoir kaki, qui prendrait un visage pseudo-démocratique pour devenir un pouvoir légal, mais totalement illégitime. La subordination de la politique au respect des droits fondamentaux de l’individu et des valeurs fondamentales de la démocratie est incompatible avec un pouvoir kaki reposant sur la négation et le sacrifice des aspirations individuelles et collectives. Et nulle machine militaire n’est sûre de triompher, sur la durée, face à la détermination des peuples africains. Le pouvoir kaki, nous n’en voulons plus ! Ça suffit !