En 2007, à la faveur du retour de Mariam Sankara au bercail pour le 20e anniversaire de l’assassinat de son époux, je lui avais adressé une « Lettre ouverte » intitulée « votre mari a aussi fait des veuves» (cf. L’Observateur paalga du 26 octobre 2007). Huit ans après, elle est revenue prendre part à la convention sankariste tenue le week-end passé et pour être entendue par le juge d’instruction militaire chargé du dossier de son défunt mari. C’est cette tribune revue et actualisée (les parties en gras) que je propose de nouveau à sa méditation et à celle de tous ceux qui feignent d’oublier que la violence a commencé avec Sankara.
L’agitation qui s’était emparée du Burkina autour du 15 octobre 2007 est maintenant tombée, et bien tombée. Comme diraient «les guignols de l’information» sur Canal horizons, nous pouvons maintenant reprendre une activité normale. Les Burkinabè, qui étaient pris en tenaille entre les sankaristes et les blaisistes, en fait les deux faces d’une même médaille, peuvent désormais prendre un bon bol d’air.
Il faut dire que, comme beaucoup de gens, je me demandais comment cette double commémoration allait se passer avec ces deux camps antagoniques qui se regardent depuis 20 ans en chiens de faïence. Dieu merci, il y a eu, selon une formule consacrée et éculée, plus de peur que de mal.
Les uns ont pu célébrer leur « 20 ans de renaissance démocratique» (mon œil !) avec l’habituelle et indécente débauche de moyens dont sont capables les «rentiers de la République». J’aime bien cette expression que j’emprunte volontiers à l’Observateur paalga (Cf. «Une Lettre pour Laye » du vendredi 19 octobre 2007).
Combien en effet ont pu coûter ces festivités présidentielles en termes de billets d’avions et de chambres d’hôtels pour les étrangers, de perdiems pour les organisateurs, de riz gras et de zom koom pour le vulgum pecus, facilement mobilisable à peu de frais ? On ne le saura sans doute jamais dans ce temple de l’opacité où nous sommes, dans ce Pays pauvre très endetté (PPTE) où nous végétons, mais où on sait, paradoxalement, « concasser les feuilles ».
Déjà que, pour les manifestations « normales », on fait mystère du budget même quand il s’agit, comme c’est le cas ces jours-ci, de parler « bonne gouvernance », ce n’est pas pour les 20 ans du prince de Ziniaré qu’on saura combien il a casqué pour mentir à lui-même. Mais enfin, si ça le chante de se chatouiller pour rire...
Thomas Sankara n’est pas le premier "cadavre politique" du Burkina (1)
Les autres ont aussi pu, tant bien que mal, commémorer le 20e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara. A grand renfort d’agit-prop et de petits mensonges ou de demi-vérités savamment distillés (sur la location des salles par exemple).
Une galaxie sankariste d’autant plus aux anges que Mariam Sankara, après 20 ans d’exil, a débarqué le 14 octobre pour repartir dès le lendemain, une gerbe de fleurs à peine déposées sur la sépulture de son légendaire époux. Pain bénit que cette arrivée, qui a donné un éclat particulier au 15-Octobre des sankaristes en ressoudant leurs rangs. Un bon coup de com. aussi, car l’événement, c’était elle ; y avait pas match, et elle a ainsi fait de l’ombre au camp présidentiel, qui n’en menait vraiment pas large.
Cela dit, je trouve qu’il ne faut pas pousser trop fort le bouchon de la propagande et de l’indignation sélective dans un pays où, quoiqu’on dise, chacun a ses martyrs. J’observe d’ailleurs que Radio France Internationale (RFI) n’a pas su, hélas, s’élever au-dessus de la mêlée (je comprends maintenant pourquoi on les accuse souvent de parti pris) et a passé le temps à dire que Mariam «a pu rentrer» au Burkina après vingt ans d’exil. «A pu», c’est-à-dire donc qu’elle en avait été empêchée jusque-là. Ce dont je doute fort.
Que pendant les premières années qui ont suivi l’assassinat de son mari, il n’était pas sûr que sa sécurité fût garantie, et peut-être même que le nouveau régime préférât la voir loin d’ici, on peut le comprendre. Mais qui peut croire aujourd’hui à cette fable selon laquelle elle ne pouvait pas rentrer depuis ? Que pour des raisons sentimentales ou autres, elle ait voulu s’éloigner du pays, on veut bien, mais c’est un choix délibéré, et elle était libre de revenir ou de rester.
