Industrialisation en Afrique : « le financement de nos politiques de développement est le talon d’Achille de nos Etats », l’économiste, Pr Fangassé Mahamadou Diarra
L’industrialisation, au regard de son potentiel pour la création d’emplois et la valeur des économies, est plus que jamais une option sérieuse pour le développement des Etats africains confrontés à de multiples crises. Enseignant-chercheur à l’université de Koudougou, le professeur agrégé en économie, Fangassé Mahamadou Diarra, réfute l’idée selon laquelle l’industrialisation est un effet de mode. Il décortique les facteurs de fragilité pour l’essor industriel identifié par les chercheurs ainsi que leurs enjeux. Par ailleurs, il présente les principales recommandations de politiques publiques formulées par le colloque international autour de la problématique afin d’impulser le développement industriel.
Sidwaya (S) : Le Laboratoire d’économie appliquée (LABEA) de l’université Norbert-Zongo, en collaboration avec le Centre d’études et de recherche sur l’intégration économique en Afrique (CERIEA), a organisé en mi-décembre 2022, un colloque international sous le thème : « Le développement industriel de l’Afrique dans un contexte de fragilité ». Quels étaient les objectifs de cette activité ?
Mahamadou Fangassé Diarra (M.F.D.) : En organisant ce colloque, nous voudrions offrir une tribune aux acteurs de développement (chercheurs, décideurs publics et privés, partenaires au développement, organisations de la société civile) pour mener une réflexion profonde sur la problématique de l’industrialisation de nos pays dans ce contexte de fragilité qui caractérise la plupart des pays africains. De façon spécifique, le colloque a permis de faire l’état des lieux du développement industriel en Afrique, évaluer l’état des fragilités en Afrique afin de faire ressortir les principaux enjeux pour l’industrialisation du continent. Il s’est agi également d’examiner les liens ou chemins d’impact entre les fragilités identifiées et l’industrialisation afin de redéfinir des politiques et stratégies de développement industriel pour l’Afrique et faire des recommandations de politiques économiques dont la mise en œuvre permettrait aux pays du continent d’impulser le développement industriel.
S : La question d’industrialisation de l’Afrique n’est-elle pas un énième effet de mode ou d’injonctions des partenaires tout comme l’ont été les politiques d’ajustement structurel ?
M.F.D. : Parler des questions d’industrialisation du continent n’est ni un phénomène de mode ni une injonction des partenaires au développement ! Ce n’est pas un phénomène de mode parce que vous ne pouvez pas parler de stratégie de développement d’un pays sans faire référence à sa stratégie d’industrialisation. Quand vous regardez dans le monde développé, il n’y a pratiquement pas de pays qui s’est développé sans industries. L’importance de l’industrie surtout manufacturière repose sur trois arguments majeurs : son avantage en termes de productivité par rapport aux autres secteurs ; sa grande capacité d’absorption de la main-d’œuvre et ses effets d’entrainement sur les autres secteurs et maillons de l’économie. Du reste, l’histoire des faits économiques montre que les épisodes d’accélération de la croissance et d’amélioration des conditions de vie des peuples sont souvent associés à un rôle croissant de l’industrie manufacturière dans l’économie. De la révolution industrielle en Europe à l’avènement des BRICS (Brazil, Russia, India, China, and South Africa, en anglais, ndlr) aujourd’hui, en passant par le miracle de l’Asie de l’Est, l’industrie a toujours joué un rôle moteur du décollage économique ! Pour ce qui est des partenaires au développement, il vous souviendra que les Programmes d’ajustement structurel (PAS) avaient relégué au second plan les politiques industrielles au profit des programmes de stabilisation de court terme. Et aujourd’hui, même si le développement industriel fait partie des objectifs de développement des Nations unies, il reste qu’il n’y a pas d’engouement prononcé des partenaires pour financer conséquemment nos politiques industrielles. C’est pour cela d’ailleurs que la mise en œuvre de ces politiques n’est souvent pas effective. Le plus souvent, les appuis des partenaires se limitent au financement des secteurs de soutien à la production sans intervention directe dans le financement des unités de production.
S : Quel est l’état des lieux du développement industriel en Afrique ?
