A l'occasion de la rentrée judiciaire 2014, le Syndicat autonome des magistrats burkinabè (SAMAB) nous a fait parvenir la déclaration ci-après.
Suivant une tradition bien établie, l’année judiciaire 2013 sera close aujourd’hui tandis que celle de 2014 s’ouvrira sous le thème «Le juge au sens de l’article 124 de la Constitution». Cet article dispose que «le pouvoir judiciaire est confié aux juges. Il est exercé sur tout le territoire du Burkina Faso par les juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif déterminées par la loi». Avant tout développement, disons-le tout net, la pertinence du choix d’un tel thème à l’occasion d’une audience solennelle de rentrée judiciaire est sujette à caution, non seulement parce qu’il serait incongru, voire hasardeux, de croire que cette notion peut avoir un sens autre que celui fixé dans d’autres lois, mais aussi parce que la question aujourd’hui ne se pose véritablement guère avec acuité au sein du corps judiciaire et aussi nous le pensons plus généralement au sein du corps social de notre pays.
En effet, la rentrée judiciaire pour nous doit être le lieu et l’occasion offerts au corps judiciaire de s’interroger, réfléchir et même approfondir des thématiques qui apportent à la justice et partant à la société. En l’état, notons-le, fixer la notion de juge ne change rien au quotidien des membres du corps judiciaire, encore moins sur leur manière de travailler. Nous pensons qu’en cette période de relative opacité au regard du climat social et politique, des sujets plus pertinents intéressant tant le monde judiciaire que le peuple devraient avoir plus de place dans notre analyse. Par exemple, on aurait pu s’interroger sur le rôle social du juge, le rôle de la justice dans l’instauration et la consolidation d’un Etat de droit, thème d’ailleurs sur lequel le SAMAB a réfléchi lors de son dernier Congrès.
Mais cela étant, quelles réflexions suscite la notion de juge au sens de l’article 124 de la Constitution ? Il convient, de prime abord, de relever que tandis que le terme «magistrat» fait référence à un statut bien déterminé, le terme de «juge» désigne davantage la personne investie par la loi de la fonction de dire le droit à l’occasion des litiges qui lui sont soumis. Ainsi, il en résulte que dans notre système judiciaire, non seulement les magistrats n’exercent pas tous la fonction de juger (c’est le cas des magistrats du parquet) mais encore tous les juges ne sont pas des magistrats professionnels.
Il en est ainsi des jurés lors des sessions de la Chambre criminelle de la Cour d’appel, des agents du ministère des Finances à la Cour des comptes, des représentants des travailleurs et employeurs au tribunal du travail, des représentants des corps professionnels au Tribunal du commerce, des présidents des tribunaux départementaux et d’arrondissement. En outre, il convient de rappeler que le terme «juge» peut désigner indifféremment une juridiction, peu importe qu’elle soit animée par des magistrats professionnels ou non (Cour des comptes, Tribunal de grande instance, Conseil d’Etat, etc.) ou une personne physique (Juge des référés, juge des tutelles, juge d’instruction...). Il est important de souligner que le propre de la mission du juge réside dans son activité de décision juridictionnelle, ce qui signifie que par sa décision prise à l’issue d’un procès le juge dit officiellement ce qu’est le droit. Ce qui ne manque pas de poser la question de sa légitimité.
Qu'est-ce que le bon juge ?
Dans une société qui repose sur le pluralisme des idées, des opinions, sur le pluralisme économique, on assiste à l’émergence d’une absolue divergence des opinions, d’où une individualisation croissante de la société. Il en résulte une complexification des rapports sociaux et la nécessité d’un agent régulateur. Ce travail de régulation passe par l’activité des pouvoirs exécutif et législatif mais le juge apparaît comme le dispositif central. Plus qu’un contre-pouvoir, le juge peut jouer un rôle normatif grâce à la vertu créatrice de son pouvoir d’interprétation. Le juge est au centre des mécanismes de régulation des rapports sociaux. Ce faisant, il participe indéniablement à l’exercice de la fonction politique, par la mise en œuvre d’un véritable pouvoir décisionnaire, élément déterminant dans le processus d’affirmation de son pouvoir juridictionnel. Bien entendu, cette action du juge est encadrée par certaines règles qui légitiment davantage son intervention. En d’autres termes, cela pose la question des qualités souhaitables d’un juge.
Qu’est-ce que le «bon juge» ? S’agit-il du bon juge du Tribunal Château-Thierry en France qui, le 4 mars 1898, relaxa la voleuse de pain dont le jeune enfant n’avait plus rien à manger, posant ainsi le principe de nécessité, du bon juge Charles Lynch qui, entre 1736 et 1796, instaura en Amérique des procès expéditifs menant à des exécutions sommaires, du bon juge qui coupe la poire en deux pour ne pas prendre partie, du bon juge qui condamne à un siècle soit 100 ans un prévenu convaincu de grand banditisme ?
Toutes ces hypothèses interpellent sur les qualités exigées du juge. Selon la Cour suprême du Canada, le juge constitue "le pilier de l'ensemble du système de justice" et la population exigera donc "de celui qui exerce une fonction judiciaire une conduite quasi irréprochable". Les juges doivent s'efforcer de demeurer parfaitement intègres, tant dans leur vie personnelle que dans leur vie professionnelle. Ils devraient avoir une très bonne connaissance du droit, être disposés à faire des recherches juridiques approfondies et être en mesure de rédiger des décisions qui sont claires et convaincantes.
Ils devraient faire preuve de logique et être en mesure de rendre des décisions éclairées qui résisteront à un examen minutieux. Les juges devraient être équitables et ouverts et paraître l'être. De plus, ils devraient être capables non seulement d'écouter, mais aussi de poser au besoin des questions qui concernent l'essence même de l'affaire dont ils sont saisis. Ils devraient se montrer courtois dans la salle d'audience, mais fermes lorsqu'il est nécessaire de mettre au pas un avocat qui tient des propos incohérents, une partie qui manque de respect ou un spectateur turbulent.
Dans cette entreprise, faut-il sublimer les qualités et devoirs du juge ? Pour y répondre, ces mots de Guy CANIVET, ancien Premier Président de la Cour de Cassation de France et actuellement membre du Conseil constitutionnel français, parlent de manière opportune : « C’est ce à quoi cède trop souvent le discours des juges sur eux-mêmes donnant l’impression que le service de la justice est hors du commun. Ce n’est cependant pas le cas. L’exercice de la justice n’est pas un apostolat, si c’est un ministère qui exige de l’énergie et de l’engagement, il n’a aucun caractère divin. Ce n’est pas un sacerdoce, même s’il a une part de dignité. Ce n’est pas une vocation, l’inclination vers le juste n’a rien de transcendantal. C’est encore moins une croisade, une imprécation, une purification. C’est un métier (….), mais un métier seulement qui s’exerce avec conscience - ce qui est beaucoup - mais sans vanité ».
En définitive, la position du juge, son rôle dans la construction de la Nation burkinabe mérite de véritables débats, dépourvus de passion et de faux-fuyants, car ne nous trompons pas, tout citoyen, quel que soit sa qualité ou son rang, aimerait, lorsqu’il a affaire à la justice, pouvoir sortir vainqueur. Cette victoire doit être fondée sur la loi et la loi seule. Mettre en place une institution judiciaire impartiale et crédible doit être une mission nationale indispensable à la paix sociale. C’est le chemin obligatoire pour concilier la justice avec le peuple au nom de qui elle est rendue.