La ville de Dori est reconnue comme une localité fortement islamisée. Comme s’il s’agissait d’une conséquence immédiate, le chef-lieu de la région du Sahel passe pour être un bastion des foyers coraniques où des marabouts nigériens dictent leurs lois. Mendicité à outrance, trafic d’enfants constituent le visage caché de ce phénomène considéré par plusieurs acteurs comme une tradition de la religion musulmane. Prises entre la pression de la population et l’exigence de la loi, les autorités locales cherchent à allier difficilement religion et protection de l’enfant.
Vendredi 20 juillet 2012, il est 6h30. La ville de Dori se réveille de son long sommeil. En ce jour béni, selon le Coran, certains habitants de cette ville fortement islamisée commencent à vaquer à leurs occupations. Ousséni Maïga et ses trois amis, à peine 6 ans chacun, sébiles en bandoulière, se précipitent vers un restaurant à côté de la grande voie où les étrangers et la plupart des fonctionnaires de Dori prennent leur petit déjeûner. Le petit Maïga et ses amis accostent les passants qui descendent de leurs voitures pour demander une petite monnaie ou font le pied de grue pour attendre que quelqu’un leur offre le reste de son plat.
Un monsieur qui vient d’entamer son plat de soupe de poisson se lève pour chercher de l’eau. Les quatre talibés se précipitent sur le plat sous le regard impuissant du client, obligé de reprendre un autre. Quelques instants après, une autre cohorte de talibés dont les âges varient entre 14 et 17 ans arrive sur les lieux. Sans dire un mot, le groupe de Ousséni Maïga sait qu’il doit quitter le restaurant et continuer son chemin, (droit d’aînesse) oblige. Dans la ville, les talibés pullulent devant les boutiques les plus fréquentées, les restaurants, dans la rue, au marché… Selon Mahomet Ouédraogo, coordonnateur du projet Talibé, mis en place par la Fondation pour le développement communautaire au Burkina Faso (FDC/BF), la ville de Dori compte plus de 50 foyers coraniques avec 932 talibés dont des filles. Par groupes de trois, quatre ou cinq, avant d’aller apprendre le Coran dans leurs foyers, ces talibés sillonnent la ville dans tous les sens à la recherche de leur pitance. Au foyer d’Idrissa Cissé, au secteur n° 4 de Dori, c’est l’heure de la révision des leçons de la veille. Tenant chacun une ardoise affichant des écritures coraniques, des enfants sont massés sous deux hangars jumelés. A deux mètres de là, se tient une étable artisanale où des bœufs semblent cohabiter avec les talibés. L’odeur nauséabonde de la bouse de vache inonde les lieux.
Dans une atmosphère de tohu-bohu, chacun tentant de réciter le verset appris la veille, deux hommes couchés au milieu des enfants, jouent le rôle d’encadreur. Il s’agit d’Idrissa Cissé que les enfants appellent affectueusement Modibo et son assistant Abdoulaye Cissé. Les maîtres des lieux se lèvent, puis s’asseyent chacun sur un monticule construit en briques de terre battue et le tout tapissé par une peau de mouton. Après les salamalecs, Modibo, chapelet en main et récitant ses sourates, reçoit le guide de l’équipe de reportage et des discussions s’instaurent en fulfuldé. L’objet de la visite situé, il accepte l’entretien mais met en garde contre toute prise de vue de sa personne, estimant que cela est interdit par les prescriptions islamiques. Toutefois, il permet au photographe de prendre les images des talibés. Dans son foyer, l’un des plus grands que compte la ville, lui et son frère encadrent plus de 200 talibés dont des filles âgées de 6 à 20 ans.
