La publication prochaine du rapport de la Commission chargée d’élaborer l’agenda et la charte de la transition va relancer le débat sur la configuration du nouveau régime: l’agenda, la durée et le cadre institutionnel. Quelques idées en guise de contribution.
De l’agenda de la transition
A mon avis, si l’on veut être efficace, on peut se focaliser pendant cette transition sur trois priorités :
1. La sécurisation intégrale du territoire national
2. La lutte contre la corruption, y compris la corruption électorale
3. La restauration de l’ordre constitutionnel
Cette proposition apparemment minimaliste mérite quelques explications.
D’abord, quand on propose trois priorités, cela ne veut absolument pas dire que les autres sujets sont totalement occultés, cela signifie simplement que l’essentiel de nos énergies est consacré à ces trois priorités, mais que les autorités continuent également de travailler sur tous les problèmes publics. La transition étant toujours une fenêtre d’opportunité, tous les entrepreneurs politiques cherchent à inscrire leurs problèmes dans l’agenda institutionnel ; il appartient aux autorités de filtrer comme le montre l’analyse systémique de David Easton (notion de gate-keepers).
La nécessité de filtrer est d’autant plus nécessaire que pour l’essentiel, la sécurité sera le principal indicateur de mesure de la performance du gouvernement de transition. J’ai écrit un article (voir RIPC 2020) sur les transitions du Niger (2011) et du Burkina Faso (2015) où j’ai abouti à la conclusion que l’agenda de la transition burkinabè a été élaboré de façon chaotique, il s’est construit pas à pas, au gré des rapports de forces. Par contre, au Niger, l’agenda était très clair dès le départ et il ne souffrait d’aucune ambiguïté. La maitrise de l’agenda est donc un aspect fondamental.
Deuxièmement, il faut avoir à l’esprit que ces trois priorités constituent des chantiers très substantiels et transversaux. La sécurisation du territoire n’est pas que militaire, elle implique aussi des actions dans le domaine social, économique, communautaire, humanitaire, etc. La politique de sécurité nationale adoptée en 2020 conçoit la sécurité selon une approche holistique, ancrée dans la sécurité humaine, et par conséquent embrassant d’autres questions telles que la sécurité alimentaire, les droits humains, l’accès au logement, l’accès à un environnement sain, etc. Par exemple, une fois les déplacées réinstallées, il faut bien s’assurer que les infrastructures sociales sont fonctionnelles, il fait reconstruire les infrastructures détruites par les groupes armés, etc.
Il faut donc considérer la sécurisation du territoire dans cette perspective globale, et en cela, c’est un gros chantier.
Troisièmement, comme tout le monde le sait, il y a un lien très fort entre lutte contre la corruption et lutte contre l’insécurité. Non seulement la corruption érode la légitimité des gouvernants, les rendant ainsi incapables de mobiliser les citoyens pour une action collective, mais elle limite aussi les capacités financières de l’Etat à faire face à l’insécurité. La corruption, c’est aussi le domaine électoral. L’une des faiblesses majeures de nos élections demeure la corruption électorale ; d’où la nécessité de revisiter notre arsenal juridique en la matière pour réduire de manière drastique le poids de l’argent dans les processus électoraux. La lutte contre la corruption a une autre dimension, celle liée au financement privé des partis politiques.
Là également, il y a des réformes à faire. Un avant-projet de texte portant régime des partis a été élaboré en 2015 mais gardé dans les tiroirs, il contient de propositions intéressantes sur lesquelles on peut revenir en temps opportun. On le voit bien, il y a une connexion entre la lutte contre la corruption et la préparation du retour à la vie constitutionnelle ; celui-ci ne se limitant pas à la seule organisation des élections. Il implique aussi des réformes électorales telles que celles relative à la corruption électorale par exemple. Il implique aussi un travail sur la citoyenneté et l’éducation au vote, travail que fait déjà la société civile et qui doit se renforcer et se poursuivre après la transition.
Ce n’est donc pas un manque d’ambition que de se fixer trois priorités. Fixer les priorités à trois n’est pas aussi minimaliste qu’on puisse le penser dans le fond. Il faut absolument éviter une transition « fourre-tout » où tout est prioritaire, et finalement aucun problème ne l’est dans la réalité. Un gouvernement, même avec un mandat de 5 ou 7 ans ne peut pas régler tous les problèmes, pour être efficace, il doit faire des arbitrages intelligents et filtrer les demandes sociales pour élaborer un agenda réaliste.
Du reste, une des choses qui a été reprochée au président Kaboré était justement l’incapacité à fixer des priorités claires. Adopter un agenda chargé pour cette transition serait alors reproduire cette stratégie inefficace. L’agenda transitionnel en 2015 a été très large parce que nous étions au lendemain d’une insurrection où toutes les forces qui y avaient participé étaient en « droit » de réclamer « leur » réforme. Ici, c’est une faction de l’armée qui a pris le pouvoir, et elle est censée avoir les couchées franches pour agir. On le voit d’ailleurs dès le début, elle fonctionne en solo. Elle n’a pas demandé l’avis de quelqu’un pour adopter son Acte fondamental. Je soupçonne aussi qu’elle ait son idée déjà sur la transition (c’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si c’était utile d’écrire…).
Du cadre institutionnel de la transition
Le modèle qui me semble le plus efficace est celui déroulé par le général Salou Djibo pendant la transition au Niger en 2010-2011, qu’on peut au besoin adapter. Voici les points saillants.
