Lutte contre la corruption au Burkina Faso: L’ASCE-LC souhaite la suspension du directeur de cabinet du président Kaboré et du directeur général adjoint des Douanes
Publié le mercredi 12 janvier 2022 | Netafrique.net
Le chef de l’Etat burkinabè Roch Kaboré a annoncé une « opération mains propres » contre la corruption dans l’administration publique. A la suite de cette annonce, il a reçu dans la foulée Dr Luc Marius Ibriga, le Contrôleur général d’Etat pour discuter de la question. Dans cet entretien accordé à Libreinfo.net, Dr Luc Marius Ibriga rappelle la quintessence de leur rencontre au sommet, l’Etat de la corruption au Burkina et bien d’autres questions d’actualité.
Libreinfo.net : Comment se porte aujourd’hui votre institution qui est l’ASCE-LC ?
Luc Marius Ibriga: Aujourd’hui, l’ASCE-LC est en train d’entrer dans les habits qui lui ont été taillés en 2015, dans la mesure où en 2015, la restructuration de l’ASCE a donné l’ASCE–LC. D’abord par la prise d’une disposition dans la constitution, l’article 160.5 qui a créé l’ASCE-LC et par la suite la loi organique 082 /2015/CNT qui porte attribution, composition organisation et fonctionnement de l’ASCE-LC.
Libreinfo.net : vous dites qu’aujourd’hui l’ASCE-LC est en train de renter dans les habits qu’on avait imaginés. Pourquoi seulement maintenant ?
Luc Marius Ibriga :le problème c’est que la loi organique portant attribution, composition, organisation et fonctionnement de l’ASCE-LC avait prévu dans ses dispositions finales, que le gouvernement avait un an après la promulgation de la loi pour prendre les décrets d’application.
La loi ayant été promulguée en février 2016, normalement en février 2017, les décrets d’application devaient avoir été pris. Ce qui n’a pas été fait en son temps. La plupart de ces décrets n’ont été finalement pris qu’en juin et juillet 2021. C’est le cas que l’ASCE-LC a vécu. Ainsi vous avez le décret portant organigramme de l’institution, le décret portant régime juridique applicable au contrôleur d’Etat, aux assistants de vérification et aux enquêteurs.
Vous avez le décret sur les conditions de rémunération et les indemnités à servir aux contrôleurs d’Etat et aux personnels de l’ASCE-LC. Vous aviez le décret sur le fonds d’intervention et le décret sur le quantum à verser en cas des saisies ou de recouvrement opéré par l’ASCE-LC. On s’est retrouvé à fonctionner avec les textes de l’ASCE alors qu’on avait bien dépassé la période de février 2017.
Libreinfo.net : Est-ce qu’il n’y a plus de textes en souffrance ?
Luc Marius Ibriga: il y a encore deux décrets en souffrance. Il y a le décret portant réglementation du fonds d’intervention de l’ASCE-LC. C’est un décret très important puisque le fonds d’intervention est véritablement la cheville ouvrière de l’ASCE-LC. C’est ce fonds qui permet de procéder aux investigations et d’avoir une certaine autonomie pour fonctionner. Ce décret n’est pas encore pris.
Aujourd’hui nous avons un certain nombre de difficultés. Le service financier considère que compte tenu du fait que les textes sur le fonds d’intervention ne sont pas pris, nous ne pouvons pas bénéficier d’un certain nombre de dérogations pour nos activités. Notamment pour nos activités d’investigations qui demandent une certaine discrétion.
Les dérogations permettent de conserver la confidentialité d’un certains nombres d’actions que nous devons faire. Vous imaginez que si vous devez aller en mission ou si vous voulez recruter un détective et que pour ce faire vous devez passer par les procédures classiques, ce qui devrait être gardé secret se retrouvera sur la place publique. Ce décret est donc important.
