Quand on parle du 15 octobre 1987 au Burkina, on parle aussi de lui. En effet, ce jour-là, le père de la Révolution burkinabè, le capitaine-président Thomas Sankara, était en réunion avec certains de ses collaborateurs lorsqu’un commando surgit du néant et ouvrit le feu sur ces derniers. Thomas Sankara et douze autres personnes y trouvent la mort. Miraculeusement, il y a un survivant qui n’est autre que Alouna Traoré, alors conseiller juridique du président Thomas Sankara. Au lendemain de cet évènement, celui qui avait intégré la Fonction publique en tant que juriste de formation, a dû s’exiler au Congo Brazzaville avant de rentrer au bercail quelques années plus tard. Il suit une formation à l’Ecole nationale d’administration et de magistrature d’où il sort administrateur civil. Alors que l’affaire Thomas Sankara refait surface avec l’exhumation des restes des victimes du 15 octobre 1987, nous avons rencontré Alouna Traoré, un personnage-clé de cette date, qui dit reconnaitre toujours les membres du commando sans vouloir les citer parce que tout simplement, avance-t-il, l’affaire est pendante en justice. Malgré tout, Alouna Traoré a accepté de s’exprimer quelque peu sur ce sujet, de ses relations avec le père de la Révolution burkinabè, de bien d’autres sujets dont la transition à qui il demande de ne pas prolonger son mandat.
Comment avez-vous pu échapper à la mort, le 15 octobre 1987 ?
Alouna Traoré : La question est pertinente parce que c’est comme si vous demandez à une personne : quel est votre destin ? Je suis un petit croyant. Il n’y a que le Seigneur, Allah pour ceux qui sont croyants et nos ancêtres pour ceux qui sont de cette religion, qui peuvent vraiment apporter une réponse assez scientifique à cette question. Pour vous dire sincèrement, je ne sais pas comment j’ai fait. L’affaire étant pendante au niveau de la Justice, je demande au journal « Le Pays » que Dieu nous donne longue vie et après le jugement et le verdict, je me chargerai de venir encore ici et là, je serai plus bavard.
Avez-vous été surpris par les évènements du 15 octobre ?
Nous sommes des intellectuels quand bien même on a le péché original de ne pas vouloir faire changer le monde. On se contente seulement de dénoncer le monde. A l’époque, nous étions engagés corps et âme dans ce que nous faisions parce que nous croyions que c’était la meilleure chose sur toute la planète. Et partout où on allait, les gens nous le rendait bien. Quand on travaille si bien, à un moment donné, il y a des odeurs, des malfaçons, des comportements qu’on ne comprend pas. Comment peut-on marquer un but et avoir les remontrances de l’entraîneur ? Pendant que le stade jubile, on vous dit que c’est un hors-jeu alors que le but a été marqué à la régulière. C’est l’atmosphère avant le 15 octobre que j’explique.
Pouvez-vous nous citer quelques noms du commando qui a organisé l’opération ?
Je vais encore vous renvoyez à la pendante. Je ne fuis pas les questions. Grosso modo, on était entre camarades. Les gardes entre elles. C’est la garde du président Blaise Compaoré tout simplement … (NDLR : l’émotion se ressentait dans sa voix)
Quelles sont, selon vous, les implications régionales et internationales du complot du 15 octobre ?
Je me rappelle une fois avoir dit au journal « Le Reporter » que la source de nos problèmes est d’une banalité outrageante qui procède des rapports humains : un mariage. Suivez mon regard. Tout est parti de là. Et de ce mariage qui devait célébrer l’unité africaine ou l’unité régionale. Il paraît que c’est par là que le virus est entré au Burkina.
Etait-ce le mariage entre Blaise Compaoré et Chantal Compaoré ?
Voilà. Et pour la petite histoire, le témoin en chef du mariage, en la personne de feu le président Thomas Sankara, paix à son âme, disait ce jour-là, s’adressant à la bonne dame ; « Madame, je perds tout dans ce mariage. Vous me prenez un ami, un camarade, un frère mais prenez bien soin de cet élément. C’est mon tout ». Il l’a dit de façon pathétique. C’est comme si vous dansez et le courant se coupe. Au jour d’aujourd’hui, chacun peut nourrir la réflexion. En parlant d’implication internationale, il y a tellement de logique, de connexions que je vais sauter pieds joints dans les évènements des 30 et 31 octobre 2014 pour parler de l’exfiltration du président Blaise Compaoré. Je pense que ceux qui l’ont envoyé en mission se sont chargés de l’exfiltrer. Ce n’est pas plus compliqué que cela. En Europe, je suis un homme de couleur et au Burkina, le Blanc est un homme de couleur. Quel travail un Noir, un nègre, un esclave peut-il avoir fait pour que sa vie compte tant ? Au lieu de le laisser à son sort, on vient l’exfiltrer. Cela me pose problème. Réfléchissons y. J’ai coutume de dire que ce que les jours d’aujourd’hui nous cachent, les jours de demain se chargeront de nous les porter à nu.