M.F.D. : L’industrie qui consiste, dans son sens premier, à produire des biens grâce à la transformation des matières premières constitue une des activités majeures des économies contemporaines. Son importance tient au fait qu’elle constitue une activité fortement créatrice de valeur ajoutée et d’emplois pour la jeunesse. C’est pour cela d’ailleurs que l’industrialisation a joué et continue de jouer un rôle moteur dans le processus de développement économique des Nations. En Afrique, après six décennies de politiques visant à industrialiser le continent, les travaux présentés au cours du colloque nous amènent à conclure que les résultats en matière de développement de l’industrie sont peu reluisants. En effet, en regardant les statistiques,notamment celles de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), la part de la Valeur ajoutée manufacturière (VAM) de l’Afrique dans la VAM mondiale est moins de 2%. Pis, les faits révèlent des signes de désindustrialisation sur la période 2000 à 2020 puisque la part de la VAM dans le PIB a continuellement baissé passant de 13,5% en moyenne sur 2000-2004 à 10,6% en moyenne sur 2016-2020. Pour les pays comme le Burkina Faso, la situation de l’industrie est encore moins reluisante : le poids de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée du pays est passé de 24% en 2000 à moins de 4% aujourd’hui, ce qui dénote une certaine désindustrialisation du pays. Pendant ce temps, c’est l’industrie extractive à faible intensité en main-d’œuvre et le secteur des services à faible productivité qui connaissent un essor remarquable.
S : Au-delà des contraintes traditionnelles pour le développement industriel de l’Afrique, quels sont les principaux facteurs de fragilité que les chercheurs ont identifiés ?
M.F.D. : Les faibles performances de l’industrie du continent sont la preuve que les politiques industrielles développées jusqu’à nos jours ont eu une portée limitée. De nombreuses contraintes ont été relevées lors du colloque. Il s’agit notamment des contraintes traditionnelles comme la faible disponibilité des infrastructures de base, de l’énergie, du capital humain et des Technologies de l’information et de la communication (TIC). Il y a également le climat des affaires (faible sécurisation des investissements et de la propriété privée, les difficultés d’accès au financement, etc.) qui restent à améliorer sur le continent en vue d’accroitre la capacité d’attraction des investisseurs. Au-delà de ces contraintes traditionnelles, les chercheurs ont mentionné la fragilité de nos pays qui s’est accentuée au cours de ces dernières années. Même s’il est vrai que la fragilité et un concept multidimensionnel et que chaque pays est fragile à sa manière, ils ont tout de même identifié quelques faits qui caractérisent généralement les Etats fragiles et qui sont susceptibles de freiner l’essor industriel d’un pays. Je peux citer, par exemple, les conflits et l’insécurité qui se sont accentués dans certains pays africains au cours de ces dernières années. En effet, la BAD estime que sur la décennie 2002-2021, ce sont près de 18 000 incidents de conflits violents qui ont coûté la vie à 469 000 Africains et engendré 32 millions de réfugiés et de déplacés internes. Je peux citer également l’instabilité politique qui est évaluée dans les travaux de certains chercheurs par la durée des régimes politiques. A ce titre, il est ressorti des communications que l’environnement institutionnel africain est marqué par la recrudescence des instabilités politiques. Sur le continent, les régimes politiques dont la durée n’excède pas 3 ans représentent près de 30% des régimes au cours de la période 1984-2020 et parmi ceux-ci, 13% ont duré moins d’un an ; ce qui met en exergue l’importance des régimes fragiles en Afrique. Les chercheurs ont également évoqué la vulnérabilité de nos pays aux chocs économiques externes, au changement climatique, etc. La chute de la croissance économique consécutive à la crise sanitaire de la COVID-19 entre 2020 et 2021 ainsi que la flambée des prix des produits de base importés (alimentaires et énergétiques) induite par le conflit russo-ukrainien sont des exemples qui montrent à quel point l’Afrique reste fragile vis-à-vis des chocs externes.
S : Quels sont les enjeux de ces facteurs sur les politiques d’industrialisation ?
