Par la présente lettre, nous avons l’honneur d’attirer votre attention sur la situation d’illégalité dont le personnel du corps des greffiers est victime actuellement : il n’y a aucun fondement légal sur lequel repose le traitement salarial des greffiers depuis le 07 février 2013, date de la promulgation de la loi n°054/2012/AN du 18 décembre 2012 portant statut du personnel du corps des greffiers et donc date de son entrée en vigueur.
Contexte de l’adoption de la loi
Excellence Monsieur le Premier ministre, nous voudrions vous faire juste un bref rappel des faits ayant conduit à l’adoption de la loi n°054/12/AN.
En effet, suite à une lutte farouche engagée par les Syndicats des greffiers du Burkina Faso (SGB – SYNAJ) et formellement enclenchée par une grève les 18, 19 et 20 février 2009, les greffiers obtenaient l’adoption par l’Assemblée nationale le 18 décembre 2012 d’un statut du personnel du corps des greffiers, dérogatoire du statut général de la Fonction publique. Cette loi spéciale a été votée en application de l’article 101 de la Constitution du 02 juin 1991 qui prévoit que les auxiliaires de justice, dont les greffiers sont régis par une loi spéciale. C’est donc plus de vingt et un ans après l’entrée en vigueur de la Constitution de la IVe République que le statut des greffiers a été adopté. Ceci s’analyse comme vingt-un ans de non-respect de la Constitution par l’Etat burkinabè. A la question d’un parlementaire de savoir si le fait que les greffiers fussent régis par la loi n°13/98/AN était contraire à la Constitution, Madame le ministre de la Justice, Garde des Sceaux de l’époque (Mme Salamata Sawadogo), après quelques tentatives de détours, finissait par avouer l’inconstitutionnalité.
L’illégalité du traitement salarial actuel réservé aux greffiers
Cette loi dispose en son article 45 que : «Des décrets pris en conseils des ministres sur proposition conjointe des ministres chargés des Finances et de la Justice fixent :
- le classement indiciaire des emplois de fonctionnaires du corps des greffiers et la valeur du point indiciaire ;
- le taux et les conditions d’attribution de l’allocation familiale ;
- la nature, le taux et les conditions d’attribution des indemnités visées à l’article 42 ci-dessus ;
- la détermination des avantages en nature et les conditions de leur application».
Excellence Monsieur le Premier ministre, plus de deux ans après l’adoption de la loi n°54/12/AN, aucun décret d’application prévu par l’article 45 de ladite loi n’a été adopté alors qu’aucune disposition transitoire n’a été prévue pour régir le régime salarial applicable aux greffiers entre l’entrée en vigueur de la loi (qui ordonne que le régime salarial du greffier soit régi par un décret spécifique) et l’adoption effective des décrets d’application (qui permettront à la loi de retrouver toute sa vigueur). Cet état des choses nous amène à nous poser cette question fondamentale : sur quel fondement légal repose le traitement salarial réservé aux greffiers actuellement ? En réalité, on est dans un vide juridique dans la mesure où les règlements d’application ne sont pas encore édictés et que la loi n’a pas prévu de disposition transitoire qui aurait permis de régir le traitement salarial précédent l’édiction des décrets d’application.
La responsabilité du Premier ministre
Excellence Monsieur le Premier ministre,
«Pour déployer ses effets, une loi ne doit pas seulement être votée et promulguée mais doit aussi, le plus souvent, être complétée par des décrets d’application» (B. Seiller, «Précisions sur l’obligation d’exercer le pouvoir réglementaire», AJDA, 2004, p. 761 et s.).
A bien des égards, le refus d’application ou le retard dans l’application des lois témoigne de nos jours d’une attitude irrévérencieuse à l’égard de la volonté du législateur et met en péril les acquis de la démocratie. Dans un Etat de droit, force doit rester à la loi et cela implique que tous les sujets de droit y compris l’Etat (malgré ses prérogatives exorbitantes de droit commun) soient tenus de se soumettre à la loi, expression de la volonté générale.