Mendier ou périr
Ces talibés affirment tous qu’ils doivent leur salut à la mendicité. Hamidou Diallo, un talibé de 12 ans venu de Bani, à quelques kilomètres de Dori est formel : « Depuis que je suis dans le foyer, je dois mendier tous les jours pour manger à midi et le soir. Le matin, nous étudions jusqu’à 8 heures avant d’aller mendier et revenir prier à 14h et reprendre nos ardoises. Après la prière de 16h, on doit repartir mendier encore ». Vêtu d’un maillot défraîchi de l’équipe des Etalons, Nouhoun Diallo a quitté depuis trois ans son Oursi natal, commune située à un jet de pierre de la ville de Djibo, pour Dori à la quête du savoir chez son maître coranique. Il a choisi, contrairement aux autres qui mendient en groupe, de faire cavalier seul dans la recherche de . Il semble avoir trouvé son eldorado à la gare d’une compagnie de transport de la ville. « Je vais là-bas tous les jours et ça marche. J’arrive à avoir à manger pour assurer ma survie. Les conditions d’études ne sont pas faciles mais je dois faire avec parce que mes parents m’ont envoyé pour apprendre. Et depuis que je suis venu, je suis coupé de mes parents », confesse Nouhoun Diallo. Quant aux filles, interdites d’assister aux échanges, le maître Idrissa Cissé fait savoir qu’elles ne sont pas autorisées à mendier. Celles qui n’ont pas leurs familles sur place sont prises en charge dans le foyer. En dehors de ces filles, tous les autres talibés doivent mendier pour se nourrir, indique M. Cissé. Même son de cloche chez son collègue du secteur n°3, Al Moustapha Maïga qui est venu du Niger, à quelques centaines de kilomètres, et gère plus d’une cinquantaine de talibés. Il confesse qu’il ne peut pas prendre en charge leur alimentation parce qu’il ne dispose que d’un champ que ses talibés l’aident à cultiver, et d’une petite table où sont disposées diverses marchandises en vente. Quand on lui demande si la mendicité est une prescription du Coran, sa réponse est hésitante : “je n’ai jamais chercher à fouiller le Coran pour voir si l’on a affaire à une prescription coranique. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’une tradition dans les foyer coraniques. Nous sommes nés trouver la mendicité et nous avons emboîté le pas”. Un autre maître coranique nigérien basé au secteur n°2, Moumouni Boubacar, estime que la mendicité fait partie de la formation coranique. Selon lui, quand l’enfant mendie, il s’habitue à la précarité des conditions de la vie et devenu grand, il est socialement préparé à affronter la vie active et endurer les épreuves. “En outre, les enfants qui mendient sont sous la protection de de Dieu, avance-t-il sans sourciller. Une maladie ne peut pas tuer facilement un talibé qui mendie et c’est rare de voir mes talibés tombés malade”, soutient M. Boubacar dans un français approximatif qu’il dit avoir appris dans l’école de la vie. Assis au milieu de plusieurs livres coraniques qu’il consulte et vend sa petite table de cigarettes, “qui lui permet de vivre”, il précise que lui-même a mendié pendant sept ans quand il était à l’école coranique dans son pays au Niger. Mais l’imam de la grande mosquée de Dori, Moussa Hama Cissé, précise que la mendicité et la religion musulmane ne sont pas forcément liées car le Coran n’a jamais prescrit la pratique. Même s’il reconnaît, en tant qu’ancien talibé, que dans la tradition musulmane, le phénomène a été associé à l’école coranique, il admet que les temps ont changé et que les acteurs doivent allier école coranique et modernité.
Un boulevard pour le trafic d’enfants
Le haut-commissaire de la province du Séno, Saïdou Sankara, estime pour sa part que le phénomène est lié à la pauvreté et à l’irresponsabilité des parents. un parent envoie son enfant à l’école coranique et ne donne pas les moyens nécessaires au maître pour entretenir son enfant, il va de soi que si le maître aussi n’a pas les moyens, c’est la mendicité qui est réservée à cet enfant , commente M. Sankara. Ces dures conditions de vie contraignent certains talibés à déserter les foyers pour vivre dans la rue, déclare Noël Konkobo, attaché d’éducation spécialisée à la direction provinciale de l’Action sociale de Dori. Pour certains acteurs, les foyers coraniques constituent un boulevard pour le trafic d’enfants dans la province du Séno. Pour preuve, la majorité des enfants qui mendient dans la ville de Dori, indique le président de la commission affaires générales, sociales et culturelles de la commune, Bamanga Mossi Dicko, sont des enfants nigériens emmenés par des maîtres coraniques venus du Niger. Amadou Hama est un talibé d’à peine 12 ans. Il affirme avoir quitté ses parents du Niger depuis cinq ans pour Dori en vue d’apprendre le Coran. Le petit Hama déclare que le maître est venu le chercher avec d’autres camarades de son âge, pour une destination qu’il ignorait. « La plupart des garibous qui traînent dans les rues de Dori sont des Nigériens, de même que les marabouts. Ils viennent avec un petit nombre d’enfants s’installer à Dori et ils parcourent maintenant les villages environnants pendant les récoltes pour demander d’autres enfants aux parents », confie Bamanga Mossi Dicko. Il s’agit bien, soutient-il, d’un trafic d’enfants sous le couvert de l’islam puisque ces enfants sont le plus souvent de très bas âge et sont obligés de cultiver pour leurs maîtres.
