Politique
ZACHARIA Ben Touré à propos des soulèvements du 3 janvier 1966 et des 30 et 31 octobre 2014 : « Les peuples voltaïque et burkinabè se sont retrouvés face à des dirigeants imbus de leur personne»
Publié le samedi 3 janvier 2015 | Le Pays
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Le Burkina Faso a connu deux soulèvements populaires. Le premier, le 3 janvier 1966, qui a contraint le père de l’Indépendance de la Haute Volta, Maurice Yaméogo, à abandonner le pouvoir ; et le second, les 30 et 31 octobre 2014, qui a mis fin à plus d’un quart de siècle de règne de Blaise Compaoré. Quelles similitudes et différences y a-t-il entre ces deux événements ? Quels sont les principaux acteurs du 3 janvier 1966? Les femmes et les jeunes y ont-ils joué un rôle majeur comme lors de la récente Révolution burkinabè? Ce sont autant de sujets que nous avons abordés, le 17 décembre 2014, avec El Hadj Zacharia Ben Houssein Touré, professeur technique des travaux publics et ancien fonctionnaire du ministère des Travaux publics. Aujourd’hui octogenaire, cet homme qu’on pourrait qualifier de dernier des Mohicans, puisqu’il est le seul survivant parmi les dix signataires des responsables syndicaux qui étaient au devant de la lutte en 1966, a une mémoire d’éléphant, car c’est avec force détails qu’il raconte les événements du 3 janvier 1966. Pour cet ancien secrétaire général du Syndicat autonome des techniciens et ouvriers voltaïque, marié et père de 14 enfants, même si les origines des deux soulèvements populaires sont différentes, il reste qu’ils ont des causes communes car le peuple s’est retrouvé face à des dirigeants imbus de leur personne, insensibles à sa souffrance. Lisez plutôt !
« Le Pays » : Quelles activités menez-vous depuis que vous êtes à la retraite ?
Zacharia Ben Touré : Après mon départ à la retraite le 1er janvier 1987, à l’âge de 52 ans, j’ai ouvert une entreprise dénommée Société africaine de travaux publics. En 2000, cette société faisait l’objet de harcèlements et nous avons été obligés de céder. Mais, il reste les bribes de cette société rebaptisée TOUREZ et dirigée par mon second fils.
De la Haute-Volta hier au Burkina Faso d’aujourd’hui, beaucoup de choses ont sans doute changé en termes de valeurs morales et éthiques. Que sont-elles ?
De la chute du régime de Maurice Yaméogo à aujourd’hui, il y a eu un changement. Il y a une certaine prise de conscience des populations. Mais, en matière de gouvernance, les progrès sont un peu mitigés parce qu’on a fait des pas en avant et des pas en arrière et c’est ce qui nous a conduits au soulèvement populaire du 3 janvier 1966 parce qu’il n’y avait pas du tout de liberté. Il n’y avait pas de liberté de presse et même la liberté syndicale était limitée. Les partis politiques étaient, soit dissouts, soit muselés et c’est ce qui nous a amenés à collaborer lors des événements du 3 janvier 1966 parce que chacun se sentait frustré.
« Il y a eu un changement mais pas dans le bon sens »
Il faut rappeler qu’à l’époque, on avait dix syndicats (voir encadré). Concernant le changement en termes de valeurs morales et éthiques, je dirais qu’il y a eu un changement mais pas dans le bon sens. Aujourd’hui, je ne connais pas quelqu’un qui promet de faire telle chose à telle heure ou à telle date et le fait comme prévu. Les gens font facilement des promesses mais ils les oublient tout aussi facilement. Et cela nous fait souffrir en tant qu’anciens. Cela se constate aussi bien au sein des individus qu’au niveau des institutions. A titre d’exemple, lorsque vous déposez un dossier en bonne et due forme aux impôts pour l’obtention d’un titre foncier, on vous donnera un délai de 3 semaines, mais vous allez constater qu’un an après, vous n’êtes toujours pas satisfait et vous ne saurez pas à qui vous adresser. Vous allez à l’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA) pour demander un compteur, on vous fait payer les frais y relatifs mais vous n’aurez pas votre compteur à la date indiquée. Et quand vous allez demander, on vous dira qu’il y a une rupture de tel ou tel matériel. Et ce qui est vrai à l’ONEA est aussi vrai à l’ONATEL, à la SONABEL et dans bien d’autres structures.
Quelles similitudes et différences y a-t-il, selon vous, entre les événements du 3 janvier 1966 et ceux des 30 et 31 octobre derniers ?
