Aziz Salmone Fall est politologue panafricain membre du GRILA le groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique. Il enseigne les relations internationales, la science politique et l’anthropologie. Il coordonne depuis 15 ans la CIJS (la campagne internationale Justice pour Sankara), un collectif d’avocats et de personnalités qui tentent de lutter contre l’impunité.
Burkina 24 (B24) : Qu’est-ce qui motive votre engagement au sein de ce comité?
Aziz Salmone Fall (ASF): La lutte contre l’impunité, la justice sociale et le panafricanisme. Je suis convaincu que l’intermède offert par le Burkina a été riche en enseignements. Apprendre à compter sur ses propres forces, promouvoir l’intégrité de tous et toutes, construire l’autosuffisance alimentaire, un marché africain de biens de consommation de masse, soumettre notre développement au rythme de nos besoins, redistribuer l’accumulation, consolider l’Afrique et permettre à ses enfants d’emprunter un avenir plus harmonieux que celui que l’ordre mondial leur impose. Cet ordre préfère l’Afrique sans les Africains, l’Afrique des seules ressources, et une poignée d’élites compradores et leur clientèle privilégiée pour perpétuer cette injustice. L’impunité perpétue le pillage de nos ressources par l’extérieur et par certaines de nos élites véreuses et criminogènes.
B24 : Cette année la commémoration du 25e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara arrive a un moment ou la plainte contre X pour séquestration sur la personne de Thomas Sankara a été déclarée non fondée par la cour de cassation Burkinabè le 28 Juin dernier. Quel commentaire en faite vous ?
ASF: Il était prévisible que cette fin de non recevoir advienne. La magistrature au Burkina n’étant pas indépendante de l’exécutif. La séquestration a été une tactique juridique intentée par Me Nkounkou mettant au défi les autorités de prouver que Sankara ne croupissait pas dans une geôle. Certains qu’on disait morts, comme Kafando, n’ont ils pas resurgi après tout… Il est important que les burkinabè et africains réfléchissent sur ces 25 ans, sur la place de L’Afrique dans le monde sur les situations d’impunité qui ont perduré comme au Congo ou en Lybie. Apparemment certains vont dans l’indécence fêter le coup d’État qui a amené le régime actuel au pouvoir. Mais les autocraties,même affublées de démocratie clientélistes, ne sont pas immuables, regardez l’Egypte ou la Tunisie, et les turbulences récemment vécues au Burkina doivent plutôt les amener à réfléchir. Encore davantage quand la fragilité de notre région sahélienne est exposée aux comportements irresponsables de pompiers pyromanes qui jouent l’avenir de millions de gens parce qu’entre autres justement perdure l’impunité. Quand notre autosuffisance alimentaire non atteinte, malgré les succès de Sankara, expose au 21e siècle nos paysanneries à la famine..on peut se demander ce qu’on célèbre vraiment !
B24 : Au regard de ce dénouement, ne craignez-vous pas que la plainte contre X pour « assassinat et faux en écriture administrative » déposée par ses ayants droits depuis 1997, ne connaisse le même sort ?
ASF: Nous avons dépassé ce niveau. Cet enjeu est imprescriptible. Le jugement de l’ONU nous a donné raison en la matière. L ’ONU a reconnu les violations de l’État parti : « le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas SANKARA, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille, et la non-rectification de l’acte de décès constituent un traitement inhumain à l’égard de Mme SANKARA et ses fils, contraire à l’article 7 du Pacte (par. 12.2). La famille de Thomas SANKARA a le droit de connaître les circonstances de sa mort (…). Le Comité considère que le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas SANKARA, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille, et la non-rectification de l’acte de décès constituent un traitement inhumain à l’égard de Mme SANKARA et ses fils.. » et par. 12.6. … le Comité considère que, contrairement aux arguments de l’Etat partie, aucune prescription ne saurait rendre caduque l’action devant le juge militaire, et dès lors la non-dénonciation de l’affaire auprès du Ministre de la défense revient au Procureur, seul habilité à le faire… »
Là en Octobre 2012 nous sommes dans une situation où c’est la requête en assignation qui piétine, parce que le régime du Burkina n’ose pas jouer franc jeu à son habitude. Prenant au mot la décision onusienne nous avons dit à L’État parti, voici les empreintes génétiques des enfants Sankara, prouvez nous que cette tombe parmi la dizaine issue de ces assassinats est bien celle de Thomas. Votre magistrature aura t-elle le courage de faire face à sa responsabilité. Il y a quelques jours à peine, une décision de justice a ordonné l’exhumation de l’ancien président turc Turgut Özal présumé empoisonné en 1993. Bien des gens des plus intègres dans le peuple du Burkina et bien des responsables outrés dans votre magistrature ont hâte de voir ce que dira l’État parti
B24 : Est-ce possible d’espérer la justice et la vérité dans l’assassinat sans l’avènement de l’alternance ?