La situation inquiète bien les autorités puisqu’il s’agit d’un phénomène transfrontalier. La municipalité dit être au courant de la migration de ces enfants du Niger vers la commune de Dori, mais reconnaît que la situation est difficile parce que la localité est fortement islamisée.
« Quand vous voulez intervenir, les gens se lèvent contre vous parce qu’ils lient la question à l’Islam. En outre, en quittant le Niger, les marabouts traversent une commune avant d’arriver à Dori. Il faut dire que le dispositif depuis la frontière est poreux et quand les maîtres arrivent à Dori avec les enfants, la situation se complique », déplore le premier adjoint au maire de Dori, Alou Amadou. Et d’ajouter avec regret : “Par le passé, nous avons demandé à la gendarmerie de surveiller les déplacements d’enfants et d’arrêter les fautifs. Il y a eu des maîtres coraniques qui ont fait la prison mais rien n’a changé”. Pour le haut-commissaire du Séno, Saïdou Sankara, 25 enfants en provenance du Niger ont été interceptés, il y a trois ans de cela, et renvoyés à leurs familles. Mais, reconnaît-il, une fois ces enfants retournés, leurs parents les ramènent aux maîtres coraniques, parce qu’ils se trouvent confrontés à la pauvreté et préfèrent confier leurs progénitures à ces marabouts pour leur survie. Il confie qu’un maître coranique a déjà été condamné à Dori par la justice pour trafic d’enfants et cela a provoqué le courroux de la population.
Réformer les foyers coraniques
Par conséquent, le phénomène de transit des enfants se poursuit sous l’œil impuissant des autorités qui continuent de chercher les solutions appropriées.
Au premier semestre de cette année, indique Noël Konkobo de l’Action sociale, 19 enfants victimes de trafic ont été interceptés à Dori et renvoyés à leurs parents. Toutefois, soutient-il, le manque de moyens limite l’action du Comité de vigilance et de surveillance (CVS) qui est chargé d’intervenir et d’atténuer le phénomène. Pour venir à bout du trafic d’enfants et des conditions de vie difficiles des talibés, tous les acteurs estiment qu’il faut reformer le système de l’école coranique. Il s’agit tout d’abord, soutient Mahomet Ouédraogo du projet Talibé, de travailler de sorte à ce que les enfants restent auprès des parents pour apprendre le Coran. L’idée est de développer, précise M. Ouédraogo, l’approche de l’école coranique de proximité. Cela permet d’éviter d’amener les enfants loin des parents, ce qui les expose à la mendicité. En outre, ajoute Mahomet Ouédraogo, pour éviter que quiconque recrute des enfants et les envoie où il veut, il propose un ancrage institutionnel des foyers coraniques en les érigeant comme structures éducatives et en délivrant aux maîtres coraniques reconnus des attestations professionnelles. Dans ce sens, précise-t-il, il est souhaitable qu’il y ait un cahier des charges pour la profession de maître coranique ainsi que pour l’ouverture d’une école coranique, le tout sous l’égide de la communauté musulmane. Il s’agit aussi, propose le haut-commissaire du Séno, de travailler à concilier l’apprentissage du Coran à l’école classique ou formelle, car le phénomène influe négativement sur les taux de scolarisation dans la région. « L’école formelle contribue à éveiller les enfants, à leur donner le savoir pour les préparer à la vie. Mais cela n’empêche pas les enfants d’apprendre parallèlement le Coran et de vivre leur foi. On rencontre des gens qui ont des diplômes supérieurs et qui sont des fervents musulmans », défend M. Sankara. Mais avec l’école coranique, seulement quelques-uns sortent comme leaders religieux et le reste doit affronter la dure réalité du chômage, relève le haut-commissaire. En la matière, l’imam de la grande mosquée de Dori, Moussa Hama Cissé, se veut un exemple de conciliation entre tradition musulmane et modernité. Il indique que presque tous ses enfants sont inscrits à l’école classique et apprennent pendant leurs temps libres, le Coran.
Une autre alternative proposée par les acteurs est la vulgarisation des écoles franco-arabes dans le Sahel. Cependant, le problème auquel se trouve confronter la reforme est que la plupart des talibés à Dori sont des étrangers et sont sans actes de naissance ou autres pièces d’identification, déplore le haut-commissaire du Séno, Saïdou Sankara.