La première différence entre ces deux événements se situe au niveau de leur origine. Le 3 janvier 1966 a une origine syndicale, mais la révolution des 30 et 31 octobre a une origine politique. Cependant, tous les deux ont des causes communes. Le peuple s’est retrouvé face à des dirigeants imbus de leur personne, insensibles à sa souffrance, se sentant trop forts pour dialoguer même avec lui. A notre temps, nous avons demandé à rencontrer le président, mais il a refusé de nous recevoir. Pire, il nous a fait convoquer par le ministre de l’Intérieur (NDLR, Denis Yaméogo, frère cadet du chef de l’Etat). Ce dernier nous a reçus avec des injures et des menaces. Face à cette attitude, nous avons eu l’impression que nous n’étions plus face à une autorité, mais à un homme comme nous et donc, nous avons réagi en conséquence.
Quels ont été les principaux acteurs du soulèvement de 3 janvier 1966 ?
Ce sont principalement les syndicats.
Quand exactement les choses ont-elles commencé ?
Tout a commencé le lundi 27 décembre 1965 à partir de 8h. Ce jour-là, se tenait, à la Bourse du travail de Ouagadougou, le congrès ordinaire de l’Union syndicale des travailleurs voltaïques (l’USTV). Toutes les formations syndicales (trois centrales et sept syndicats autonomes) y étaient présentes, solidarité oblige, ainsi que le corps diplomatique et les représentants des organisations sœurs des pays voisins et d’outre-mer.
Dans son discours d’ouverture, le Secrétaire général de l’USTV, Zoumana Traoré, a mis l’accent sur la situation économique difficile des travailleurs. On pouvait lire sur les pancartes, les slogans suivants :
« Revalorisation du S.M.I.G ! (Salaire minimum interprofessionnel garanti) ;
« A bas la hausse des prix ! », « Du travail pour les jeunes ! », « Liberté syndicale ! », « Non à l’abattement des salaires ! », etc.
La séance d’ouverture s’est déroulée sans incident ; mais l’atmosphère était lourde malgré les apparences trompeuses. La police et la gendarmerie avaient tissé un réseau pour capter et interpréter les moindres mouvements et déclarations provenant des milieux syndicaux qu’ils infiltraient.
Les Hommes politiques ne pouvaient s’exprimer que sous le couvert des syndicats et ils ne s’en privaient pas.
Le mardi 28 décembre 1965, le lendemain de l’ouverture du congrès syndical, nous avons appris que le président Maurice Yaméogo était en visite officielle à Abidjan pour débattre de la question de la double nationalité pour les Ivoiriens et les Voltaïques. Les congressistes ont estimé que cette double nationalité était plus à l’avantage des Ivoiriens qu’à celui des Voltaïques. Ils envisagèrent d’adresser un télégramme à la délégation voltaïque pour attirer son attention sur ce danger afin qu’ils soient vigilants. Le capitaine Tiémoko Kaboré, ministre des Anciens combattants, chargé de l’intérim de la présidence, s’y opposa catégoriquement, sans raison connue.
La loi de finances pour l’exercice 1966 était alors en discussion en ce mois de décembre 1965 à l’Assemblée nationale. Cette loi contenait plusieurs mesures défavorables aux travailleurs telles que : l’abattement des salaires, la réduction des allocations familiales, le blocage des avancements,
etc.
Le congrès abandonna la question de la double nationalité et convoqua une réunion d’urgence de tous les syndicats pour examiner les dispositions à prendre contre ces mesures qui risquaient de venir aggraver la situation économique déjà précaire des travailleurs.
A l’issue de cette réunion du 28 décembre 1965, les syndicats décidèrent, à l’unanimité, d’adresser une motion au président de l’Assemblée nationale pour dire :
- non à tout abattement des salaires !
- non à toute réduction des allocations familiales !
- non à tout blocage des avancements !
Ils demandèrent enfin à la Représentation nationale d’user de ses prérogatives pour rejeter ce projet de loi afin de sauvegarder les intérêts majeurs des travailleurs et la paix sociale dans le pays.
Craignant que l’Assemblée nationale ne puisse prendre l’initiative de rejeter le projet de loi bien qu’elle en ait la souveraineté, nous décidâmes finalement d’adresser une lettre au chef de l’Etat lui-même (voir encadré A).
Cette première lettre n’ayant pas eu de suite dans les délais que nous espérions, nous décidâmes d’envoyer une seconde lettre (voir encadré B)
En guise de réponse, le président de la République nous fit convoquer par son ministre de l’Intérieur, Denis Yaméogo, le vendredi 31 décembre 1965 vers 11h 45.