On se rappelle qu’à l’époque, le courant ne passait pas très bien entre Thomas Sankara et François Mitterand. Donc, pour ce qui est des implications internationales, vous ne ratez pas François Mitterand…
En 1987, la Françafrique avait de beaux jours. C’est la version contemporaine du contre-colonialisme qui n’a du reste, jamais changé. Néocolonialisme, impérialisme, la France veille toujours sur ses intérêts. Et quand vous analysez la situation du point de vue économique, des chasses gardées des colonies et surtout quand vous êtes à Paris devant un écran géant où il ne se produit que des évènements africains, vous voyez le champ de leurs intérêts. Avouons que le mariage colonial avec la France traîne beaucoup de casseroles.
Quelles étaient vos relations avec Blaise Compaoré avant et après le 15 octobre ?
Avant le 15 octobre, c’était les dirigeants de la révolution. Le numéro 1 Thomas, le numéro 2 Blaise et les deux autres suivaient (ndlr : Henri Zongo et Boukary Lingani). C’était des rapports bon enfant. Les conseillers de Blaise et ceux de Thomas se fréquentaient. On assistait aux mêmes réunions et la préoccupation, c’était de savoir comment faire avancer la révolution. Nous avions des rapports assez courtois. Après le 15 octobre, c’était difficile pour nous.
Avez-vous carrément rompu les ponts ?
J’ai quitté le Burkina pour ma survie. Cela a pris le temps que cela pouvait prendre et je suis rentré en 1990-1991. J’avais le mal du pays parce que l’exil est un autre enfer, une autre dictature. A l’intérieur aussi. Il y a dictature et dictature et j’ai préféré la dictature de l’intérieur. J’ai fait le Congo- Brazzaville, je suis revenu au Burkina et j’ai été réhabilité mais c’était comme une fonction phallique. Les attributs du masculin, quand ça ne fonctionne plus, ça ne sert qu’à uriner. J’étais dans un service comme si je n’y étais pas. Le drame est que je suis conscient. Pour eux « je suis une épave qu’on doit aider à arriver à la retraite ». Sous Blaise, je n’ai jamais été inquiété. Peut-être que c’est le sort qui l’a voulu ainsi. La religion nationale veut que je sois un fou, que ma pendule ne soit pas à l’heure. Il y a des choses contre lesquelles il ne faut pas aller. Au village, mon papa m’a dit, « Alouna, je ne te comprends pas. En ville on ne veut pas de toi alors qu’au village, on n’a besoin de toi. Qu’est-ce que tu attends pour venir te faire élire comme conseiller et parler en notre nom ? » J’ai accepté sans principe, sans calcul et sans condition. J’ai pris la carte du CDP, je me suis fait élire à la régulière et j’étais conseiller et premier adjoint au maire de mon village.
« N’oubliez pas que 90% ou 70% de notre population émargent au budget de l’analphabétisme »
Pourquoi avoir pris la carte du CDP ?
La carte du CDP était la marchandise qui gagnait. On ne joue pas pour perdre et le CDP est une machine. Si le nouveau président du CDP jure devant l’Eternel qu’ils peuvent gagner les élections c’est que, quelque part, il ne ment pas. Il y a un vote mécanique subconscient dans la République. N’oubliez pas que 90% ou 70% de notre population émargent au budget de l’analphabétisme. Nous l’avons appris à nos dépens simplement parce que le député que nous avions choisi, à l’époque, Alassane Sawadogo, a été éliminé sur tapis vert parce qu’il n’était pas de la famille politique. Et par rapport au candidat qui nous a été présenté, nous avions dit à la population de voter autre chose mais, elle s’est permise de voter CDP malgré notre campagne. J’ai emprunté le véhicule le CDP, je suis entré à la mairie et Dieu m’a aidé, puisqu’il y a eu une crise et nous sommes sortis quand il était encore temps avec les camarades Salif Diallo, Roch Marc Christian Kaboré et Simon Compaoré. Et c’est la parole du prédicateur Norbert Zongo, paix à son âme, qui a dit un jour dans ses écrits que le changement au Burkina viendra un jour de l’implosion du CDP, qui s’est réalisée. Il a vu trop tôt ce qui nous est arrivé. Je suis parti au MPP.
