Chez Aristote, la prudence est une vertu intellectuelle qui consiste à viser le bien, même si elle ne peut être reconnue qu’après coup. C’est la capacité d’anticiper et de réaliser ce qui paraîtra bien. Ici, l’homme prudent, le « phronimos », est précisément celui qui sait faire preuve de justesse, qui incarne la règle juste, l’ « ortho logos ». C’est donc sous l’angle de la prudence aristotélicienne que les armées tchadienne et surtout française ont diffusé, à dose homéopathique, l’information sur la mort des deux chefs d’AQMI, Abou Zeid et Mokhtar Benmokhtar. Rappelons que ces deux héritiers d’origine algérienne, d’Oussama Ben Laden, d’Ayman al-zawahiri et d’Abou Moussab al-Zarqawi, pilotaient deux « katibas » (compagnies ou unités de combat légères) dans la bande sahélo-saharienne. A l’Ouest du Sahel, le commandement était assuré par Mokhtar Benmokhtar et à l’Est du sahel, par Abou Zeid. Au moment où le Tchad tout entier, cette nation meurtrie, rendait hommage à ses soldats tués au front, au Nord-Mali, au même moment, l’armée tchadienne décapitait les deux têtes de l’hydre terroriste. Quelle étrange coïncidence ! Quelle belle revanche pour le Tchad et son héroïque armée ! Evidemment, tous les mystères entourant la mort des chefs terroristes ne seront pas dissipés du jour au lendemain. Cela dit, les soldats tchadiens viennent de mettre en faillite tout le choix stratégique d’AQMI, cette « entreprise » terroriste, choix consistant à sanctuariser le Nord-Mali comme centre névralgique du Djihad mondial. Désormais, c’est l’armée tchadienne qui « terrorise » les terroristes djihadistes, effrayés par leur propre mécanique et leur folie destructrices. En effet, c’est tout le mythe de leur invisibilité et de leur invincibilité qui se trouve complètement ébranlé. Et, il ne faut jamais cesser de rappeler qu’au moment où les dirigeants ouest-africains cédaient, avec l’occupation du Nord-Mali par les groupuscules djihadistes, à une sorte d’ivresse de l’irresponsabilité politique collective, très vite, le Tchad a pris conscience de ce danger suprême, en prenant le taureau par les cornes. Toute la classe politique tchadienne, ainsi que l’opinion tchadienne ont soutenu, de manière inconditionnelle, la décision politique courageuse du président Déby d’envoyer son armée livrer une guerre totale contre un ennemi qui se définit lui-même comme total. Pour les dirigeants tchadiens, ce qui est en jeu, au Nord-Mali, ce qui s’y joue, c’est le destin de la liberté et de la raison, comme essence de notre continent. Car, les djihadistes ont cru qu’en occupant cette « zone grise » sur le terroriste malien, ils y imposeraient durablement leur sociabilisation criminelle. Comme l’a si souvent bien rappelé Jean-François Daguzan, expert français des questions de terrorisme et de contre-terrorisme, « Le sahel est devenu le nouveau front des combattants islamistes tant pour des raisons stratégiques que pour la facilité d’action. L’océan de sable et de pierre qu’est le Sahara est un espace vide qui faciliterait les manœuvres tactiques et l’action opérationnelle des groupes de guérilla ». A l’heure actuelle, qu’on le veuille ou non, les soldats tchadiens, en tuant les deux chefs terroristes d’AQMI, viennent de montrer au monde entier qu’ils sont bel et bien les vrais maîtres de l’Adrar des Ifoghas. Sur le théâtre des opérations, au Nord-Mali, on assiste à une véritable mutation stratégique, c’est-à-dire à un basculement complet du rapport de force. Bien sûr, il ne faut pas céder à un triomphalisme stratégique outrancier car, le terrorisme, c’est un serpent à plusieurs têtes, une arme vicieuse qui dénature la guerre, après avoir détruit la politique. Et, comment perd-on une guerre ? Par l’absence de doctrine, de vision et d’audace. L’armée tchadienne le sait bien, elle ne doit pas relâcher sa détermination, et surtout sa vigilance face aux Djihadistes, qui constituent la menace la plus grave pesant sur l’histoire déjà dramatique de notre continent. C’est pourquoi, le temps n’est plus aux sommets sous-régionaux contemplatifs et spéculatifs : les armées africaines doivent accélérer leur déploiement sur le vrai théâtre des opérations, là où les soldats tchadiens écrivent, en lettres de sang, une nouvelle et belle page de l’héroïsme militaire africain. L’éradication totale des terroristes djihadistes s’inscrit dans la durée et demande à nos armées un immense esprit de sacrifice. Mais il faut éviter que le sacrifice des soldats tchadiens ne soit jamais vu, un jour, par le peuple tchadien, comme vain et inutile. Oui, on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Mais, à la différence du Tchad, certains Etats africains ont cassé les œufs, et ne veulent plus faire d’omelette. On appelle cela le défaitisme moral qui mène tout droit à la défaite militaire. Saluons la rage de vaincre, au Nord-Mali, de l’armée tchadienne. La mort de 25 soldats tchadiens, les armes à la main, n’a pas du tout réussi à saper le moral des troupes de ce pays engagées au Nord-Mali. Au contraire, c’est comme si cette tragédie leur avait insufflé ce que Bergson a appelé un nouveau « supplément d’âme ». Une chose est sûre, la mort de ces deux adeptes de la haine pestilentielle, tués par l’armée tchadienne, constitue, à n’en pas douter, une cuisante défaite stratégique pour AQMI. Et, on peut très bien s’interroger : comment cette organisation terroriste fera-t-elle pour retrouver un nouveau souffle, une nouvelle vie. ?