Si c’est une alternance sans alternative non, car la magistrature resterait muselée et la peur et l’impunité érigées en système perdureraient. Je ne puis cependant préjuger de la mobilisation d’un peuple et de la société civile sur cette question, mais c’est la seule qui puisse mettre un terme à l’omerta.
B24 : A propos, quel commentaire faites-vous de l’amnistie récemment accordée au président du Faso, Blaise Compaoré ?
ASF: Si il n’avait rien à se reprocher il n’agirait pas ainsi. Une autre manifestation visible de l’interférence de l’exécutif sénile dans le judiciaire. L’histoire reste juge. Et comme disait une de ses victimes le journaliste Norbert Zongo : la pire des choses ce n’est pas la méchanceté des gens mauvais, c’est le silence des gens bien !
B24 : Malgré une mobilisation de défenseurs des droits de l’Homme en France et une lettre de la veuve Sankara, le 8 septembre dernier, le Président Hollande a reçu Blaise Compaoré qui était également invité en Italie tout récemment. Pensez-vous que le contexte international actuel est favorable à cette lutte pour la justice pour Sankara?
ASF: Le dispositif de la françafrique est en crise ; le président du Faso a des comptes à rendre à l’Elysée dans la dynamique régionale où son rôle ambigu est connu et reconnu, mais aussi n’est-ce pas ce qui le garde en selle ? Jusqu’ici le président Hollande souhaite courageusement jouer un autre rôle dans la francophonie et nous l’y encourageons en l’incitant à faire preuve de transparence dans les agissements prêtés à des pontes de son parti dans l’affaire Sankara. De toutes façons, l’Afrique est en mutation, personne n’est dupe. L’ordre international reste un ordre issu de l’après guerre, et son intermède bipolaire et les vagues de transnationalisation ou l’avènement d’acteurs émergents ne l’ont modifié que sensiblement. Cet ordre demeure de nature impérialiste et donc est encore rétif à la lutte contre l’impunité puisque bien des oligarques qui le dirigent seraient les premiers sur les bancs des accusés. La CIJS est dans cette lutte depuis longtemps à contre-courant, mais sur ces enjeux il y a cependant un éveil notable de citoyenneté internationaliste. Elle est exaspérée par les affres issues de notre mode de production et de consommation et l’impunité qui l’entretient visiblement incompatible avec la survie de l’espèce. L’humanité s’éveille face à l’urgence, et la capacité d’indignation des jeunesses en témoigne. Au Burkina, les sankaristes doivent transcender les obédiences et reprendre l’élan du changement progressiste.
B24 : Le cap de 10000 Signatures pour réclamer « Justice pour Thomas Sankara, Justice pour l’Afrique » a été atteint en cette veille du 25e anniversaire de son assassinat. Est-ce le signe d’un engouement des citoyens et qu’est-ce que les différentes initiatives des citoyens et défenseurs des droits de l’Homme peuvent apporter dans la quête de la vérité et de la justice?
ASF: C’est lié à mon propos précédent. Cette louable initiative lancée par un comité en France pour demander des comptes à l’État français et aussi nous assister dans cette quête de justice a démontré si besoin est qu’il existe des milliers de gens croyant qu’un autre monde est possible. Et surtout que justice et justice sociale vont ensemble. La longue phase de dépolitisation enclenchée par les ajustements structurels et le désengagement étatique en Afrique est en crise, et là aussi les citoyens redécouvriront leur rôle civique et la nécessité d’une repolitisation démocratique des masses. Les dictateurs de tout acabit ont peur de cela. C’est au peuple de reprendre conscience de son potentiel et de choisir l’avenir qu’il emprunte à nos enfants.