Au plan constitutionnel, la Constitution est suspendue pendant toute la durée de la transition, et la junte gouverne à travers une Ordonnance portant organisation des pouvoirs en période de transition ; cela évite les amalgames ridicules entre régime constitutionnel et régime militaire. On ne peut pas faire un coup d’Etat et prêter serment pour protéger la Constitution. Cette approche permet aussi de dissoudre le Conseil constitutionnel qui a achevé de convaincre sur son inutilité, chose difficile avec la restauration de la Constitution.
Au plan institutionnel, outre une Cour constitutionnelle de transition et un Conseil supérieur de la communication de transition ; les organes suivants sont mis en place :
• Un gouvernement « resserré » dirigé par un technocrate, sans affiliation partisane ;
• Une Commission des textes fondamentaux composée d’experts de tous les domaines, chargée d’élaborer les projets de texte ;
• Un Conseil consultatif national où toutes les forces vives sont représentées, y compris les partis politiques. Les textes produits par la Commission des textes fondamentaux sont soumis à ce Conseil où le consensus est recherché. Ce Conseil n’est pas un organe législatif, il n’adopte pas des lois comme le parlement ou le CNT en 2015. Il donne ses avis et la décision finale appartient à l’Exécutif.
• La junte militaire, elle, se place au sommet de la pyramide, et son président adopte par ordonnance les textes élaborés par la Commission des textes fondamentaux et approuvés par le Conseil consultatif national. Lorsque sur certains sujets, les forces vives n’arrivent pas à trouver un consensus, le président de la transition arbitre et tranche.
C’est lui qui a le dernier mot. C’est un peu autoritaire, mais c’est efficace. Le Consensus aussi a ses limites. Il empêche toute réforme de fond car il faut chaque fois couper la poire en deux. Du reste, dans la pratique qu’on a observée ailleurs, il est rare que le président tranche sans chercher le maximum de compromis. Je suis contre l’idée de supprimer officiellement la junte (le MPSR) alors qu’on sait très bien qu’elle est là et c’est elle qui détient le pouvoir.
De la durée de la transition
Je suis d’avis avec ceux qui proposent deux ans de transition. Cela me parait réaliste au regard des priorités que j’ai proposées plus haut. Si on recentre les efforts sur l’essentiel, on peut tenir ce pari. Par contre, si on veut régler tous les problèmes à la fois, même dans 20 ans, on ne finira pas de réformer. Il faut se convaincre que les changements sont de plusieurs ordres, les changements cognitifs se déroulent sur la longue durée, les changements institutionnels sur la durée moyenne, et les changements normatifs peuvent se faire dans la durée courte. (Voir Palier et Surel, 2010 pour ceux qui s’intéressent aux politiques publiques).
Plus concrètement, pour adopter de nouvelles lois, c’est possible en deux ans, voire même en moins de deux ans (En 2015, le CNT a adopté une centaine de lois). Cela d’autant plus de nombreux projets pertinents sont dans les tiroirs… Par contre, pour obtenir le changement de mentalités en faisant en sorte que le citoyen vote en fonction des compétences et des programmes, c’est une lutte à mener sur la longue durée.
Ce n’est pas un gouvernement de transition qui règle cela de façon définitive. On ne décrète pas les changements cognitifs. Il ne faut pas se faire d’illusion, ce travail sur la durée, il faut compter sur les partis politiques pour le faire ; sauf si on veut faire une transition tous les 5 ans ou 10 ans. Qu’on le veuille ou pas, les partis sont incontournables dans le régime démocratique ; d’où l’intérêt pour ceux qui veuillent le changement de s’engager aussi sur le terrain partisan. Même si on fait 10 ans d transition, on finira par organiser des élections où prendront part des partis politiques. Le changement de classe politique ne se décrète pas, c’est un long processus sociologique. Il ne saurait figurer dans l’agenda d’une transition.
Une dernière chose, il ne faut jamais perdre de vue le fait que la durée de la transition dépend de deux facteurs, le premier, officiel, ce sont les réformes qu’on veut opérer, le second, officieux, c’est la sécurité des auteurs du coup d’Etat. Si ces derniers ne peuvent pas organiser des élections dans le court terme, c’est pour éviter que le régime qu’ils ont renversé ne revienne aux affaires. Ce fut le cas presque partout. Au Niger, le MNSD de Tandja devait être écarté, au Burkina Faso, la loi dite « Chérif » a permis d’écarter le CDP. A coup sûr, il est clair que le MPP sera écarté par tous les moyens car il y va de la sécurité des membres du MPSR et leurs alliés civils.
Ce n’est pas un vœu que j’exprime, ce sont des faits objectifs qu’on a observés dans l’étude comparée des régimes de transition. Il faut aussi s’attendre à une loi d’amnistie pour la sécurité judiciaire des auteurs du putsch. La sécurité des auteurs du putsch est aussi financière, car ils savent qu’ils ne pourront plus occuper des postes stratégiques dans l’armée après la transition. Il ne faut pas s’attendre à une bonne gouvernance à la Thomas Sankara…. Au Mali par exemple, même si c’est Choquel Maiga qui devient président, Goita et Camara ne pourront pas rester à des postes stratégiques dans l’armée… C’est aussi cela le drame des coups d’Etat : ils sont menés souvent par des jeunes, la crème de l’armée (Lt-colonel Damiba, Lt-colonel Somda, Colonel Goita, etc), qui pour avoir géré la transition, doivent abandonner le terrain militaire ; et ce dans un pays où personne ne sait quand finira la guerre…Désolé d’avoir été long.