La rencontre tourna court, car en lieu et place de dialogue responsable, le ministre nous couvrit, nous les responsables syndicaux, de menaces et d’injures. Avant de nous mettre à la porte, il dit ceci : « Il paraît que vous menacez d’aller en grève si vous n’obtenez pas satisfaction. Eh bien, si vous n’êtes pas des bâtards, allez grever. Vous aurez de mes nouvelles».
Sur ce, le dialogue était définitivement rompu. Il nous appartenait désormais de laver l’affront lancé par M. Denis Yaméogo qui n’a pas su adopter un comportement de ministre.
Nous sommes sortis du bureau pour nous regrouper juste devant sa porte et faire par la voix de notre doyen, Joseph Ouédraogo, la déclaration suivante, à haute et intelligible voix, afin que M. Denis Yaméogo l’entende : « Si parmi nous il y a des bâtards, qu’ils se retirent dès maintenant car nous irons en grève. Advienne que pourra ».
Le bras de fer était irrémédiablement engagé.
Quelle allait en être l’issue ?
L’avenir allait nous le dire. La nouvelle de l’échec du dialogue s’est répandue à la vitesse du son. Toutes les dispositions que nous avions préconisées, au niveau de nos formations respectives, ont été mises en œuvre en un temps record, y compris les accords avec les partis politiques et les organisations de la société civile.
Tant et si bien que nous avions une longueur d’avance sur les forces de l’ordre.
C’est le lieu de saluer le génie de notre compagnon de lutte, Adiouma Amirou Thiombiano, qui semblait lire l’enchaînement des événements sur un tableau noir, tout en restant calme, modeste et volontairement effacé. Mais peut-on cacher le soleil avec ses doigts ? Non. Il était indubitablement notre phare, et particulièrement pour ceux d’entre nous qui affrontaient pareille situation pour la première fois de leur vie. Malgré l’heure grave, il ne manquait pas d’humour pour dérider, de temps en temps, nos fronts soucieux. Qu’il repose en paix !
Après le ministère de l’Intérieur, nous nous dirigeâmes vers la Direction générale de la sûreté pour informer le commissaire Philippe Ouédraogo, de ce qui venait de se passer avec M. Denis Yaméogo et de notre décision irrévocable d’aller en grève comme prévu.
Ensuite, nous nous rendîmes au domicile du chef d’état- major, le lieutenant colonel Sangoulé Lamizana, pour lui donner les mêmes informations. Il nous reçut debout, devant sa porte. Certains d’entre nous, comme moi, étaient restés sur l’escalier, accoudés à la rampe. Notre doyen et porte-parole, le camarade Joseph Ouédraogo, n’est pas passé par quatre chemins pour dire au chef d’état-major ceci : « Mon colonel, nous venons vous avertir qu’à partir de maintenant, le bras de fer est engagé entre Maurice Yaméogo, son gouvernement et nous ». Surpris par ces propos, le colonel demanda ce qui se passait.
Le doyen lui répondit : « Nous avons demandé à plusieurs reprises au président de recevoir les représentants des organisations syndicales afin d’attirer son attention sur les mesures que le gouvernement envisage de prendre, à savoir l’abattement de 20% sur les salaires, la réduction des allocations familiales, l’augmentation des impôts, etc. Non seulement, il a refusé de nous recevoir, mais aussi il nous a envoyés chez Denis Yaméogo qui nous a reçus avec des insultes. Nous ne pouvons pas accepter cela. Trop, c’est trop».
Répondant au doyen, comme s’il voulait le distinguer du groupe, lui, le doyen qui fut ministre, puis maire de la capitale avant de redevenir syndicaliste, le chef d’état-major lui demanda de faire preuve de modération et suggéra que les syndicats ne prennent pas de position rigide. A l’adresse du doyen toujours, il ajouta: « Se jeter à pieds joints dans l’inconnu ne serait pas digne d’un responsable comme vous ». Le doyen rétorqua : « Mais, mon colonel, nous avons tout essayé et nos efforts ont été vains ». Le colonel nous demanda de garder notre sang froid et de nous conduire en véritables responsables et d’attendre qu’il s’entretienne avec le président qu’il allait rencontrer l’après-midi à 15h. Il pensait pouvoir obtenir qu’il nous reçoive en audience. Le doyen lui dit : « Mon colonel, nous croyons que c’est trop tard. Maurice nous hait. Il ne nous rencontrera pas. S’il veut nous faire arrêter, il est libre de le faire, mais les travailleurs continueront leur lutte.» Il nous promit à nouveau d’intervenir pour que le président nous reçoive.