Dans quelles conditions êtes-vous rentré d’exil ?
J’ai fait plusieurs dépressions nerveuses. Je suis rentré au Burkina sur le coup d’une dépression nerveuse qui a dû continuer plusieurs fois. Ce qui fait que ceux qui disent que ma montre n’est pas à l’heure, n’avaient pas tort dans un passé récent. Mais au jour d’aujourd’hui, je m’approche de la normalité de l’heure.
Votre retour a-t-il été négocié ?
Non. Je suis rentré au nom du Seigneur et je vis toujours au nom du Seigneur. C’est sans calcul et sans condition.
« Plus qu’une jouissance, j’étais aux anges »
Comment avez-vous accueilli la chute de Blaise Compaoré ?
Plus qu’une jouissance, j’étais aux anges. J’étais tout heureux pour mes camarades, ceux de notre génération. En même temps, je me demandais ce que nous allions faire maintenant. Heureusement que la transition existe.
Pourquoi étiez-vous si content ?
Je n’exige pas que l’on parle en bien de lui, en tout temps et en tout lieu sinon on serait tombé dans une autre dictature. Mais, qu’on reconnaisse ses faits d’armes, ce qu’il a fait de positif surtout qu’il a été un grand patriote. Il a aimé ce pays. Un homme a arrêté la marche sous le prétexte de continuer la même histoire, alors qu’on sait que ce n’est pas la même histoire. Avouons qu’on ne peut être qu’heureux à la suite des évènements qui se sont produits. Les 30 et 31 octobre 2014, tout le monde chantait le Ditanyè qui n’avait plus la même tonalité que sous Blaise. Cela vaut simplement la joie.
Quelle est votre position par rapport au débat sur le Code électoral ?
J’ai coutume de prendre des exemples sur ceux qui ont habité dans des cours communes avec des mariés. A supposé qu’il y ait un voisin qui « travaille » votre femme. Il est pris en flagrant délit. On lui demande de quitter la cour. Mais, vu la magnanimité du chef et des coutumes locales, on l’autorise à résider dans le même village. L’intéressé n’est pas content et a le toupet de demander à venir habiter dans la même cour. C’est le cas du débat national. Si je m’exprime en ces termes, c’est pour mieux me faire comprendre. Si le 31 octobre, nous avons été obligés d’en arriver à l’insurrection, ailleurs, tous ceux qui s’excitent autour de l’article ou du Code électoral ne seraient même pas là. Ne serait-ce qu’en regardant dans le rétroviseur, Thomas n’a pas fait ça. Mais, regardez comment il a été payé. Les Mossi disent « Bars to veneng da koss yam », «A force de trop demander au commerçant d’ajuster le prix de la marchandise, vous allez éveillez en lui son esprit de cupidité ». Franchement, je pense qu’il n’y a pas de débat à ce niveau. L’insurrection a produit le Conseil national de la transition (CNT) et quand il nous produit une loi, cela doit être en phase avec nos aspirations. Maintenant, si on parle d’inclusion ou d’exclusion, nous sommes violentés par rapport à ce que nous avons empêché qu’il y ait lieu. Rappelez-vous Haïti avec le père Doc et le fils Doc. A l’allure où allaient les choses, ç’aurait été Djamila (NDLR : la fille du président Blaise Compaoré) qui allait être la présidente de ce pays. De grâce, il n’y a pas de débat qui vaille sur le Code électoral adopté.
Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l’exhumation des restes du Président Thomas Sankara et de ses compagnons ?
Cela s’inscrit en droite ligne de la recherche de la vérité. Il y a trois instances dans la vie des hommes à savoir, notre conscience, la justice des hommes et la justice divine. Il paraît que les deux premières peuvent faillir mais pas la troisième. Dans cet ordre d’idées, j’estime que le 15 octobre est anormal.
