Une page de l’histoire de Ouagadougou vient donc de se tourner. Ecrite par moments dans l'exaltation, parfois aussi dans la douleur, elle aura tenu en haleine les habitants de la capitale, et même des autres localités du Burkina, ces dix -huit dernières années. C’est en effet en 1995 que Simon Compaoré emménage, pour un bail qui se révélera long, à l’Hôtel de ville à la faveur du processus de décentralisation et des premières élections municipales consécutives au renouveau démocratique. Celui qui s’installé est un «tengê biiga» (2) de Mankougoudougou (secteur 9) et tient à le faire savoir, tout comme il ne fait pas mystère de son ambition de transformer sa ville natale, où le désordre, la saleté et l’incivisme ont élu domicile depuis des lustres. Avec comme leitmotivs «Ouagadougou sera ce que les Ouagavillois veulent qu’elle soit» ou «where there is a will, there is a way».
Et la volonté, voire le volontarisme, ce n’est pas ce qui manque à ce monsieur râblé au caractère bien trempé qui n’hésite pas, à ses risques et périls, à payer de sa personne, faisant la police ici, conduisant là des taxis en fourrière quand il ne supervise pas lui-même la destruction de constructions sauvages.
L’expression est peut-être éculée mais ce bourgmestre-là était au four et au moulin, contre parfois l’avis de ses administrés pour qui, sans être forcément engoncé du matin au soir dans son fauteuil moelleux, un maire n’avait pas à jouer lui-même les flics alors qu’il a des gens pour le faire. Cette propension à jouer les généraux toujours en première ligne lui vaudra du reste quelques désagréments.
Alors que l’artiste s’apprête à quitter le devant de la scène, comment, en effet, ne pas penser au lourd tribut que, personnellement, il a payé à l’exercice de sa charge ? Comment ne pas penser à cette nuit folle de mars 2011 où des soldats mutins l’ont martyrisé à coups de crosses, de ceinturons et de rangers à son domicile de Gounghin sans qu’on sache vraiment ce que leur souffre-douleur avait à voir dans les raisons de leur colère ?
Comment également ne pas se remémorer le grave accident de la circulation dont il a été victime de retour du congrès du CDP le 4 mars 2012 et qui lui vaudra un séjour médical prolongé en France ? Revenu depuis avec des béquilles, il porte toujours dans sa chair les stigmates de cette douloureuse épreuve. Selon le décompte effectué par l’intéressé lui-même, il aura, durant ses trois mandats, frôlé cinq fois la mort et c’est, à coup sûr, un homme brisé et blazé, presque dégoûté qui se retire. «L’homme court aux hautes idées» (3) a beau avoir des méthodes CDR, on peut tout lui reprocher sauf d’avoir manqué de courage physique et de poigne au point qu’on entendait souvent des Bobolais demander qu’on le leur prête juste quelques petits mois.
Quelque part c’est un «bibèega», au sens positif du terme, qui sera parvenu, à bien des égards, à changer le visage de la capitale, plus coquette et moins anarchique. On dira certes que ses succès sont en partie dus à son poids politique, mais c’est oublier que c’est aussi une affaire de personnalité et que sans vision le poids politique n’est rien. On dira aussi, et à juste titre, que Ouagadougou ne se limite ni au centre-ville, ni à l’avenue Kwame-Nkrumah, encore moins à Ouaga 2000.
Les habitants des quartiers périphériques, où s’entassent 80% de la population ouagalaise sans voirie, sans eau courante et sans électricité, sont bien payés pour le savoir, mais peut-on raisonnablement charger le seul édile de tous ces péchés dans une cité qui s’étend de façon sauvage ? Apporter la «civilisation» dans ces banthoustans infâmes n’est-il pas aussi, sinon plus, de la responsabilité de l’Etat ?
Pour autant il serait trop facile d’absoudre à bon compte le conseil municipal sortant et au moment où il passe la main, cette viabilisation des ghettos restera l’une des taches noires du bilan «simonesque» que les «nouveaux venus» s’emploieront, on l’espère, à corriger. Car, pour être superman, Simon n’aura pas réussi partout. Passe encore qu’il n’ait pas enregistré de résultats tangibles dans sa lutte contre les moulins à vent de la prostitution (Jeanne Dayo l’avait prévenu) mais s’il est un domaine où l’action du premier magistrat de la ville reste mitigée, c’est celui de l’ordre, on devrait dire du désordre, urbain.
Car deux décennies après, malgré les sensibilisations et les répressions, on fait à peu près tout et son contraire dans la ville : l’espace public est toujours aussi anarchiquement occupé, transformé souvent en garage sauvage ; la loi du plus lourd est toujours de règle aux alentours de Rood-Woko où les mastodontes de la route, qui ne semblent avoir que des droits, chargent et déchargent à toute heure du jour et de la nuit, au grand dam des autres usagers obligés de subir en silence ; les abords des lieux de culte sont même parfois transformés en marchés où n’officient pas que les marchands du temple.
Quant à la circulation, la plupart des citadins foulent allègrement aux pieds et aux pneus les règles les plus élémentaires du code de la route, quelquefois au nez et à la barbe des forces de l’ordre qui assistent impuissantes au règne de l’incivisme. Mais pour être juste, il faut reconnaître que certains de ces problèmes dépassent le cadre étroit du conseil municipal pour engager la responsabilité de l’Etat mais aussi celle des administrés, qui ne facilitent pas la tâche, loin s’en faut, aux élus locaux.
Pour tout dire, si «Teb guéré» a fait ce qu’il pouvait, les chantiers restent innombrables de sorte que son successeur ne risque pas de chômer. Par bonheur, pour avoir été maire de l’ex-arrondissement de Baskuy, Marin Ilboudo, qui vient d’être élu, connaît déjà très bien les problèmes de la capitale et n’aura, de ce fait, pas besoin d’un round d’observation. Son principal handicap en réalité est de succéder à celui qui, quoi qu’on dise, aura marqué, de façon indélébile, l’histoire de la ville.
Et croyez-nous, lui qu’on vouait parfois aux gémonies à cause de ses manières à la hussarde va nous manquer avec ses colères homériques, son franc-parler, ses coups de gueule, sa gouaille mais aussi son sens de l’humour. Il faut, par exemple, être Simon, pour dire à un journaliste qui lui posait la question, que celui qui lui demande s’il n’avait pas d’ambitions présidentielles ne voulait pas son bien. Sacré Simon !
Chacun ayant sa personnalité, Marin, qui fut journaliste dans une autre vie, sait sans doute plus que quiconque que le style ne se duplique pas, car c’est l’homme tout entier. L’erreur pour lui serait donc de vouloir faire comme Simon alors qu’il faudra rester soi-même pour imprimer sa marque avec ses atouts propres, sans complexe. C’est à ce prix, et seulement à ce prix, que le nouvel édile de Ouagadougou pourra ajouter efficacement de la terre à la terre laissée par son prédécesseur.