Le décret sur le quantum est un décret qui peut être intéressant pour l’ASCE-LC parce qu’il permettra à l’ASCE-LC de disposer de ressources pour être encore plus autonome. A savoir que le pourcentage qui sera reversé lui permettra non seulement de s’équiper mais également de conduire ses missions sans avoir à attendre qu’il y ait un certain nombre de déblocages. Ces deux décrets qui restent en souffrance sont importants et nous avons grand espoir avec la décision prise par le chef de l’Etat pour opération mains propres accélèrera leur adoption.
Libreinfo.net: comment avez-vous accueilli l’annonce d’une « opération mains propres » par le chef de l’Etat ?
Luc Marius Ibriga : c’était un grand espoir dans la mesure où quand vous prenez les rapports de l’ASCE-LC, nous avons toujours tiré la sonnette d’alarme sur l’impunité et sur les risques de l’impunité par rapport au développement de la corruption.
Il en a été ainsi en ce qui concerne les conseils de discipline, comme dans nos rapports de l’audit N-1 de la gestion de la présidence du Faso et des départements ministériels où certaines personnes sont indexées pour être mises de côté mais qui restent toujours à leur poste.
Nous avions tiré la sonnette d’alarme sur cette situation pour dire « attention on risque fort d’aller dans le mur ». C’est la même chose en ce qui concerne la question des connexions avec les réseaux terroristes. En ce qui concerne la fraude, nous avons tiré la sonnette d’alarme et la chance a voulu que nous soyons écoutés.
Durant les derniers mois de 2021, nous avons pu lancer cette opération en relation avec le parquet concernant la fraude de carburant. Ce sont des situations qui étaient déjà dénoncées. Aujourd’hui, c’est bien que le Chef de l’Etat prenne en compte le fait que, quand il y a corruption dans une société, cette société ne va que vers le délitement et cela est encore plus grave en situation de crise, dans la mesure où la perte du sens de l’Etat dans lequel nous sommes aujourd’hui est un danger pour nous même.
Libreinfo.net: Qu’est-ce que vous vous êtes dits avec le chef de l’Etat et le procureur du Faso lors de votre rencontre après l’annonce de « l’opération main propre »?
Luc Marius Ibriga : Quand nous l’avons rencontré, nous lui avons transmis une note de recommandations qui comprenait quatre parties. Une première partie sur l’analyse du contexte. Une deuxième sur ce que nous avons appelé les exigences principielles, c’est-à-dire que si on veut faire une « opération mains propres », voilà les principes que l’on doit respecter.
Il y avait sept principes. Et dans ces principes, il doit y avoir l’objectivité. A savoir que « l’opération mains propres » concerne tous ceux qui ont les mains sales. Il n’y a pas à faire de tri ou une sorte de discrimination. Il y a la nécessité de lutter contre l’impunité et il y a surtout la nécessité de la persévérance.
En troisième point, nous avons fait un certain nombre de recommandations sur des domaines très important dans lesquels il faudrait très vite agir. Nous avons proposé qu’il ait un audit sur toute la gestion des fonds consacrés à l’armée de 2016 à cette année 2021 sous la supervision de l’ASCE-LC avec au besoin le recrutement d’expert indépendant pour avoir une situation claire là-dessus. Nous avons souligné le fait que certains de nos textes étaient en souffrance et qu’il fallait mettre l’ASCE-LC au niveau que la loi organique l’avait prévu.
Nous avons souligné aussi la question foncière et la nécessité d’appliquer les recommandations qui avaient été faites dans tous nos rapports sur les lotissements. En effet, l’ASCE-LC a fait un audit des lotissements à Ouagadougou.
Il se trouve qu’il y a des situations dans lesquelles nous avons fait des recommandations concernant des maires indélicats et ses recommandations sont toujours en souffrance. Le fait est que ces maires ont contrevenu au code des collectivités territoriales et devraient être révoqués de leurs fonctions.
En quatrième et dernier lieu, il y a des écueils à éviter. Nous avons par exemple observé que les atermoiements risquent fort de mettre à mal la crédibilité qui aujourd’hui est donnée au chef de l’Etat car il ne faut pas considérer que c’est quelque chose qui est acquis.