Mais quand il alla rendre compte à celui-ci de l’entretien qu’il avait eu avec nous, le président lui rit au nez et lui dit : « Colonel, laissez ces syndicalistes crier. J’ai été syndicaliste comme eux ».
Le budget avait été adopté tel quel par l’Assemblée nationale avec toutes les mesures d’austérité que nous dénoncions. La confrontation devenait de plus en plus inévitable.
Le même soir, pendant la cérémonie de présentation de vœux, le président Yaméogo s’adressa directement aux syndicalistes que nous étions, en ces termes: « Je frapperai sans pitié tous ceux qui prétendent parler au nom du peuple… ».
Ces propos menaçants nous amenèrent à avancer le meeting au vendredi 31 décembre 1965 à 17h 30 à la place du samedi 1er janvier, initialement prévu. Malgré ce décalage, le meeting a commencé à l’heure. Un quart d’heure à peine après le début du meeting, le ministre de l’Intérieur, Denis Yaméogo, que personne n’attendait, fit son apparition à la Bourse du travail comme un cheveu sur la soupe. Il fut violemment pris à partie et copieusement hué par la foule en colère. Il fut sauvé de justesse par les éléments de la Compagnie républicaine de sécurité.
Après cet incident qui aurait pu tourner au drame, nous étions sûrs que les choses n’en resteraient pas là. M. Denis Yaméogo allait répliquer inévitablement et à sa manière ; il fallait s’y attendre. Nous décidâmes d’organiser une veillée afin de rester ensemble durant la nuit, au milieu de nos militants et de nos supporteurs politiques. Nous fîmes mettre en place très rapidement un système de sonorisation plus fort pour haranguer sans arrêt l’assistance dans les principales langues du pays. Des chants engagés furent diffusés pour maintenir une ambiance de circonstance.
A 21h 50, des gendarmes et des éléments de la CRS nous encerclèrent pendant que j’intervenais au micro. L’officier qui a conduit les éléments de la CRS, le lieutenant Jean-Marie Dibri Kambou, était non seulement un de mes promotionnaires dans l’armée, mais il était aussi un frère car nous sommes natifs de deux villages lobi voisins. Il me fit envoyer la première grenade lacrymogène pour m’obliger à me taire. La cuillère de la grenade s’enfonça dans ma cheville gauche et y demeura collée plus de dix jours. Elle se décolla toute seule quand la plaie fut cicatrisée. Plus tard, Jean-Marie dira, en rigolant, que tel qu’il me connaît, c’était la seule façon de me faire taire.
C’était la débandade et le sauve-qui-peut. Mon garde-du corps, Gabriel Yaméogo, un solide gaillard de type albinos, natif de Koudougou, me porta sur ses épaules et m’amena hors de tout danger. Il m’accompagna dans la famille amie la plus proche de la Bourse du travail, chez les Rouamba, à l’Ouest de la Cathédrale, où j’ai pu avoir un peu de répit.
Aux environs de minuit, je me rendis compte que je n’avais pas encore rompu mon jeûne. Mme Rouamba me servit un morceau de poulet.
Mes hôtes estimant que cet endroit n’était pas une cachette sûre pour moi, m’amenèrent ensuite dans une autre famille plus discrète. Par prudence, je dus faire le déplacement dans le coffre arrière de leur voiture, une P12. Dans la chambre qui m’avait été affectée, il y avait une simple natte, à même le sol, sans couverture ni oreiller, alors que le froid battait son plein à cette période de l’année.
Le lendemain, samedi 1er janvier 1966, à 18h 45, le président Yaméogo fit à la Radio nationale, cette déclaration des plus ahurissantes, produite de son génie créateur :
« Une subversion d’inspiration communiste est entrée dans le pays, avec comme leader un fils du pays actuellement en fuite. Il s’agit de Joseph Ouédraogo. Sous le couvert de revendications syndicales, il a endoctriné quelques travailleurs qui tentent de perturber l’ordre établi dans la capitale. Joseph Ouédraogo veut livrer notre pays au Ghana. Donc à la Chine de Pékin. Les preuves sont en notre possession. Ce que je demande à tous et à chacun, c’est de faire confiance à notre Armée nationale dont les officiers, les sous-officiers et les soldats ne sont pas prêts à se soumettre à un pays étranger quel qu’il soit. C’est pourquoi j’ai décrété l’état d’urgence.
J’invite toute la population de Ouagadougou à rester calme, et à me faire confiance jusqu’au bout. Toutes les dispositions sont prises contre la mise à exécution de la grève illégale prévue le 3 janvier. Les comédies syndicales qui ont animé la soirée du 31 décembre sont maintenant terminées et n’attendent plus que leur épilogue normal, ce dont je m’occupe ».
