Les enfants en appelaient aux petits souliers promis, au ciel, et à tant de cadeaux disponibles dans ce pays d’abondance. Déjà un chanteur était passé distiller Noël à sa façon, avait fait trépigner frénétiquement les petits invités. Un prestidigitateur était passé à sa suite, mais sa magie n’avait pas suffi à faire oublier au petit Gérôme le sort qui était le sien en ce jour de Noël, contraint qu’il était de vivre comme les enfants souvent montrés à la télé lors des cérémonies en faveur des orphelins. Tout comme n’importe quel enfant orphelin, il attendait un Père Noël dont il ne pourrait se targuer d’avoir le monopole. En effet, il appartenait, ce matin, à une fratrie artificiellement reconstituée d’une cinquantaine d’enfants de militaires en mission au Darfour. S’il y avait ce statut évident d’enfant né de père militaire ; il y avait également celui de potentiel orphelin ; et aucun artiste, fut-il virtuose, ne pouvait fermer l’œil de Gérôme sur le probable drame de devenir orphelin. Pas plus que l’enfant ne pouvait ignorer toutes les dimensions de la mission d’un homme qui met sa vie en jeu pour protéger celle de ses semblables. Des jours durant, ils avaient préparé assidument l’arbre de Noël dans l’espoir de le vivre avec des pères fraîchement rentrés de mission. Un soldat préposé à leurs entraînements avait bien accompli cette mission-là avec la conscience d’une personne devant être évaluée aux futurs talents de ses stagiaires. Pour autant, l’homme avait réussi la prouesse d’instaurer au sein des enfants une discipline militaire facilitée par un vocable de ralliement et de nivellement des attitudes. En remontant un peu le cours de cette expérience à cheval sur des activités culturelles et une formation militaire, Gérôme s’avisa nettement que deux semaines durant, ils avaient rencontré pendant toute une matinée ce soldat à tête carrée et aux gestes aigus. Ils avaient eu droit à tant d’instructions, d’enseignements. Pour un peu varier le menu, il leur fut annoncé un matin qu’il n’était point exclu que l’arbre de Noël fut fêté en présence des parents déjà de retour. Ce jour-là, de parents, il fallait du moins se contenter du meilleur disponible, c’est-à-dire une vingtaine de mères encore bravaches assistant à un spectacle interminable. Regroupées dans une des trois rangées de chaises aménagées pour l’occasion, elles emplissaient volontiers avec les enfants, la salle de rires et d’ovations. A les regarder se renverser et se tordre, on eut dit qu’elles faisaient confiance à la vie. Du moins s’employaient-elles à donner cette heureuse apparence, tandis que chaque instant qui s’écoulait dans cette ambiance demeurait sans aucun doute celui de la possible annonce d’une mauvaise nouvelle. Tant mieux si l’ombre du deuil était chassée à coup d’éclats de rires et à flots de larmes. Les diverses prestations des enfants alternaient avec celles professionnelles des artistes ayant touché leurs cachets aux frais de l’économat de l’armée. Des fois, un chef militaire apparaissait dans l’encadrement de la porte comme pour superviser la fête, et se retirait aussi silencieusement qu’il était arrivé. Du haut de ses dix ans, Gérome connaissait bien les manières fugitives des adultes lorsque les choses ne tournent pas rond. Aussi s’inquiétait-il de ne voir tant de gradés se débiner, feignant quelque occupation. C’était tout de même les familles des personnes en mission qui étaient réunies dans cette salle austère, pour une Noël au goût de contrainte, et qui trouvaient à peine un interlocuteur… Une jeune femme trop maquillée comme un clown gigotait au milieu de la scène, faisant ainsi office d’humoriste. Mais comme son histoire ne tenait pas la route et que chacun y allait de son initiative personnelle, Gérôme prit parti d’aller voir ailleurs, au grand dehors. Là-bas, au milieu de la cour, à l’endroit qui devait être ce que son père nommait toujours « le carré d’armes », il y avait une soixantaine de personnes affairées. Il n’y accorda aucune attention particulière. Du reste, il ne pouvait avoir le cœur à comprendre des activités d’adultes dans une caserne où il se trouve toujours des gens punis par la hiérarchie, à porter des paquetages énormes et à faire des exercices à la limite de la démence. Ces gens pouvaient tout faire au carrée d’armes, cela ne l’intéresserait pas outre mesure ; l’absence injustifiable, voire exécrable de sa mère, s’ajoutant à la mission de son lieutenant de père, le taraudait le cœur, c’était assez. Dire que des épouses de soldats avaient franchi les limites de leur analphabétisme, aidant leurs enfants à attendre le Père Noël. En s’asseyant sur le banc qu’il trouva à sa droite au sortir de la salle, une idée lui fit couler des larmes. Connaissant la relation passionnelle qui liait sa jeune mère à un certain monsieur depuis les premiers jours de mission de son père, il la soupçonnait en train de lui faire plaisir d’une manière ou