«Nos intellectuels ne sont en réalité que des gens alphabétisés. Ce ne sont pas des intellectuels. Ils copient les choses et les plaquent comme ça. Le conseil constitutionnel est prévu dans la constitution française du 4 octobre 1958. C’était pour un objectif précis. Il a été créé par le Général De Gaulle pour lui donner des avis politiques en vue de conforter son régime… » L’homme qui s’exprime ainsi est avocat au barreau burkinabè. Me Apollinaire Kyèlem de Tambèla est aussi chercheur. Dans cette interview accordée à Fasozine.com, il revient sur la mort, le 24 mai dernier, du juge Salifou Nébié. Selon lui, ce n’est pas le juge qui a été assassiné, c’est plutôt l’homme politique…L'entretien a été réalisé avant que ne soient rendus publics par la presse, les résultats de l'autopsie faite sur le corps du défunt par le médecin légiste français, Stéphane Chochois et qui ont conclu à un accident de la circulation.
Fasozine: Quelle analyse faites-vous du meurtre du juge Salifou Nébié?
Me Apollinaire Kyèlem de Tambèla: Ce crime me rappelle celui de la mort de Thomas Sankara. (...) Ce que vous dites est tout de même fort, vous devez avoir de bonnes raisons pour dire que c'est un crime… Avoir des raisons c’est trop dire. Mais j’ai des intuitions. (...) Sinon on ne peut pas expliquer. Il faut que je vous dise une chose pour être complet. M. Nébié n’était pas seulement que juge. Il était aussi homme politique. Je pense que ce n’est pas le juge qui a été assassiné, c’est plutôt l’homme politique. Cela doit nous interpeller à plusieurs titres. Je pense qu’il n’est pas bon que les magistrats se mêlent de politique.
Quand vous êtes magistrat et que vous vous mêlez de choses politiques, il vous devient difficile de trancher en toute impartialité. Moi je suis chercheur et le chercheur doit être objectif quand il analyse les choses. Il y a plusieurs partis politiques au Burkina Faso. Nulle part vous ne verrez mon nom. Pas parce que je n’ai pas de sensibilité. Mais si j’adhère à un parti politique, je ne pourrai plus écrire et dire les choses en toute liberté comme je le veux. On pourrait venir me dire que mes déclarations sont contre la ligne du parti et que je ne devrais pas le dire.
Donc pour rester impartial et objectif, il faut que je garde ma liberté. Cela doit être valable pour les magistrats. Un magistrat qui prend parti même clandestinement, il ne peut plus trancher en toute liberté. Un jour me promenant dans la ville, j’ai vu un magistrat, je dis magistrat mais ça peut être une femme, sur un porte char transportant des militants du CDP (Congrès pour la démocratie et le progrès, le parti au pouvoir, Ndlr). Tout le monde était habillé en tee-shirts CDP y compris le magistrat qui chantait les chansons du CDP et qui faisait de la propagande. Je me suis demandé s’il est toujours magistrat.
Et tenez vous bien, la semaine d’après, je l’ai vu siéger au tribunal. Est-ce que un tel magistrat peut être impartial si un dossier impliquant le CDP ou un militant du CDP vient à tomber entre ses mains? Vous avez des magistrats qui sont conseillers dans les ministères, qui occupent des postes de direction et qui sont nommés en conseils de ministre. Dites moi, s’ils peuvent être impartiaux, s’ils reviennent pour juger. Ce n’est pas possible. Des magistrats qu’on nomme ambassadeurs, conseillers dans les ambassades… Ces magistrats peuvent-ils être impartiaux quand ils reviennent pour siéger? On ne mord pas le doigt qui vous nourrit. Il y a des gens formés pour être dans les administrations, dans les ambassades. Un magistrat est formé pour être dans les juridictions et il nous en manque dans les juridictions.
D’ailleurs c’est une discrimination faite dans le même corps. Donc quand vous êtes magistrat et que vous faites la politique, vous restez redevable aux hommes politiques et vous pouvez avoir à leur rendre compte. C’est pourquoi, je l’ai toujours dit dans mes écrits, le Conseil constitutionnel actuel où siégeait le Juge Nébié doit être changé.
Et pourquoi ?