Après l’écoute de cette déclaration, je ne puis m’empêcher d’adresser un démenti formel au Cardinal Zoungrana. J’en rendis compte à mes camarades du Comité d’action n°1 dans leurs caches respectives. Mais, du Cardinal Zoungrana à mes camarades de lutte, qui de nous ne connaissait pas Maurice Yaméogo et ce dont il était capable, surtout en pareilles circonstances ?
Nous, membres du Comité d’action n°1, fûmes isolés du monde extérieur du vendredi 31 décembre 1965 au soir, après l’attaque à la grenade lacrymogène, jusqu’au crépuscule du lundi 3 janvier 1966. Nous ne fûmes pas témoins oculaires des événements qui se sont déroulés pendant ce laps de temps… mais nous recevions régulièrement les informations sur l’évolution de la situation et nous pouvions échanger nos points de vue.
Le lundi 3 janvier 1966, quand le colonel Sangoulé Lamizana, de retour de la Présidence, souhaita rencontrer les dirigeants syndicaux de 1er rang, nos surveillants ont compris que le danger, pour nous, était écarté. Ils nous firent venir à la Place d’arme pendant que le colonel était retourné pour apprendre au président que les manifestants rejetaient ses propositions et exigeaient sa démission.
Quand le colonel fut de retour à la Place d’arme, c’était pour demander un micro et dire : « Eh bien, je vous annonce que l’Armée a pris ses responsabilités. J’assume désormais les fonctions de chef de l’Etat. Je vous demande donc de rentrer chez vous ».
Ce fut, je m’en souviens, un moment inoubliable, plein de joie et d’émotion.
Mais, prudence exige, nous refusâmes de quitter la Place d’arme si nous n’entendions pas cette déclaration à la Radio nationale ainsi que l’annonce de la démission de Maurice Yaméogo de la Présidence de la République de Haute-Volta. L’attente dura de 18h 30 à 22h 30.
Enfin, la radio annonça (voir encadré C).
Avant de nous quitter, une réunion du Comité d’action n°1 fut convoquée pour le mardi 4 janvier à 20h au lycée Philippe Zinda Kaboré. Seuls Salif Ouédraogo et moi répondîmes présents à cette réunion. Nous attendîmes les autres camarades au-delà de 22h. Personne ne vint s’ajouter à nous.
Cette réunion ayant avorté, les responsables syndicaux que nous étions, restâmes des témoins lointains de la suite des événements de ce 3 janvier 1966.
Quelle comparaison pouvez-vous faire en termes de mobilisation de la population, entre les événements du 3 janvier 1966 et ceux des 30 et 31 octobre 2014 ?
J’ai évité d’aborder cet aspect parce que je n’ai pas été un témoin oculaire. La consigne que nous nous étions donnée était que tous les responsables de premier rang qui constituaient le premier Comité d’action, disparaissent dès le moindre incident. Et comme la grenade lacrymogène a été jetée, nous avons tous disparu. Il n’y avait donc que nos liaisons qui pouvaient nous trouver et nous communiquer des informations.
Mais d’après ce que nous avons appris par la suite, le 3 janvier, tout le monde était sur le qui-vive. Les gens étaient toujours hésitants jusqu’au moment où les élèves du cours normal sont sortis comme des amazones. En effet, la gendarmerie avait arrêté notre directrice, Jacqueline Ki-Zerbo, que ces derniers ont défendue vaillamment, si bien que la gendarmerie était obligée de la relâcher. L’information est parvenue aux autres écoles et simultanément, toutes les écoles sont sorties et cela a donné du courage aux travailleurs qui attendaient. C’est ainsi que tout le monde est sorti et les forces de l’ordre ont été débordées. Je ne peux pas apprécier le nombre mais, à l’époque, c’était une chose inattendue et inestimable.
En dehors de la grenade lacrymogène qui a été jetée, y a-t-il eu d’autres tentatives de disperser la foule par des tirs à balles réelles par exemple ?
Non, il n’y a pas eu d’autres tentatives de ce genre. Mais il y a eu la menace de le faire ; l’officier de gendarmerie, Maurice Sanou, a voulu faire un peu de zèle en allant attaquer les gens à coup de crosse. Selon l’information que j’ai reçue, il y a eu des bras cassés mais pas plus.
Les femmes et les jeunes ont joué un rôle considérable dans la chute du régime de Blaise Compaoré, peut-on en dire autant pour celui de Maurice Yaméogo?