Si ça se trouve d’ailleurs, elle se sent mieux là-bas, et il ne faut quand même pas la prendre au collet pour venir l’installer de force à Ouaga. Au fait, ses enfants, Philippe et Auguste, qui n’étaient pas du récent voyage de leur mère pour «raison de calendrier», vont-ils continuer à tourner le dos à leur patrie ou vont-ils, eux aussi, se résoudre à «pouvoir rentrer» un jour ?
Maintenant d’ailleurs que l’ogre n’est plus là, on espère que toute la famille élira domicile à Ouaga pour participer directement aux efforts de développement du Faso.
Autre chose qui mérite qu’on rappelle quelques vérités fondamentales de l’histoire récente de notre pays, c’est le côté un peu dérangeant de la victimisation à outrance. Mariam Sankara est la veuve d’un ancien président, et pas n’importe lequel.
Ne serait-ce que sur le plan humain, on peut compatir à cela, surtout au regard des circonstances dans lesquelles le héraut de la révolution burkinabè a trouvé la mort, et c’est normal que ses ayants droit saisissent toutes les instances qu’ils jugent utiles pour que vérité et justice soient. Mais autant que je sache, ce n’est pas le premier « cadavre politique » de cette patrie des hommes intègres.
Au début était Nézien
Car enfin, c’est quand même sous le Conseil national de la Révolution, quand l’ange Thomas régnait donc, qu’on a enregistré les premières victimes de la violence en politique avec un prologue sous le CSP1 (les révolutionnaires tenaient déjà les leviers du pouvoir avec Thom Sank Premier ministre) quand, en 1982, Nézien Badembié, officier supérieur de gendarmerie, sera assassiné. Les loups étaient déjà dans la bergerie, et ça n’était que l’apéro.
Puis, quelques jours seulement après la nuit historique du 4-Août 1983, ce fut au tour du colonel Somé Yorian Gabriel et du commandant Fidèle Guébré, qu’on avait respectivement fait venir de Ouahigouya et de Dédougou sous prétexte de « discussions » avec les jeunes Turcs de la Révolution. Ils ne ressortiront pas vivants du traquenard du Conseil de l’Entente. Ça s’appelle d’ailleurs trahir sa parole d’officier.
Ensuite il y eut les conjurés de la Pentecôte passés par les armes le 11 juin 84 (précédé de l’incendie de L’Observateur la veille mais n’y voyez surtout aucun lien) après un simulacre de procès pour «tentative de putsch». Etaient de cette fournée le colonel Didier Kiendrébéogo (qui fut maire de Ouaga), les lieutenants Moumouni Ouédraogo et Maurice Ouédraogo, l’ex-major de gendarmerie Barnabé Kaboré, le sergent du RCS Moussa Kaboré, l’homme d’affaires Adama Ouédraogo et le pilote d’Air Burkina Issa Anatole Tiendrébéogo. Ils seront hâtivement «enterrés comme des chiens » (déjà !) à Tanghin dans des tombes anonymes.
Eux aussi ont laissé des veuves, eux aussi ont laissé des orphelins. Ils ne sont sans doute pas aussi mythiques et vendables que Thomas, le béatifié, mais eux aussi ont droit à la compassion, surtout que, dans son malheur, on peut même dire que Mariam a été heureuse puisqu’elle a tout de suite été recueillie par la « solidarité internationale » et la mouvance sankariste.
Avec comme premier point de chute Libreville, chez Omar Bongo, l’un des suppôts africains de l’impérialisme international qu’on vitupérait tant. Il semble que quand on se noie, on est prêt à s’accrocher à n’importe quelle bouée de sauvetage, même au plus venimeux des serpents, mais Mariam chez Bongo, voilà qui ne manquait pas de saveur. Quant aux autres veuves que son mari a faites, elles ont dû bouffer la vache enragée. Dignement et dans l’anonymat.
