Le Qatar, autrefois, n’existait pas. C’était, disait-on, « la terre oubliée d’Allah ». Pas grand-chose il est vrai : à peine plus de 10.000 km², quelques centaines de milliers de « nationaux », un bout de terre du côté de la Côte des Pirates : un balcon sur le Golfe. A l’origine, il n’y avait que la pêche. Jusqu’à ce que les Britanniques de l’Irak Petroleum Company (IPC), subissant la pression des compagnies US partout au Moyen-Orient, s’intéressent à la minuscule presqu’île. En 1930, l’Anglo-Persian Oil Company (APOC), agissant pour le compte de l’IPC, tenta de faire des démarches en vue d’obtenir une concession du Cheikh, suivie déjà de la Standard Oil of California.
La demande de l’APOC était appuyée par l’intervention officielle du représentant britannique à Bouchir (sur la côte iranienne) auprès du Cheikh du Qatar. Ce dernier donnera à la compagnie anglaise, en septembre 1932, voici quatre-vingt ans, une licence exclusive de prospection sur tout le territoire de son pays pour une durée de deux ans. En mai 1935, l’IPC, par l’intermédiaire de l’APOC, obtiendra une concession de 75 ans, couvrant là encore les 10.360 km² de la presqu’île, contre un acompte à la signature de 400.000 roupies et une redevance de trois roupies par tonne de brut extrait. En 1939, du pétrole sera mis au jour à Dukhan ; mais la guerre retardera son exploitation jusqu’en 1949. C’est la découverte de gisements de gaz naturel onshore (Ras Qirtas) et offshore (North Field), au début des années 1980, qui a fait la fortune du Qatar. Le pays serait, dit-on, détenteur de près de 14 % des réserves mondiales de gaz et il a entrepris, avec succès, d’être le premier producteur mondial de GNL et, du même coup, le plus gros armateur de méthaniers.
Le Qatar aurait pu rester un émirat pétrolier et gazier riche mais peu enclin à s’imposer géopolitiquement. Au mitan des années 1990, la création de la chaîne internationale d’information Al-Jazira, signifiera que la famille régnante entendait peser « culturellement » dans un monde au sein duquel l’URSS venait de perdre sa place prépondérante et son rôle de puissance idéologique. L’attaque contre l’Amérique, le 11 septembre 2001, va faire émerger le Qatar sur la scène mondiale : le pays deviendra le QG des forces US engagées en Afghanistan avant de l’être pour la deuxième guerre du Golfe contre Saddam Hussein cette fois. Ce n’était plus un « émirat mirage », mais une réalité économique, politique, culturelle que les « Occidentaux » considéraient comme leur allié. Alors que le monde arabe, en « Occident », n’avait pas d’image positive, Qatar imposait la sienne : modernité et ouverture. A l’opposé, justement, de ce que « l’Occident » pensait être le Moyen-Orient : des pays qui déversaient tellement de pétrodollars que l’on s’accommodait de pratiques sociales d’un autre âge.
Le mois de septembre est favorable au Qatar. Le pays a acquis son indépendance le 3 septembre 1971 et trente ans plus tard les événements du « 11-septembre » 2001 lui donnaient l’opportunité (que le pays saura saisir avec brio) de s’imposer sur la scène géopolitique mondiale. A l’instar de la Tunisie de Ben Ali d’avant la « révolution arabe », le Qatar de l’émir Hamad Ben Khalifa al-Thani allait faire l’unanimité dans le monde « occidental ». « L’émir singulier », écrivait Pierre-Olivier Rouaud dans L’Usine Nouvelle (10 septembre 2009). « Quel chef d’Etat peut à la fois accueillir une base américaine et des investisseurs iraniens, des hauts responsables d’Israël autant que du Hamas ? » s’interrogeait-il. Bonne question. « Al-Thani, l’émir qui achète la France » titrera Le Point le 30 juin 2011.
L’émir avait chassé son père, Cheikh Khalifa Ben Hamad al-Thani du pouvoir le 27 juin 1995 (Khalifa était en place depuis février 1972), s’est engagé dans une diplomatie tous azimuts, a signé des accords de défense avec les Etats-Unis, la France et la Russie, a rendu visite à Fidel Castro et a accueilli, en 1996, l’installation d’une mission commerciale israélienne que l’Arabie saoudite et l’Iran l’obligeront à fermer en novembre 2000 (condition posée pour leur participation au sommet de l’Organisation de la conférence islamique) ; il a joué les médiateurs entre l’Irak et les pays du Golfe mais aussi au Liban et au Soudan ; il a été le premier chef d’Etat arabe à se rendre en visite à Gaza en 1999 (et vient d’y retourner) tandis que le droit de vote et de candidature était accordé aux femmes pour les premières élections municipales en 1999… Il surfe, depuis sur ces avancées, influencé, dit-on, par sa deuxième épouse, Cheikha Moza Bint Nasser al-Misnad, très présente dans le domaine culturel et artistique. « Les valeurs de la République française ne sont pas contradictoires avec nos valeurs à nous. Nous aussi nous aspirons aux principes universels », pouvait proclamer Mohamed Jaham al-Kuwari, ambassadeur en France, dans Le Figaro (29 décembre 2010) alors qu’il venait de remettre à des personnalités du monde culturel et politique le prix « Doha, capitale culturelle arabe ».
Le Qatar, voici quelques années encore, était bien lointain pour les Européens. Un point sur la carte du monde, du côté du golfe Persique, adossé à l’Arabie saoudite et faisant face à l’Iran. Pas de quoi se sentir concerné. D’autant moins concerné que le pays apparaissait comme le meilleur allié arabe des « Occidentaux » face aux méchants terroristes d’Afghanistan et au tout aussi méchant dictateur irakien. C’était une raison, disait-on, de ne pas désespérer des Arabes qui, puisqu’ils étaient capables de se passionner pour la télé (Al-Jazira) à l’instar du monde « occidental », étaient nécessairement les « bons » Arabes du Moyen-Orient.
L’implication du Qatar dans la résolution de la crise du Darfour – qui a longtemps, en « Occident », fait la « une » des médias – donnait un peu plus de visibilité à l’action diplomatique de Doha sans que quiconque se soucie de savoir où cela devait nous conduire. Et puis ce pays entendait s’ancrer dans la façon d’être « occidentale », la meilleure preuve en était qu’il a fait « des pieds et des mains » pour obtenir la Coupe du Monde de football, investir dans des clubs européens, être candidat à l’organisation des JO 2020…
Aujourd’hui, il n’est pas un sport de haut niveau dans lequel le Qatar n’est pas présent ; et cette présence implique aussi sa participation en amont dans les entreprises et les sociétés concernées et en aval dans la diffusion des grandes manifestations sportives (lancement des chaînes BeIN Sport). Dans le même temps, Doha peaufinait son image de « Qat’Art », en devenant le partenaire des plus grands musées dans le monde et le « financier » des opérations culturelles « mondiales »*. Mais les « révolutions arabes » qui sont survenues en 2011 vont, subitement, changer la perception de la géopolitique du Qatar par les « Occidentaux ».
* Sous le titre « Un désert assoiffé de culture », Télérama (30 mai 2012), consacrera un reportage (signé Lorraine Rossignol) particulièrement explicite : « Ses gisements de gaz vont se tarir. Le minuscule et richissime émirat du Qatar, pour assurer sa pérennité, ambitionne de devenir une grande nation culturelle. En s’appropriant les codes de l’Occident. Sous l’œil indifférent de son peuple ».