Oui, il y en a eu autant pour le 3 janvier. Lorsque le lieutenant-colonel Lamizana est revenu de chez le président de la République pour donner sa réponse à la foule, les membres du Comité N°1, qui étaient habilités à discuter avec le gouvernement, étaient absents. Mais une délégation s’est rapidement constituée pour aller à la rencontre du lieutenant-colonel afin de recevoir les informations venant du président. Parmi les membres de cette délégation, il y avait l’épouse de Blaise Bassolé, ce dernier fut directeur de cabinet de Lamizana. C’est pour dire qu’il y avait bien des femmes mais elles n’étaient pas bien organisées comme celles qui ont participé à la Révolution des 30 et 31 octobre 2014.
En tant qu’ancien, quels conseils pouvez-vous donner aux jeunes d’aujourd’hui?
C’est de leur dire de continuer ce qu’ils ont commencé, parce qu’ils sont déjà sur la bonne voie. Si c’est le courage, ils en ont, si c’est la détermination, ils en ont aussi et si c’est l’ouverture, ils commencent à l’avoir. Tout ce qu’ils doivent éviter, c’est le désordre. Sinon, pour le moment, je ne peux que les féliciter et les remercier.
Et sur le plan des valeurs morales ?
Je pense que les 27 ans de règne de Blaise Compaoré n’ont pas laissé de modèles auxquels les jeunes peuvent s’identifier. Mais ils ont ouvert les yeux sur ce qu’il ne faut pas faire et toutes les couches sociales du Burkina ont compris cela, même si ce n’est pas parfaitement assimilé, il y a un début d’espoir.
A quoi faites-vous allusion quand vous dites ce qu’il ne faut pas faire?
Je fais allusion à la gabegie, à la corruption et aux détournements sans crainte. Tout est mauvais. Je ne vois pas ce qu’il faut retenir comme bon exemple dans la gouvernance de Blaise Compaoré.
Quand vous dites que tout est mauvais, ne pensez-vous pas que c’est trop maximaliste, on peut dire qu’il y a eu des aspects positifs quand même ?
Imaginer que l’on jette une poignée de sable dans votre plat de couscous, qu’est-ce que vous allez manger ? Vous comprenez donc pourquoi je dis que tout est mauvais.
Quelle différence, selon vous, y a-t-il entre la façon de faire la politique hier, et celle de faire la politique aujourd’hui ?
Il y avait certes, à l’époque, des menteurs en politique, mais il y avait plus d’hommes sincères, qui luttaient pour un idéal mais depuis que nous sommes allés à l’indépendance, l’intérêt personnel a primé sur l’intérêt général.
Voulez-vous dire que ceux qui font la politique aujourd’hui ne défendent pas d’idéal mais sont des menteurs ?
Mes chers amis, ce n’est pas moi qui le dis, vous le constatez. Ce qu’ils promettent ce n’est pas ce qu’ils font. Alors, comment appelle-t-on cela? Pendant les campagnes, ils disent des choses très alléchantes mais leur comportement après campagne est tout autre.
Que retenez-vous de l’ancien président, Blaise Compaoré ?
Il a pris le pouvoir au moment où je m’apprêtais à aller à la retraite et quand j’y ai été admis, j’ai tourné le dos à la politique et aux syndicats pour m’occuper de ma famille. Donc, faire une analyse objective de la politique de Blaise Compaoré aujourd’hui, c’est peut-être répéter ce que j’ai entendu des autres et cela n’est pas bon.
Mais dans l’ensemble, qu’est-ce que vous gardez comme souvenir de cet ancien président ?
Ce que je retiens, c’est qu’il n’a pas voulu écouter et ses ennemis et ses amis, et parmi ses amis, ceux qui ont voulu lui rendre service, je citerais en premier les Editions « Le Pays », parce que j’ai commencé à suivre ses écrits depuis le 8 juillet 2013.
Si Blaise Compaoré avait écouté, les choses ne se seraient pas passées ainsi.
Je n’ai pas raté un seul de vos écrits, et je lisais avec beaucoup d’attention, ce que vous avez eu le courage de dire en son temps : la vérité là où les autres tournaient autour du pot. Si Blaise Compaoré avait écouté, les choses ne se seraient pas passées ainsi. Si on reprend votre éditorial (ndlr : Burina Faso : mauvais présage pour la démocratie) du 8 juillet 2013, on verra que vous aviez déjà prédit ce qui allait arriver et il suffisait de le lire attentivement pour le comprendre. Mais comme l’ancien président était sûr de lui-même, imbu de sa personne, il ne pouvait pas croire que ce qui lui est arrivé pouvait être possible un jour et c’est cela qui a provoqué son malheur.