Il faut le faire pour qu’on sache au moins la vérité et qu’elle nourrisse au moins notre conscience nationale pour que plus jamais, cela ne se produise au Burkina. Soyons des humains. Quand on n’est pas d’accord avec quelqu’un, on le protège. C’est sur le terrain des faits qu’il faut convaincre. Tirer sur un être humain ressemble à de l’animalité de nos jours et là, on est en plein far west. Notre peuple ne mérite pas cela. Pour une fois en Afrique occidentale sinon en Afrique, on avait quelqu’un dont le nom était en compétition avec le nom du pays (ndlr : il veut parler de Thomas Sankara). On n’avait jamais vu cela. Nous arrivions à des instances internationales munies de cette richesse et nous voyions des gens en costume cravate qui voulaient nos adresses. Nous n’avions pas de cartes de visite.
Tant que l’exhumation participe de la manifestation de la vérité, on y va. Bien que certaines coutumes disent que ce n’est pas normal. Selon la coutume, ceux qui se pendent ou sont morts de façon sanglante, ce que les Mossi appellent mort rouge, sont enterrés là où ils sont morts. Mais dans ce cas, là où on a tué ces gens, ils n’y ont pas été enterrés.
En tant que juriste, pensez-vous qu’il est opportun d’élaborer une nouvelle Constitution ?
J’abonde dans le sens de la nouvelle Constitution. L’insurrection consacre une nouvelle façon de voir. Nos juristes, constitutionnalistes ont, pour une fois, l’occasion par eux-mêmes de s’asseoir autour d’une table pour écrire leur histoire, dessiner leur avenir et formater leur futur. La Constitution passée était bien parce que ça fait un temps et cela a fonctionné. Maintenant que certains aspects y ont été décriés, je pense qu’il sied de changer pour qu’on aille à une nouvelle Constitution et qu’on commence à réfléchir à l’indépendance électorale. Si nous sommes obligés chaque fois d’aller chercher les frais de notre démocratie à l’extérieur, cela fait un peu honte. Et puis, dans un pays d’analphabètes, le coût de la démocratie est élevé. Je partage les idées du Pr Laurent Bado qui veut que l’on permette seulement à ceux qui ont compris la démocratie, de voter. Qu’est-ce qui anime nos intellectuels à vouloir chaque fois acheter le destin de Paul pour nous l’appliquer sans tropicaliser la démocratie ? Il faut l’adapter à nos conditions de vie. Quand vous allez dans nos campagnes, des gens comme nous qui savons écrire nos noms, ça se compte sur le bout des doigts. Tous les intellectuels sont en ville. Et le drame veut qu’ils ne votent pas. C’est l’armée des analphabètes qui font la démocratie dans nos pays. C’est triste à dire. Un tee-shirt, un pagne, 1 000 ou 5 000 F CFA, cela vous fait voter. Je le regrette mais, quand on est en ville, on ne sent pas la pauvreté. C’est une théorie et une vue de l’esprit. En campagne, la préoccupation terrestre, c’est comment vivre ? La question de l’eau, c’est la quadrature du cercle. Aujourd’hui, la question nationale préoccupante c’est celle de l’énergie. Mais au lieu de nous plaindre de la SONABEL, trouvons des alternatives. Allons-y voir ailleurs puisque la planète est un village. Il y a par exemple les plaques solaires. Entrons dedans tant que cela réduit les coûts. Mais, nous, nous réfléchissons comme si nous avons découvert le pétrole. Le fils du pauvre ne se reconnait pas dans nos manières de faire. Revenons un peu sur terre et soyons réalistes.
Etes-vous donc pour la suppression des gadgets lors des campagnes électorales ?
Ce n’est pas un décret qui peut finir cela. C’est une habitude, une façon de penser. Comment peut-on lutter contre ces habitudes ? En 27 ans, à chaque élection, on a habitué les gens à des tee-shirt et à des pagnes. Il y en a qui profitent de cela pour bien présenter. Quoiqu’on fasse, le simple décret ne peut pas supprimer cette pratique. Il faut voir son applicabilité sur le terrain. Les gens vont continuer à avoir ces gadgets même s’il faut les porter après les élections. Sinon, ne pas les distribuer, vous vous assurez de ne pas passer.
Que pensez-vous de la prolongation du mandat de la transition ?