Aux termes de l’article 63 alinéa 3 de la Constitution du 02 juin 1991, le Premier ministre «exerce le pouvoir réglementaire conformément à la loi, assure l’exécution des lois...». Le Conseil d’Etat français, interprétant cette disposition constitutionnelle a mesuré sa portée en affirmant que l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre, dans un délai raisonnable, les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi (CE, 28 juillet 2000, Association France Nature Environnement ; CE, Ass., 27 novembre 1964, Veuve Renard, Rec. p. 590 ; CE, Ass, 28 mars 1997, UNAF; CE 27 juillet 2005 Syndicat national des pharmaciens praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires et Fédération nationale des syndicats de biologistes praticiens hospitaliers et hospitalo-universitaires). L’exercice du pouvoir réglementaire implique que, même si la prise de règlement d’application n’est pas expressément prévue par une loi, le gouvernement peut et doit prendre des règlements nécessaires à son application.
Le délai raisonnable relève de l’appréciation souveraine du prétoire qui le jauge au cas par cas en fonction des circonstances de chaque espèce. Exemple illustratif du pouvoir d’appréciation du juge : «Considérant qu’en dépit des difficultés rencontrées par l’administration dans l’élaboration de ces textes et du changement de Gouvernement à la suite de l’élection présidentielle du printemps 2002, la décision de refus attaquée, née le 28 juin 2004, méconnaît l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les décrets d’application des articles 64 et 65 de la loi du 17 janvier 2002 ; que, dans ces conditions, le syndicat et la fédération requérants sont fondés à demander l’annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé d’édicter les décrets d’application des articles 64 et 65 de la loi du 17 janvier 2002 ; » (Conseil d’Etat 1re et 6e sous-section réunies du 27 juillet 2005, 270327 mentionné aux tables du recueil Lebon)
En France, un consensus politique s’est arrêté sur la durée maximale de six mois pour l’édiction des règlements d’application.
Excellence Monsieur le Premier ministre,
Plus de deux ans se sont écoulés sans que tous les décrets permettant l’application effective de la loi portant statut du personnel du corps des greffiers soient édictés. Nous estimons que le délai raisonnable imparti au gouvernement est largement dépassé. Le gouvernement déchu a usé de tous les subterfuges pour ne pas adopter les décrets d’application de cette loi qu’il a lui-même initiée alors que tous les travaux préparatoires avaient été faits (projets de décret rédigés, simulation budgétaire faite…). Il ne restait qu’à faire passer en Conseil des ministres.
La nécessité d’une prompte réaction de Son Excellence
Excellence Monsieur le Premier ministre,
L’illégalité du traitement salarial actuel des greffiers étant manifeste, nous venons par la présente vous demander d’accomplir toutes diligences afin de combler cette carence législative qui perdure depuis 2012. Ce d’autant plus que l’une des attentes les plus ardentes des citoyens burkinabè après l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 ayant conduit au changement politique à la tête du Burkina Faso est sans doute une justice performante. Peut-on entreprendre des réformes en vue d’avoir «une Justice crédible, équitable, indépendante, transparente, compétente et accessible à tous» sans voir au préalable la situation des principaux animateurs de la justice ? Peut-on vraiment œuvrer pour que justice soit rendue quand on est soi-même victime d’injustice ?
A notre humble avis, les problèmes de tous les acteurs de la justice (Greffiers, Agents de la Sécurité pénitentiaire, Magistrats…) méritent une attention particulière et l’efficacité même de la justice en dépendra au-delà de toutes autres réformes. La prise des décrets d’application d’une loi est une obligation constitutionnelle et on ne devrait pas marchander là-dessus. Ni le contexte politique, ni des raisons d’opportunité ne sauraient empêcher le respect d’une disposition de la norme suprême qu’est la Constitution.
Monsieur le Premier ministre,
Le vent de changement insufflé par l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 et l’engagement de votre gouvernement à œuvrer pour une réhabilitation de la justice exigent au-delà de tout «une justice au sein de la Justice».
Nous prenons à notre compte cette assertion de Son Excellence Monsieur le Président du Faso : «plus rien ne sera comme avant» pour qu’effectivement les choses changent au Ministère de la Justice.
Excellence Monsieur le Premier ministre,
Souhaitant une réaction bienveillante de votre part, nous vous prions d’agréer l’expression de notre profond respect.
Groupe de Greffiers en quête d’une justice au sein de la Justice
Maître Ouédraogo Azise
Maître Sirima Ya Hyacinthe