Après le 3 janvier 1966, Maurice Yaméogo a non seulement fait la prison, mais semble-t-il, il a aussi été privé de ses droits civiques. Faut-il, selon vous, dans le contexte d’aujourd’hui, réserver le même sort à Blaise Compaoré ?
S’il le mérite, pourquoi pas ? S’il ne le mérite pas, il y a des gens mieux placés que moi pour dire le droit.
Vous avez lutté pour l’indépendance, alors qu’est-ce que vous pensez du recours systématique à la souveraineté, notamment les chefs d’Etat africains qui n’hésitent pas à dire « nous sommes souverains » lorsqu’ils sont interpellés sur des questions politiques par leurs homologues européens?
On se gargarise avec ce mot, mais en réalité, il n’y a rien de positif derrière cela, parce que notre indépendance n’est pas effective car nous ne sommes pas libres de conduire notre politique comme nous l’entendons.
Tous ceux qui ont essayé de se dresser contre le colonialisme se sont vu écartés de façon plus ou moins violente. Ceux qui ont accepté d’obéir au colonisateur sont devenus des valets. Où est notre indépendance?
On ne fait pas ce qu’on veut chez nous.
Vous avec été un fonctionnaire de l’Etat, que pensez-vous de la Fonction publique d’aujourd’hui ?
La Fonction publique d’aujourd’hui ne joue pas son rôle, elle existe mais elle est peu productive.
Pourquoi dites- vous cela ?
Je dis cela parce que quand vous avez besoin du moindre service, ce qui peut se faire en cinq minutes, il faudrait peut- être cinq semaines pour le faire. Vous pouvez aller cinq fois dans un bureau sans trouver la personne dont vous avez besoin.
Qu’est-ce qui explique cela ?
L’inconscience professionnelle, l’absence d’intérêt pour le bien public. A notre temps, il n’était pas imaginable qu’un fonctionnaire soit en retard de plus de cinq minutes à son lieu de travail. Aujourd’hui, les fonctionnaires les plus zelés arrivent à 9h et repartent 30 minutes plus tard.
Alors, jugez en vous-même.
Quelle solution préconisez-vous pour changer cela ?
Le mal s’installe facilement mais il repart difficilement, parce que ces mêmes fonctionnaires qui se conduisent de cette manière, si on prend des mesures coercitives, seront les premiers à crier à l’arbitraire. Ils ne se remettent jamais en cause et c’est cela qui est dommage.
Que pensez-vous de l’action de la transition telle qu’elle a été menée jusqu’aujourd’hui ?
Grosso modo, cela donne de l’espoir. Mais il est peut-être bon de donner plus de temps à cette transition d’avancer un peu pour pouvoir faire un jugement de valeur. A mon avis, les acteurs de cette transition essaient de faire plaisir au peuple, mais eux-mêmes, sont à la recherche de leurs marques. Avec l’aide du peuple qui est très vigilant, je pense qu’ils pourront faire du bon travail pour le peuple parce que les langues sont déliées, les plumes sont alertes ; dès qu’il y a des choses qui sont un peu inappropriées, il y a des gens pour le signaler. A titre d’exemple, par rapport à la suspension du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) et de l’Alliance pour la démocratie et la fédération/ Rassemblement démocratique africain (ADF/RDA), on ne pouvait pas penser qu’un jour, ces partis suspendus pourraient être défendus par quelqu’un comme Me Bénéwendé Stanislas Sankara ; pourtant, il l’a fait et dans quel esprit ! Dans le souci de la vérité. Tant que le peuple restera vigilant, la transition sera dans un bon sillon et sera bien dirigée.
Propos recueillis et transcrits par Dabadi ZOUMBARA
ENCADRE 1
Les dix syndicats qui ont fait tomber le régime de Maurice Yaméogo
- Confédération Africaine des travailleurs croyants (CATC),
Organisation voltaïque des syndicats libres (OVSL),
Union syndicale des travailleurs voltaïques (USTV),
Syndicat des douanes voltaïques, Syndicat autonome des techniciens et ouvriers voltaïques (SATOV),
Syndicat des travailleurs de la santé humaine et animale (SYNTSHA),
Syndicat autonome de postes et télécommunications,
Syndicats autonomes de l’administration générale, Syndicat autonome de l’aviation civile, Syndicat autonome des communes voltaïques.
ENCADRE A
La première lettre des syndicats adressée au président de la république
« Ouagadougou, le 29 décembre 1965
Les Organisations syndicales de Haute-Volta
A Monsieur le Président de la République de Haute-Volta Ouagadougou
Monsieur le Président de la République,
Quoique les textes ne soient pas encore officiels, les Organisations syndicales de Haute-Volta, à l’unanimité, sont au courant des mesures contenues dans la loi de finances pour l’année 1966 et tendant à faire baisser les salaires et le taux des allocations familiales.