C’est au résultat de cette « opération mains propres » que cette confiance qui, aujourd’hui est véritablement fragile, va pouvoir se consolider. C’est ce document que nous lui avons remis. Nous sommes prêts à aller à cette « opération mains propres » dans la mesure où nous avons un certain nombre d’éléments en notre possession qui pourraient permettre d’aller assez vite.
Libreinfo.net : d’aucun pensent que cette opération doit commencer par le sommet de l’Etat. Est-ce- que vous êtes d’avis qu’au niveau du gouvernement il y a des « brebis galeuses » ?
Marius Ibriga : disons qu’il ne faut pas voir des individus. Il faut l’envisager en termes de systèmes et dans notre document, nous avons d’abord pointé du doigt la Présidence du Faso parce qu’elle fait l’objet d’un certain nombre de récriminations concernant des missions fictives, des audiences monnayées et la non application de dispositions de la loi 081-2015/CNT qui ne sont pas effectives dans la haute administration.
Prenez par exemple l’article 166 de la loi 081-2015/CNT qui dit bien que le fonctionnaire qui est poursuivi en justice est obligatoirement suspendu. Or vous savez bien que le chef de l’Etat a son directeur de cabinet qui fait l’objet d’une poursuite en justice et qui normalement devrait être suspendu.
Libreinfo.net: l’actuel directeur de cabinet ?
Luc Marius Ibriga :oui. Puisque qu’il y a eu une poursuite qui a été engagée contre lui dans un dossier d’un cadeau indu. C’est la même chose pour le directeur adjoint des douanes et un certain nombre de personnes dans la haute administration. Elles devraient être automatiquement suspendues.
Ce n’est pas qu’ils sont automatiquement coupables mais c’est la loi qui le dit. Il faut appliquer la loi parce que la loi ne dit pas que la personne est présumée coupable. La loi dit que la personne est innocente mais une fois qu’elle fait l’objet de poursuite judiciaire, elle est obligatoirement suspendue, c’est la loi qui le dit.
Donc, il faut appliquer ces textes pour éviter que l’on ne considère que certaines personnes soient au-dessus des lois. Nous, on ne voit cela que comme un élément de lutte anti-corruption. Ce que nous voulons, c’est qu’en même temps qu’on lutte contre ces cas de corruption ou de mal gouvernance, on asseye, les bases d’une bonne gouvernance. Nous avons toujours répété dans nos rapports la nécessité des manuels de procédure.
Aujourd’hui notre administration travaille de manière informelle. La plupart des irrégularités que l’on dénote viennent de la méconnaissance ou de la non application des textes qui existent. Vous épinglez quelqu’un et il dit : «ah je ne savais pas, c’est toujours comme ça qu’on a fait ».
Quelqu’un qui arrive dans un service n’a même pas un manuel de procédure pour savoir comment travailler. On se retrouve donc dans l’informel et ce qui n’est pas normal devient l’habitude puisque la personne n’a pas d’autres références.
Nous avons insisté sur les conseils de discipline qui ne fonctionnaient pas. Et dans la mesure où ces conseils de discipline ne fonctionnent pas, les sanctions ne sont pas prises, ou si elles sont prises, elles obéissent à des nécessités politiques. C’est là où on se rend compte qu’on glisse de façon imperceptible vers la corruption institutionnalisée.
C’est-à-dire que quand quelqu’un peut être source de problème, on le sort et on le jette à la vindicte populaire. Mais le système lui-même n’est pas remis en cause. Et c’est contre ça qu’il faut lutter. Et éviter qu’au niveau de notre administration, on ait encore cette tendance à ne pas prendre en compte le bien commun.
A considérer que la défense du bien commun, c’est en fait lutter contre les intérêts d’une seule personne. C’est là une gangrène dangereuse qui, insidieusement, est entrée dans notre administration. On a perdu véritablement le sens de l’Etat.
D’aucuns considère que le bien public est un bien dont on peut user et abuser. On est rentré dans une culture de la prédation. C’est contre cela qu’il faut lutter. Parce qu’aujourd’hui, on ne se rend pas compte de tous les problèmes qu’il y a. On a tout sur la place publique.