Soyons sérieux. (Rires). On dirait que c’est doux, voilà pourquoi, ils veulent durer là-bas. Sinon, si c’est pour la mission qui leur a été confiée, qu’ils s’arrangent pour passer le flambeau à ceux qui vont venir pour qu’on entre dans la normalité. Qu’ils ne fassent pas durer la transition. Qu’ont-ils fait pour demander ou exiger une prolongation ? Leur mission, c’est d’organiser des élections au Burkina. Que les amis du CNT réfléchissent à une démocratie payable, assumable par les Burkinabè. Que l’on ait la fierté de ne pas quémander les frais de notre démocratie ailleurs. En tout état de cause, je suis contre la prolongation de la transition.
« Ce qui se passe au Burundi est une calamité. Ce qui s’est passé au Burkina devrait donner à réfléchir »
Quel commentaire faites-vous de la volonté du président burundais, Pierre Nkurunziza, de briguer un troisième mandat ?
Ce qui se passe au Burundi est une calamité. Ce qui s’est passé au Burkina devrait donner à réfléchir. A vouloir trop insister pour faire le bien de quelqu’un, c’est suspect. Pourquoi tient-il à prolonger son mandat pendant que les textes sont contre lui ? Qu’il laisse le peuple s’assumer. Ce qui est dramatique, c’est que chaque jour, des Burundais payent de leur vie parce que leur chef d’Etat a décidé de continuer son bail. Est-ce là gérer une nation ? Est-ce là aimer son pays, son peuple ? Ce qui se passe au Burundi est une nègrerie d’autres temps et les autres vont se moquer de nous encore une fois.
Quelle est, selon vous, la solution ?
La solution est qu’il parte dans les règles de l’art parce que la rue est partie pour ne pas s’arrêter. Plus il tuera, plus il ne représentera plus rien. Et un jour, il sera obligé de partir. Certaines dictatures ont la chance de durer mais d’autres pas. Et quand vous avez la communauté africaine et la communauté internationale contre vous, c’est de difficile de réussir.
« S’il y avait une éducation à faire à nos chefs d’Etats, c’est bien que chacun apporte sa pierre à l’édification nationale, s’efface devant ce qu’on a fait faire et laisse faire »
Comment expliquez-vous cette manie des chefs d’Etats à vouloir modifier les Constitutions pour rester au pouvoir ?
C’est douloureux de le dire. S’il y avait une éducation à faire à nos chefs d’Etats, c’est bien que chacun apporte sa pierre à l’édification nationale, s’efface devant ce qu’on a fait faire et laisse faire. Un homme ne constitue pas une Nation tout le temps. Faites ce que vous avez à faire dans un temps donné et soyez sportif en faisant la passe aux autres. Permettez aux autres de venir faire ce qu’ils peuvent. Ils peuvent le faire en mieux ou en mal. Mais on veut rester coûte que coûte comme si après le bon Dieu, c’est vous qui aviez créé cette République. Certains règnent et veulent qu’après eux, ce soit le tour de leur progéniture. C’est difficile. Pendant que l’on parle de pauvreté, il y a toute une couche de la classe dirigeante qui est aveugle et sourde à tout changement puisqu’elle n’est pas frappée par la pauvreté. Elle a tout. Le beurre, l’argent du beurre, toute la République. C’est vilain. Quand vous les voyez à l’étranger, ils ne ressemblent à rien. Mieux, ils défendent les intérêts des puissances coloniales et impérialistes sur le continent. Ils font leur affaire. Suivez mon regard. Là où il y a l’or, le pétrole, les richesses, vous les voyez. Vive la démocratie bananière ! Et là, le Noir ne compte pas pour quelque chose. Il faut mille morts pour qu’on en parle sur RFI (Radio France internationale). Mais chez les Blancs, une seule vie de parti, nous en avons pour une semaine de ram dam. Nos frères africains nous désolent. Ils nous font honte. Certains sont nés pauvres et pour une fois, se sont enrichis plus qu’il n’en faut. Ce qu’ils ont emmagasiné comme argent leur permet de vivre au bas mot 300 ans, alors qu’eux-mêmes ne peuvent pas vivre 100 ans. Calamité des calamités, vanités des vanités, nous sommes en Afrique. Demain encore, les gens vont se moquer de nous parce que nous leur donnons l’occasion de le faire.
Quel jugement portez-vous sur l’action de l’Union africaine (UA) dans le cadre de la lutte des peuples pour la démocratie ?