d’une autre. La nuque fléchie, il l’imaginait en train de roucouler dans ses bras, en train de jacasser pour un rien, en train de prendre un bain. Après ce premier jour où l’homme avait découvert la chambre du militaire en mission, il éprouvait trop de liberté dans cette maison-là. Ce débordement était imputable à sa mère, Gérôme le savait. C’est elle qui l’avait rassuré que les portes de la maison lui seraient désormais ouvertes, et qu’il lui serait loisible de se présenter quand ça lui dirait. D’ordinaire, l’on n’entre pas dans la maison d’un militaire comme dans un moulin. L’homme qui rendait visite à la mère de Gérôme détenait maintenant des clefs de leur maison ; il y entrait comme dans une porcherie, c’est-à-dire en sifflotant un air de son choix ou en grognant. Ça faisait mal à l’enfant, cette manière méprisante qu’il avait de lui larguer un « ça va fiston ? » en continuant son chemin vers la chambre où attendait son amie. L’homme n’avait pas deux minutes de présence dans la chambre, que ça rigolait. Ça se bousculait, ça luttait (à en croire les bruits avec les meubles), ça rigolait encore, mais ça finissait par parler convenablement, et à gémir sauvagement comme dans certains films pornographiques. Sans gène, ni état d’âme. A tout moment du jour et de la nuit, ça arrivait, cette scène paillarde, et une fois dehors, l’enfant se croyait interrogé par les regards connaisseurs. En remuant à juste titre cette amertume ce matin de Noël, il réalisait son drame d’enfant méprisé. Les hommes rassemblés au carré d’armes poursuivaient leur affairement. Gérome distingua des cartons au centre du cercle qu’ils formaient. Encore une fois, son attention se détacha de ce groupe en pleine activité. Ses pensées fabriquaient toutes sortes d’idées. Gérome se représenta son père en train de surprendre le visiteur dérangeant. Une bagarre s’engagea entre les deux hommes dans la chambre dont sa mère épouvantée s’échappa. Des menaces de mort fusèrent, un coup de fusil partit, traversa le plafond et le toit. L’enfant en personne accourut dans la chambre et heurta un homme en train de se vautrer dans une mare de sang. Le lieutenant, nullement gêné par son acte, avait déposé son arme à côté d’une poche de préservatif dont l’absence de contenu à ce moment en disait long sur la scène qui mit le militaire hors de lui-même. Maintenant, dans un calme surprenant, il composait un numéro sur son téléphone portable. La maison, vite envahie par des badauds fut aussitôt vidée, car le militaire éconduisit la dizaine de personnes qui se présentèrent spontanément. « Filles et fils de chien », aboya le militaire. « Vous avez laissé quelqu’un pourrir la vie de mon fils tout le temps que je suis resté en mission. Maintenant que j’ai réglé l’affaire à ma façon, vous vous présentez dans ma maison… Vous foutez le camp ou je fais d’autres victimes. » Il n’en fallut pas plus pour éloigner les voisins immédiats. Tant mieux si rien n’était encore vrai et si l’enfant impuissant en était à ruminer ses rancœurs, à couler de fines larmes et à jeter des coups d’œil sur des militaires en plein exercice dans la caserne. Cependant, les hommes mobilisés dans le carré d’armes entonnaient une chanson de Noël. Des gaillards jouant les enfants tandis qu’un autre, tout de rouge vêtu, se prenait pour le Père Noël. Tout portait à croire que les hommes s’essayaient à un numéro imminent.
- Tu rentres pour ta représentation ? La silhouette de celui qui posait la question se répandit sur les pieds de l’enfant. Sa taille surplomba le petit personnage soucieux qui resta quasiment figé sur le banc.
- Tu veux que je rentre jouer ? demanda Gérôme. Une taloche s’écrasa au bon milieu de sa tête.
- Si je me suis trompé c’est parce que je pensais à autre chose, s’excusa l’enfant unique du lieutenant.
- Je ne te demande pas de me vouvoyer, je te trouve trop curieux, expliqua le jeune militaire préposé à l’organisation de l’arbre de Noël. Qu’est-ce que tu as à regarder là-bas ? Les militaires travaillent, ça ne te regarde pas, tança-t-il. Contre mauvaise fortune, Gérôme quitta le banc, regagna la salle où ses camardes attendaient déjà le récital suivant. Le dernier avant la sortie du Père Noël.
- Suivez le récital, encouragez Gérome ; sollicita le jeune militaire.
- Wiiiiiiii ! cria l’assistance des enfants. C’est tant bien que mal que Gérôme débita son texte, la tête calée sur une épaule, quelque peu penaud. Puis arriva le Père Noël tant attendu, qui fit pleuvoir tant de cadeaux ! Et quand après la musique finale, le Père Noël se débarrassa de son déguisement, il reparut, fonçant vers Gérôme. Père et enfant s’embrassèrent à se briser les côtes. Contrairement à ce qui était prévu, l’enfant ne fut pas reconduit à la maison par l’homme qui s’amusait tant avec sa mère. Il rentra, une de ses petites mains dans celle de son lieutenant de père, racontant d’interminables histoires survenues entretemps à la maison.