Défenseur des droits humains sénégalais réputé, Alioune Tine, assume depuis quelques mois, les charges de directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Dans cette interview réalisée par mail, faute de temps, l’homme revient sur sa récente mission au Burkina Faso, la chute du président Blaise Compaoré, non sans jeter un regard critique sur la Transition politique.
Sidwaya (S.) : Vous avez séjourné courant mars 2015 au Burkina Faso. Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce déplacement ?
Alioune Tine (A.T.) : J’ai fait un séjour d’une semaine courant mars dernier au Burkina Faso en ma qualité de directeur régional du nouveau bureau pour l’Afrique occidentale et centrale d’Amnesty International, et c’était ma première mission depuis ma nomination. Nous avons une section très dynamique au Burkina Faso, c’est naturellement que nous avons rencontré nos collègues, partenaires et autorités pour d’abord partager avec eux notre vision commune, qui consiste à promouvoir le respect des droits de l’homme, ensuite nous imprégner de leurs conditions de travail, des défis et de leurs projets et programmes sur le terrain. J’ai pu surtout transmettre de manière officielle au gouvernement de Transition, le rapport d’Amnesty International sur l’insurrection populaire intitulé ««Qu’est-ce qu’ils avaient dans la tête pour tirer sur les gens ?». Ce rapport, qui note un usage excessif de la violence par les forces policières, lors de l’insurrection populaire, souligne la nécessité de mettre en place une commission d’enquête indépendante et impartiale composée d’experts pour évaluer les violations faites durant les évènements, identifier les principaux auteurs et les traduire devant la justice. Le document recommande également au gouvernement de Transition de respecter le droit de manifester, qui consacre une liberté fondamentale, de mettre un terme au recours excessif, arbitraire, injustifié et abusif à la force contre des manifestants. J’ai discuté de ces questions avec le président de la Transition, Michel Kafando, et les autorités du pays qui m’ont fait l’honneur de me recevoir en audience. Par ailleurs, j’ai aussi profité pour évoquer avec elles, des questions relatives à la peine de mort, à la torture et aux mauvais traitements mais également aux droits sexuels et reproductifs. Et en ce qui concerne la peine de mort, j’ai salué l’engagement des autorités burkinabè à vouloir faire voter une loi abolissant la peine de mort. J’ai également évoqué l’importance de prendre des mesures immédiates et efficaces en vue de prévenir tout acte de torture et de mauvais traitement et mettre fin à l’impunité dont bénéficient plusieurs auteurs présumés de tels actes. La campagne intitulée «Mon corps, mes droits», qu’Amnesty International lance le 15 juillet 2015 au Burkina Faso, a été aussi un centre d’intérêt lors de mes échanges avec les autorités. Cette campagne a pour objectif de lever les barrières à l’accès à l’information et aux services de la contraception pour les femmes et les filles. C’est une suite logique d’une campagne, qu’Amnesty International avait commencée sur la santé maternelle en 2008, et qui avait mené à la publication du rapport baptisé ‘’Donner la vie, risquer la mort’’ publié en 2009.
S. : Comment les dirigeants de la Transition ont-ils accueilli l’activiste des droits de l’homme très engagé que vous êtes ?
A.T. : Pour l’essentiel, les autorités étaient satisfaites de nos audiences et ont compris les préoccupations d’Amnesty International pour la promotion et le respect des droits de l’homme. Je dois également dire qu’elles ont salué mon engagement personnel depuis une trentaine d’années, en tant que défenseur des droits de l’homme sur le continent. Vous savez, pour moi, la défense des droits de l’homme s’agit de la réalisation d’un idéal, qui me tient à cœur et qui me maintient encore debout prêt au combat. Cet idéal pour moi est l’éradication des violations des droits de l’Homme dans le monde. C’est la raison pour laquelle, avec Amnesty International, je travaille pour que l’Afrique aussi puisse apporter une contribution à la hauteur des défis de l’éradication de la torture, de l’impunité et de toutes les formes de discrimination qui minent le continent. Il s’agit également pour moi, de la dissémination des valeurs, des principes des droits de l’homme par l’éducation et la formation afin de parvenir à l’enracinement de la culture et de la socialisation des droits de l’homme. Globalement, j’estime que les autorités ont compris et bien accueilli mes messages, en tant que militant de la défense des droits de l’homme, et au-delà de ma modeste personne, ceux véhiculés par Amnesty International.
S. : Quelle appréciation faites-vous de la Transition politique burkinabè, en tant qu’observateur avisé de la scène politique ouest-africaine ?