J’aurais d’ailleurs été Mariam qu’en marge de la procédure judiciaire, j’aurais approché , en toute humilité, ces femmes et ces enfants devenus veuves et orphelins du fait de la violence en politique quand mon Thomas était aux affaires. Et dans une démarche inclusive, pour employer un mot à la mode en ces temps de transition, j’aurais créé avec tout ce beau monde une association ou une fondation dont je serais la présidente naturelle pour faire de la sensibilisation et du plaidoyer afin que plus jamais un Burkinabè ne meure pour son engagement politique. Il faut bien finir un jour par exorciser tous ces démons et ces fantômes des années de braise sankablaise qui nous pourrissent jusqu’à présent la vie
Qu’on ne me dise pas que les tueries sous le CNR et le CSP n’étaient pas le fait de saint Thomas, sinon, comme on l’entend souvent, elles auraient ipso facto cessé dès lors qu’il n’était plus là. L’argument est certes séduisant, mais il a quelque chose de spécieux et confine même au sophisme. Car c’est oublier que la boîte de Pandore ouverte par ceux-là qui soutenaient que « tant que le sang ne va pas couler sur cette terre des hommes intègres, on n’avancera pas» a libéré tous les malheurs du Burkina, et nous continuons à en payer le prix fort.
Une vie, c’est une vie
C’est bien connu, les mauvaises habitudes ont la vie dure de sorte que nous continuons de traîner des survivances des Etats d’exception, particulièrement des années de braise de la Révolution et de son succédané du Front populaire. Et puis, après tout, c’est quand même Thomas Sankara qui en était le chef, et il faut bien qu’on mette sur son dos ce lourd passif au lieu de l’en absoudre à bon compte pour ne retenir de cela que l’actif.
En privé, il était sans doute un conjoint aimant et un père attentionné, mais en politique, il n’était pas non plus un enfant de chœur, votre Thomas, à l’image de tous ces révolutionnaires avec leur acception manichéenne de la vie. Blaise n’était certainement pas le plus grand démocrate du monde, mais ça m’a fait sourire quand, à peine débarquée le jeudi 14 mai à l’aéroport de Ouagadougou, Mariam a remercié la jeunesse qui a fait fuir « le dictateur ». Je me demande bien avec qui il a pu faire ses classes, cet affreux despote. Non, ne pêchons pas contre l’esprit comme si le CNR, sous lequel les libertés individuelles et collectives étaient inexistantes, était un régime démocratique. Il y a une forme d’imposture dans cette affaire, et Mariam, qui vient de prendre sa carte d’électeur, ce n’est certainement pas sous la révolution qu’elle aurait pu voter. Autres temps autres mœurs, n’est-ce pas, mais personne ne croit à cette légende qui veut que Sankara fût le gentil et le bon entouré d’une bande de brutes et de méchants, le mouton sacrifié le 15-Octobre sur l’autel des ambitions d’une meute de loups voraces. C’était tous des loups, et la révolution, comme c’est le cas partout, a fini, fatalement, par manger ses propres enfants.
Je veux donc bien qu’on vitupère du haut des tribunes et dans les médias contre Blaise Compaoré et ses « 20 ans de renaissance démocratique » sous étroite surveillance. Surtout que, malgré des efforts manifestes (reconnus même par Me Bénéwendé Sankara dans Jeune Afrique n°2440 du 14 au 20 octobre dernier), il ne parvint même pas à répondre conséquemment aux nombreux soucis qui assaillaient ses compatriotes (c’est lui qui a dit qu’il peut, il n’avait qu’à peut donc on va voir). Pis, il a laissé s’installer, tel un cancer qui se métastase, la corruption, le clientélisme, la fraude (économique, scolaire...), le laisser-aller, etc., toutes choses qui annihilent les efforts de développement. Mais je veux aussi qu’on arrête de nous jouer le disque plutôt rayé de la veuve des veuves, car elle n’est pas plus veuve que les autres, et ce n’est pas parce que les maris de ces dernières n’ont pas été présidents, célèbres et charismatiques qu’on doit les prendre pour de vulgaires lapins de garenne qu’on pouvait tuer « et y avait rien ».
Une vie, c’est une vie, que ce soit celle d’un riche ou d’un pauvre, d’un puissant ou d’un humble, et elle doit être respectée.
Wendenda Enoch Ghislain Kafando