M.F.D. : Justement, c’est pour trouver des éléments de réponse à cette question pertinente que le colloque a été organisé. Le cadre de réflexion créé a permis aux chercheurs, praticiens et décideurs politiques de proposer quelques éléments de réflexion sur cette question de savoir comment accélérer l’industrialisation en Afrique face à ces contraintes nouvelles que constituent ces fragilités multidimensionnelles. De toute évidence, les réponses à apporter à cette question ne sont pas triviales, compte tenu de la multitude de facteurs qui sont à l’origine de la fragilité. Cependant, les chercheurs sont unanimes que ce contexte de fragilité accrue du continent présente des défis nouveaux à relever. Ainsi, selon les chercheurs, cette situation de fragilité augmente le risque lié aux investissements surtout ceux dont les résultats ne se manifestent qu’à long terme. Il s’agit, par exemple, des investissements dans le secteur industriel qui sont très sensibles au risque-pays. De plus, en termes de politique économique, les communications ont mis en exergue un fait stylisé important : la fragilité caractérisée par l’instabilité politique peut compromettre la mise en œuvre des politiques structurelles notamment la politique industrielle, car si l’opinion selon laquelle « l’administration est une continuité » est bien partagée, la réalité est tout autre. Les travaux empiriques présentés lors du colloque prouvent, en effet, que les changements intempestifs de régimes politiques conduisent souvent à une remise en cause totale des orientations et actions s’inscrivant dans le long terme comme celles portant sur l’industrialisation de nos pays. De ce fait, dans un contexte africain où les régimes politiques dont la durée n’excède pas 3 ans représentent près de 30%, on peut comprendre aisément comment ce genre de fragilité peut compromettre le développement industriel du continent. Au total sur ce point ,la conclusion qu’on peut tirer des travaux du colloque est que la fragilité de nos pays, caractérisée par les conflits violents, l’instabilité politique, économique et sociale, compromet les chantiers de croissance économique engagés par les pouvoirs publics et sape les bases d’une cohésion sociale, socle de tout développement harmonieux.
S : Quelles ont été les principales recommandations de politiques économiques qui ont été formulées par le colloque pour permettre aux pays du continent d’impulser le développement industriel dans ce contexte de fragilité accrue ?
M.F.D. : De toute évidence, l’augmentation de la fragilité du continent qu’on vient d’exposer impose de repenser ces politiques et stratégies de développement industriel. De façon générale, il est ressorti des échanges que ces politiques et stratégies ne doivent pas se limiter seulement à l’amélioration du climat des affaires et des investissements, comme cela a été le cas durant des décennies dans nos pays ; elles doivent également intégrer les actions visant à renforcer la résilience des pays face aux formes de fragilité suscitées. En d’autres termes, en plus de définir les orientations et de créer les conditions favorables à la rentabilité du capital (disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée, d’infrastructures structurantes et stratégiques, d’énergie, de financement et environnement concurrentiel, etc.), il faut promouvoir un cadre institutionnel stable à travers une bonne administration et un bon aménagement du territoire, une bonne gouvernance politique, juridique, administrative et locale. Pour ce qui concerne spécifiquement la fragilité liée à l’instabilité politique, il est ressorti que pour éviter les éternels recommencements qu’elle engendre, il faut trouver des mécanismes ou des règles qui contraignent tout régime politique arrivant au pouvoir à poursuivre la vision et les grandes orientations de la politique économique structurelle élaborée pour chaque secteur. Il s’agit ici de concilier l’horizon temporel souvent très court des régimes politiques avec les délais très longs requis pour que les politiques structurelles puissent produire leurs effets et impacts sur l’économie. A cet égard, pour ma part, une « constitutionnalisation » de ces documents de planification à long terme est nécessaire dans nos pays. On peut discuter des différentes propositions faites avec nos collègues du droit public afin de dégager la solution la plus optimale pour le développement de nos pays.
S : Le Burkina fait face depuis 2015 à une crise sécuritaire. Quelle analyse faites-vous des facteurs de fragilité propres au pays ?