A.T. : J’ai effectué beaucoup de voyages dans ce pays. J’observe avec ma mission de mars dernier, qu’il y a de l’espoir dans ce pays parce qu’il y a des choses qui bougent du bon côté pour que "plus rien ne soit comme avant". C’est tout à l’honneur du peuple burkinabè et des autorités de la Transition. J’observe que dans beaucoup de secteurs d’activités, des sillons sont en train d’être tracés et devraient permettre de poser les fondations d’une société plus juste, démocratique et prospère. Il y a une sorte de contrat entre le peuple et les autorités de la Transition qu’ils ont décliné dans une Charte qui dote le pays d’une feuille de route qui définit les axes de la nouvelle gouvernance à impulser. Je pense en tant qu’Africain que c’est intéressant de suivre tout ce processus. C’est intéressant de suivre toute cette nouvelle dynamique qui a lieu au Burkina Faso avec le gouvernement, le Conseil national de la Transition (CNT), et cette Commission de réconciliation et des réformes, et les autres organes. Il y a même un agenda du processus électoral décidé d’un commun accord avec les dates des élections présidentielle, législatives, et municipales. J’observe par ailleurs qu’il y a des actes très forts et courageux pris. Je peux citer la volonté politique de mener une enquête indépendante sur les circonstances de la mort de Thomas Sankara. S’il y a le maximum de consensus et de concertation, les choses vont bouger dans le bon sens au grand bonheur du peuple.
S. : Les autorités de la Transition vont-elles vraiment dans le sens souhaité par le peuple, dans la mesure où elles font l’objet de critiques pas moins acerbes ?
A.T. : Les critiques ne peuvent pas manquer, et à mon avis, c’est très normal. Il faut même se réjouir de cette liberté d’expression du peuple. Chacun doit pouvoir exercer son droit à la liberté d’expression avec toute la responsabilité nécessaire, sans harcèlement ni intimidation. Il appartient, de mon point de vue, au gouvernement de Transition d’écouter le peuple, de lui parler, et de faire du mieux qu’il peut pour prendre en charge ses aspirations légitimes. Mais au regard des transitions que l’on a vécues en Afrique de l’Ouest, celle du Burkina Faso ne fait pas pâle figure.
S. : Avec le recul, comment analysez-vous la chute du président Blaise Compaoré, fin octobre 2014, à la suite de l’insurrection populaire ?
A.T. : Mon opinion personnelle est que la chute de Compaoré est une grande leçon pour tous les dirigeants africains, qui cherchent à s’éterniser au pouvoir contre la volonté de leur peuple. Vous savez, le pouvoir du peuple est plus puissant que tout autre pouvoir ! Regardez le cas du Burkina Faso, avec la poursuite des manifestations populaires, qui avaient aussi conduit les responsables militaires à prendre le pouvoir après la démission de Blaise Compaoré et à confier par la suite la gouvernance à un civil. Quand on dirige au nom et pour le peuple, il faut en prendre la pleine mesure de la responsabilité.
S. : Certains citoyens estiment que l’ancien chef de l’Etat, exilé en Côte d’Ivoire, doit être traduit en justice sur certains dossiers, telle l’affaire Thomas Sankara. Votre commentaire là-dessus?
A.T. : Je pense que les organisations de défense des droits de l’homme sont intraitables sur la question des crimes, y compris ceux économiques. D’où la nécessité et l’importance de la reddition des comptes. Je pense que les personnes quelles qu’elles soient, qui se rendent coupables de crimes, y compris même de détournement de deniers publics, doivent certes, répondre de leurs actes devant la justice, mais cela doit se faire dans le strict respect des normes d’un procès équitable et de la présomption d’innocence.
S. : Vous soutenez le combat pour la justice en faveur du journaliste d’investigation, Norbert Zongo, assassiné en décembre 1998. Avez-vous espoir que la lumière soit faite maintenant sur cette affaire dans le contexte de changement ?
A.T. : Je soutiens le combat pour la justice y compris en faveur de Norbert Zongo qui, à mon avis, n’avait fait que son travail de journaliste d’investigation, en enquêtant sur le meurtre du chauffeur de François Compaoré. Vous vous rappelez sans doute du jugement de mars 2014, de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui avait conclu que le gouvernement burkinabè s’était montré dans l’incapacité de protéger la liberté d’expression et n’avait pas enquêté avec la diligence requise sur ce meurtre. Rien que pour cela, il faut que la lumière soit faite.
Interview réalisée par
Kader Patrick KARANTAO