Devant ces mesures d’une extrême gravité pour tous les travailleurs des secteurs public et privé, pour tout le pays, en un mot, nous vous demandons d’accepter de nouer le dialogue avec les représentants des organisations des travailleurs avant leur adoption par l’Assemblée nationale et leur mise en application.
Nous espérons que, dans un esprit de solidarité nationale, d’objectivité, de justice et de saine démocratie, vous accepterez le dialogue que nous vous demandons d’établir avec les représentants des travailleurs, afin qu’une solution conforme aux intérêts des travailleurs soit trouvée à la crise actuelle.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, nos sentiments de franc et sincère respect.
Pour les Organisations Syndicales, ont signé :
Joseph Ouédraogo, François de Sales Kaboré, Zacharia Touré, Zoumana Traoré, Salif Ouédraogo, Amirou Thiombiano, Bruno Ilboudo, Alphonse Kyemtaraboum, Emmanuel Kyelem, Lucien Kouldiati. »
ENCADRE B
La deuxième lettre des syndicats adressée au président Maurice Yaméogo
« Ouagadougou, le 31 décembre 1965
Les Organisations Syndicales de Haute-Volta
A
Monsieur le Président de la République de Haute-Volta
Ouagadougou
Monsieur le Président de la République,
Suite à notre lettre du 29 décembre 1965, nous avons l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance, une audience ce jour, 31 décembre 1965, pour vous donner le point de vue des travailleurs sur la loi de finances tendant à l’abattement des salaires, à l’augmentation des impôts, à la réduction des taux des allocations familiales et au blocage des avancements.
Convaincus qu’un dialogue entre vous et nous est plus que nécessaire pour calmer les esprits et contribuer de la sorte à la noble tâche qu’est la construction nationale, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président l’assurance de nos plus profonds respects.
Ont signé, pour les Centrales Syndicales : CATC : Joseph Ouédraogo, OVSL : François de Sales Kaboré, USTV : Bakary Coulibaly, et pour les syndicats autonomes, Douanes : Amirou Thiombiano, P&T : Joseph Ouédraogo, SYNTSHA : Ilboudo Bruno, SATOV : Zacharia Touré ; Aviation Civile : Lucien Kouldiati ; Communes voltaïques: Alphonse Kyemtarboum ; Administration générale : Emmanuel Kyelem »
ENCADRE C
La déclaration du lieutenant colonel Sangoulé Lamizana après la démission du président, Maurice Yaméogo
« Chers compatriotes,
Considérant la gravité de la situation,
Considérant que les intérêts supérieurs de la Nation sont compromis,
Considérant que la paix sociale est gravement menacée,
Pour sauvegarder les institutions démocratiques et républicaines,
Pour éviter toute effusion du sang ,
Je décide d’assumer les charges dévolues au chef de l’Etat jusqu’à nouvel ordre.
L’ordre public sera assuré par tous les moyens.
En conséquence :
L’état d’urgence reste en vigueur.
Tout acte de vandalisme sera sévèrement sanctionné.
Je ne tolérerai aucune ingérence d’où qu’elle vienne dans les affaires intérieures de la République.
En ce qui concerne les relations extérieures, tous les accords internationaux seront respectés.
Je réaffirme solennellement l’appartenance de la République de la Haute-Volta au Conseil de l’Entente, à l’OCAM, à l’OUA et à l’ONU.
J’invite tous les travailleurs à reprendre leurs activités pour le plus grand bien de la Nation dès demain matin à 7h.
Je demande instamment au peuple de garder son calme et de faire confiance à son Armée.
VIVE LA REPUBLIQUE !
VIVE LA HAUTE-VOLTA
Fait à Ouagadougou, le 3 janvier 1966
Le lieutenant-colonel Sangoulé LAMIZANA. »
ENCADRE D
Les dix héros du 3 janvier 1966 (voir photos dans Le Pays du 02 Janvier 2015)
ENCADRE E
Dans le livre d’or
Zacharia Ben Houssein Touré félicite les Editions « Le Pays »
« Je voudrais féliciter et remercier les Editions « Le Pays » pour l’éclairage qu’il apporte quotidiennement à la société burkinabè et d’ailleurs. J’ai toujours du plaisir à lire ce journal. » Merci encore pour l’accueil chaleureux. »
ZACHARIA Ben Touré à propos des soulèvements du 3 janvier 1966 Publié le: 3/1/2015 | RTB |
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