M.F.D. : Cela fait effectivement sept ans que le pays est plongé dans une situation sans précédent caractérisée par des attaques terroristes de plus en plus récurrentes qui sont venues accentuer l’insécurité rampante jadis, observée dans certaines localités du pays. En effet, depuis le 23 août 2015 où la première attaque a été perpétrée, le phénomène du terrorisme s’est accentué au fil du temps. Ce fléau s’est accéléré au point que, selon l’indice mondial du terrorisme, le Burkina Faso est devenu en 2022, le premier pays du Sahel le plus affecté par ce fléau et le quatrième au monde derrière l’Afghanistan, l’Iraq et la Somalie. En sus de cette situation sécuritaire critique avec ses conséquences fâcheuses sur la paix et la cohésion sociale, le Burkina Faso est caractérisé par d’autres formes de fragilités d’ordre socio-politique. Il s’agit notamment, dans un passé récent, de l’érosion de la confiance aux institutions de l’Etat, de la faiblesse des institutions républicaines, de la politisation à outrance de l’administration publique, des organisations de la société civile et des chefs coutumiers et religieux, de la fronde sociale, des risques liés à la gestion du foncier et à l’utilisation de la terre et des autres ressources naturelles telles que l’or, etc. Aussi, sur le plan économique, la fragilité du pays est liée, entre autres, aux risques suivants : les difficultés d’approvisionnement en matières premières (intrants agricoles), la dégradation des finances publiques due au financement de la guerre contre le terrorisme ; la réduction de l’investissement public destiné à soutenir la croissance avec l’orientation des ressources publiques pour juguler le choc sécuritaire, la décélération de l’activité économique avec ses corolaires comme l’augmentation du chômage, des inégalités et de la pauvreté. Il faut tout de même noter que le pays a réalisé de bonnes performances économiques nonobstant ces fragilités multiformes que je viens de citer. En effet, le Burkina Faso a enregistré, sur la période 2016-2021, un taux de croissance annuel moyen de 5,5% faisant ainsi de lui l’un des pays les plus performants de l’Afrique au sud du Sahara. N’eût été le choc sanitaire, l’activité économique se serait accélérée au rythme de 6,5% l’an sur cette période, contre 5,4% en moyenne pour la période 2011-2015. En effet, le choc sanitaire a réduit le rythme de croissance de l’économie burkinabè de 5,7% en 2019 à 2% en 2020. Comparée aux autres pays de la sous-région, l’économie burkinabè s’est montré très résiliente : le taux de croissance moyen de la zone UEMOA est ressorti à 1,8% en 2020. Mieux,le Burkina Faso a enregistré une forte reprise en 2021 avec une croissance estimée à 8,5 % par le groupe de la Banque mondiale. Ce chiffre est largement au-dessus de la moyenne régionale qui est estimée à 5,5%. La dynamique de l’économie burkinabè traduit la forte résilience du pays et illustre manifestement que malgré le contexte difficile, l’économie burkinabè était restée l’une des plus dynamiques et des plus compétitives de la sous-région sur cette période 2016-2021. Elle atteste la confiance des différents acteurs aux institutions politiques, juridiques, économiques et sociales du pays qui est restée intacte, malgré le contexte difficile. En particulier, la confiance du secteur privé s’est consolidée au cours des dernières années, car, le nombre d’entreprises créées a augmenté en moyenne de 15% par an.
S : Quelles sont les stratégies innovantes pour le financement du développement industriel de l’Afrique dans ce contexte de fragilités ?
M.F.D. : Le financement de nos politiques de développement de façon générale est le talon d’Achille de nos Etats. Pour le cas particulier des politiques industrielles, les montants à mobiliser pour leur financement sont énormes face à des recettes publiques étriquées. De plus, dans un environnement où les contraintes de financement sont prégnantes, il est difficile de compter sur le système financier classique pour financer le secteur. C’est pour cela que des solutions innovantes doivent être trouvées pour le financement du secteur industriel. Comme instruments de financement, de nombreux analystes pensent aux banques d’investissement et de développement, qu’elles soient nationales ou régionales. Ainsi, au niveau du continent, la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque africaine d’investissement (BAI) (qui reste à opérationnaliser) sont des institutions les plus en vue. Au niveau de la région, c’est la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) de l’UEMOA et la Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO (BIDC) qui peuvent financer convenablement le développement industriel de nos pays, mais pour cela, il faut accroitre leurs capacités à lever des fonds sur les marchés.