Alors que le monde n’a pas encore fini d’absorber les effets récessifs de la crise du crédit de 2007-2009, voilà que la dynamique de la crise de l’Euro, considéré jusque-là comme un « success story », dévoile des paradoxes mais aussi des leçons utiles pouvant inspirer les projets d’intégration monétaire en cours en Afrique.
Evoquons, à la limite, deux paradoxes. Primo, après avoir édifié « l’Europe économique » –parachevée avec « l’Europe monétaire » –, ses initiateurs voyaient dans l’Euro un instrument d’intégration sociale (« Europe sociale »), susceptible de soutenir un « modèle social » assurant le plein emploi, la protection sociale etc. Au lendemain de ses dix ans d’existence, l’Euro est accusé de plusieurs maux : perte de pouvoir d’achat, accentuation des inégalités sociales, insécurité d’emploi... Face à la crise, les réponses convergent vers la discipline budgétaire. Parions que pour concilier l’austérité budgétaire avec une croissance dynamique, l’effort ne se limitera pas à surtaxer la consommation et que les réformes structurelles aboutiront à une réaffectation progressive mais rapide du travail vers des nouvelles opportunités d’emplois.
Secundo, parvenu à se hisser au rang des devises-clés au cours de la décennie, l’Euro a fait disparaître des incertitudes liées au risque de change et des dévaluations compétitives sur l’espace Eurozone. En revanche, sa forte appréciation sur les marchés internationaux de change a malmené la compétitivité de certains Etats. Ce qui a contribué, dès le milieu des années 2000, à creuser les écarts entre deux groupes de pays. En lieu et place d’une Eurozone intégrée, a surgi un espace structurellement fractionné en deux : pays à balance des comptes courants excédentaires (Allemagne, Finlande) et pays déficitaires (Grèce, Portugal). Et même une Eurozone « à quatre vitesses », en termes de croissance et de ratio dette/PIB. Où est donc passée cette vertu attribuée à l’Euro comme instrument d’intégration par excellence ?
Sans doute, ces paradoxes traduisent les effets asymétriques théoriquement liés au fonctionnement d’une zone monétaire unique, mais ils dévoilent en même temps un des nœuds gordiens de cette crise : la non-intégration de la politique monétaire à une politique économique globale incluant un mécanisme de compensation budgétaire fédéral, tels les pays aux structures fédérales (Canada, Etats-Unis).
Selon certains spécialistes [1], l’Eurozone devrait, à terme, se restructurer autour d’un Euro monnaie commune et non plus monnaie unique. Le nouvel Euro aurait une double fonction : celle d’unité de compte et celle d’instrument de paiements internationaux, chaque pays conservant sa souveraineté monétaire propre.
Vu sous cet angle, le projet de l’Union africaine visant à former – sur la base d’unions monétaires régionales – une union monétaire à l’échelle continentale à l’horizon 2021, est non seulement techniquement irréaliste comme cela a été démontré dans une récente étude empirique [2], mais elle repose aussi sur deux prémisses erronées. La première est de croire que la monnaie unique serait un facteur d’accélération de l’intégration économique régionale et donc de développement économique. Ce qui est faux car, révèle la même étude, l’expérience des deux unions monétaires en cours depuis longtemps en Afrique — la zone franc CFA (qui comprend deux régions, relevant, l’une, de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et, l’autre, de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC)) et la Zone monétaire commune du rand (CMA) — est révélatrice de l’absence de corrélation entre l’existence d’une union monétaire et de l’intensification des échanges et donc de l’intégration économique.
La seconde est la perception délétère que l’on a du caractère autorégulateur et parfaitement optimal du fonctionnement des marchés. La crise de l’Euro se révèle être aussi, dans une certaine mesure, une crise de marché parfaitement intégré. Et donc, l’écart de taux d’intérêt (le spread) observé actuellement entre les titres sûrs et les titres à risque fait soulever plusieurs interrogations dont celle-ci : dans quelle mesure l’objectif de croissance économique de chaque Etat membre de la zone intégrée pourrait-il être atteint si la monnaie unique ne garantit pas, sur le long terme, les meilleures conditions d’emprunt à tous les Etats ?
Par ailleurs, l’expérience de l’Euro comme étape ultime d’un processus d’intégration a montré comment la monnaie unique – propre à un éventail de pays structurellement hétérogènes – finit par ligoter les pays les moins dynamiques (Grèce, Portugal), non seulement à leurs dettes mais aussi à leurs déficits commerciaux. Coincés, ces pays auraient pu réajuster leur taux d’intérêt et leur taux de change afin de reconquérir leur productivité et leur compétitivité relative face aux pays en excédent commercial, mais aussi face à la montée en puissance des pays émergents.
Ainsi, à l’étape actuelle de son développement, le choix prioritaire pour l’Afrique réside dans la réduction des obstacles aux échanges intra- et interrégionaux, qui sont à la base d’une fuite importante des capitaux. La Banque mondiale signale une perte annuelle de 3,3 milliards de dollars dans les Etats de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe. Une fois les marchés régionaux ayant atteint une taille optimale en termes de rendements croissants induits par la division du travail et de nouvelles opportunités d’investissement, l’option relative à l’adoption d’une monnaie commune et non unique pourrait être envisagée.
N’est-ce pas là la voie empruntée par les pays ALBA en adoptant le SUCRE (Système unique de compensation régionale), premier pas vers la monnaie commune mais fonctionnant transitoirement comme un système d’appui aux échanges commerciaux ? Ou encore les pays de l’ASEAN+3 dont le fonds monétaire commun (Chiang Mai Initiative Multilateralization) soutient financièrement les membres en manque de liquidités à court terme dû aux chocs asymétriques d’une éventuelle convergence des taux de change. L’Euro, monnaie unique, demeure une expérience unique mais riche en enseignements.
Par Remy K. Katshingu Professeur d’économie au Collège de Saint-Jérôme, Canada