L’UA va mollement avec le dos de la cuillère. Il faut qu’elle se détermine davantage et dise à tous que l’alternance est une obligation. Et que quand vous ne respectez pas vos propres textes, que l’UA ait le courage de vous suspendre pour être en phase avec votre peuple. Je demande que l’UA soit plus sérieuse qu’elle ne l’ait et qu’elle aille plus franchement dans le sens des intérêts des peuples en soutenant les alternances. Quand cela ne va pas, qu’elle mette de l’ordre. Que l’oncle Hollande ou notre beau vienne tout le temps à notre secours, c’est honteux.
Quel est le meilleur souvenir que vous gardez du président Thomas Sankara ?
Le meilleur souvenir que je garde de lui, c’est qu’il a une mémoire d’éléphant. Il est simple comme un enfant de trois ans. Son problème est qu’il faut arriver à le convaincre de votre idée et il est avec vous. Il s’engage immédiatement et sans arrière-pensée. Malgré ses multiples occupations, quand vous tombez malade, la première fois qu’il vous revoit, il demande votre état de santé. Cela vous fait quelque chose. Et il est prêt à tout dire. Ce qu’il ne faut pas dire à ses collaborateurs, il nous le disait. Quand il vous fait confiance, il se livre et vous dit tout. Après les grandes réunions, les sommets africains, de retour dans l’avion, il nous dit tout ce qui s’est passé. C’est ce qui fait aussi qu’on l’aimait.
Et quels étaient ses défauts ?
Il était envahissant. Militaire, discipliné, il traite avec vous directement sans passer par le chef hiérarchique. Donc, vous faites de l’ombre à votre supérieur hiérarchique et êtes plus informé que lui. Quand il vous donne un travail, c’est la perfection qu’il recherche. Il souligne au stylo rouge. Il est tout le temps au bureau sept jours sur sept. Au début, je passais tout mon temps à me plaindre et voilà qu’un jour, il nous dit vertement ; « Après la chute de la révolution, les Alouna seront les responsables nationaux du frelaté », simplement parce qu’il a appris qu’on était allé boire un samedi. Il ne nous a pas ménagés. Tout ce qu’il avait dit était vrai. Et quelque temps après, je me suis amendé et j’ai compris que le monsieur était seul. Les gens ne lui disaient pas ce qu’il fallait lui dire. On enrobait toujours pour bien présenter. Ils ne venaient jamais dire ce qu’ils avaient vu. Quand l’information est mal donnée, les décisions aussi prennent un coup. Beaucoup avait peur de lui. Avouons qu’il avait de l’aura. Quand tu rentres chez lui avec tes idées, tu ressors avec ses idées parce qu’il a une grande force de persuasion. Vu de l’extérieur, cela choquait certaines personnes. La fête ce n’était pas tellement son affaire. Pour nous petits bourgeois, qui étions à la tête de la République, avec la voiture, on aimait montrer que nous aussi étions arrivés et que nous étions aux affaires. Ça, par exemple, avec lui, ça ne passait pas. Et chaque fois que tu le voyais, tu te reprochais quelque chose. Il aimait travailler.
Comment vous vous êtes connu pour qu’à peine sorti de l’Université, il vous coopte comme conseiller à la Présidence ?
J’avais un ami, Basile Guissou qui le connaissait très bien et qui me connaissait également. J’étais militant CDR (NDLR : Comité de défense de la révolution) sur le campus. Je suis né en Côte d’Ivoire, j’y ai grandi et suis venu au Burkina pour l’Université. Dans mon militantisme, « je ne posais pas mon enfant avant d’entrer dans la danse » (ndlr : formule pour indiquer qu’il était franc et direct). Quand vous déconnez, c’est la mise au point. A l’époque, je n’avais pas la sagesse de maintenant. Basile Guissou a prévenu le camarade président, « J’ai un ami, il est compliqué mais si tu arrives à t’en accommoder, tu en ferais un bon militant ». Et quelque temps après, il vient me dire « Alouna, le PF dit qu’il veut des jeunes cadres dynamiques parce qu’il a hérité d’une administration réactionnaire. Les gens ne sont pas dans le tempo de la révolution et il veut du nouveau sang ». Voilà comment je suis arrivé comme conseiller à la Présidence. J’étais toujours en contact avec les gens du dehors mais à force de jouer sur le terrain, j’ai compris que ceux du dehors n’avaient la réalité de la situation. Voilà comment il m’a connu et quand il m’a découvert, il a dit que le monsieur travaille bien. J’avais même mes habits à la Présidence. Quand il avait besoin de moi, j’étais toujours là.
Propos recueillis par Antoine BATTIONO et Françoise DEMBELE