Vous savez, nos intellectuels ne sont en réalité que des gens alphabétisés. Ce ne sont pas des intellectuels. Ils copient les choses et les plaquent comme ça. Le Conseil constitutionnel est prévu dans la constitution française du 4 octobre 1958. C’était pour un objectif précis. Il a été créé par le Général De Gaulle pour lui donner des avis politiques en vue de conforter son régime. Donc le Conseil constitutionnel est un organe politique par essence. Petit à petit et sous Giscard D’Estaing, les juges du Conseil constitutionnel ont pour la première fois tenté d’être indépendants du politique en prenant une décision qui n’allait pas dans le sens de ce que voulait le président…
C’est donc après que le Conseil constitutionnel s’est transformé en juridiction constitutionnelle. Mais nous, nous avons plaqué ça ici comme cela. Donc le Conseil constitutionnel actuel est un organe politique. Et voyez un peu la nomination des juges du Conseil. Trois personnes nommées par le Président du Faso, trois personnes par le président de l’Assemblée nationale et trois autres personnes par le ministre de la justice. Et ce n’est pas nécessairement des magistrats. Vous avez des gens qui ne sont pas magistrats qui siègent au Conseil constitutionnel.
Mais quand vous êtes nommés par quelqu’un quelque part, il faut vraiment avoir une force de caractère pour prendre une décision qui va à l’encontre des intérêts de cette personne. Et notre société actuelle ne nous le permet pas. Nous sommes dans une société fragile… A partir du moment où les juges du Conseil constitutionnel sont nommés par des hommes politiques, ils ne peuvent que rendre des décisions politiques.
Vous dites que la mort du Juge Nébié est politique…
Oui, c’est politique, et je vous le dit. Le juge Nébié a été nommé par un politique. (...) C’est pour ça, je dis que le magistrat doit se démarquer de la politique. Ensuite, il faut changer le mode de désignation des membres du Conseil. Il faut changer la nature même du Conseil constitutionnel. (...) J’ai toujours proposé à la place du Conseil constitutionnel, une cours constitutionnelle à l’image de celle de l’Allemagne ou de l’Italie.
Les membres doivent être des magistrats professionnels ou des juristes confirmés. Ils doivent être nommés par le Conseil supérieur de la magistrature, par les professeurs de droit, les organisations de la société civile et par l’ordre des avocats. De la sorte, les politiques n’auraient plus rien à voir là dedans. Comme ça, on a de fortes chances que cette cour tranche en droit et non en politique. Sinon le Conseil constitutionnel actuel a été mis en place pour servir le régime, à l’image du Conseil constitutionnel français. Il tranche en droit quand cela arrange le régime. C’est ça l’essence de notre Conseil constitutionnel depuis sa création. Si nous voulons un régime démocratique, il faut changer la nature de notre Conseil constitutionnel.
Vous voulez dire que ce Conseil constitutionnel ne pourra pas arbitrer le débat sur le référendum et la modification de l’article 37…
Ce n’est pas la peine de saisir le Conseil constitutionnel parce que la réponse est connue d’avance. Tel que le Conseil constitutionnel est composé et tel qu’il a été conçu, il dira qu’on peut modifier l'article 37. Si on lui soumet la question, il dira qu’on peut organiser le référendum… Pour l’opposition donc, je crois que ce n’est même pas la peine de mener le combat au niveau du Conseil constitutionnel. Il faut l’ignorer carrément. C’est une question de rapport de forces. Le combat est donc ailleurs et non pas au niveau du Conseil constitutionnel.
Mais vous êtes de ceux qui disent qu’il faut toujours utiliser les moyens légaux non ?
Oui mais quand le droit vient à faillir, c’est la conscience citoyenne qui prévaut. En 1954, quand l’Abbé Pierre réquisitionnait des maisons qui ne lui appartenaient pas pour les sans abris, et qu’on lui parlait de légalisme, il disait que quand le droit vient à faillir, c’est la conscience citoyenne. Contrairement à ce que les juristes de superficie disent, le droit n’est pas neutre… Le droit sert toujours des intérêts. Il faut avoir la perspicacité de savoir celui où ceux que le droit sert. C’est la lutte sociale qui peut emmener les lois dans un sens ou dans l’autre.