Il n’y a plus le devoir de réserve que doit avoir le fonctionnaire par rapport à la connaissance qu’il a des informations administratives. On retrouve tout sur la place publique. Et ça c’est parce qu’il y a un manque de sens de l’Etat.
En publiant des informations, vous ne savez pas quelles sont les conséquences que cela peut avoir. Cela fait que dans l’administration on risque fort d’arriver à une situation où le droit à l’information va être remis en cause par des diffusions intempestives d’informations qui ne devraient pas être diffusées.
La transparence ne veut pas dire mettre tout sur la place publique. Tout cela rentre dans le fait de corruption. Parce qu’on ne mesure pas la responsabilité que chacun a par rapport au bon fonctionnement de l’Etat.
Libreinfo.net : Un recrutement à la CNSS jugé frauduleux a défrayé ces derniers temps l’actualité. Le REN-LAC a aussi dénoncé le recrutement suspicieux au niveau du ministère de la Fonction publique dans le cadre des mesures nouvelles. Est-ce que vous êtes au courant de ces affaires ?
Luc Marius Ibriga :oui, On ne peut pas dire que ces recrutements sont douteux. Ce qu’on peut dire, c’est que c’est le système des mesures nouvelles qui, dans sa conception, porte expression de corruption. Dans la mesure où aujourd’hui le favoritisme, le népotisme relèvent de la corruption.
Pour nous, ça supposerait qu’à terme on mette fin au recrutement sur mesures nouvelles. Parce que chaque année on a des mesures nouvelles. Cela veut dire que notre administration n’est pas en capacité de prévoir ses besoins. Sinon il y a des concours pour recruter des personnes de façon normale chaque année. Il suffit maintenant de prévoir ces mesures nouvelles dans le cadre de ces concours pour ne plus procéder, en cours d’année, à des recrutements.
Libreinfo.net : Il est apparu dans la presse que des membres du gouvernement auraient acheté des biens à Dakar, à Paris et à Abidjan. Est-ce que l’ASCE-LC a ouvert les yeux sur le sujet ?
Luc Marius Ibriga :oui, l’ASCE-LC a ouvert les yeux sur cet aspect. Dès qu’il y a eu ces dénonciations et ces révélations dans la presse, l’ASCE-LC a pris attache avec ses homologues de Côte d’Ivoire et du Sénégal pour un certain nombre d’investigations. La haute autorité pour la bonne gouvernance (Côte d’Ivoire) a coopéré avec l’ASCE-LC et nous a donné des éléments suite à ses investigations.
Le problème c’est que nous même, nous ne pouvons pas aller sur place pour faire ces investigations. Si nous voulons le faire, nous devons passer par d’autres personnes pour le faire de manière implicite. Là aussi, cela suppose que l’ASCE-LC ait les ressources nécessaires pour commettre quelqu’un pour faire ses investigations
Le problème par la suite c’est la valeur juridique de ces investigations. Nous devons informer le procureur avant de procéder à ces investigations. Nous avons eu un certain nombre de renseignements qui ne permettaient pas de lancer une procédure judiciaire. Parce qu’il n’y avait pas de connexion par rapport aux dénonciations qui avaient été faites, notamment en Côte d’Ivoire.
La société en question est une société unipersonnelle, c’est-à-dire constituée par une seule personne et partant, la constitution du capital ne permettait pas de conclure à la participation de membre du gouvernement dans cette affaire. Pour le Sénégal, cela est encore en cours avec l’office national de la lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC). Ils sont en train d’investiguer. Nous attendons que l’OFNAC nous reverse le fruit de son investigation.
Libreinfo.net: et en ce qui concerne Paris ?
Luc Marius Ibriga :Nous avons saisi notre homologue français qui nous a renvoyé aux procédures classiques. Ce pays nous demande de passer par le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Justice pour saisir les autorités françaises. Cette procédure étant plus longue, nous ne comprenons pas. Dans la convention des Nations-Unies, il est prévu qu’entre agences de lutte anti-corruption, on peut faire des investigations pour ses homologues.
Libreinfo.net: Dans le dossier de l’ancien ministre de la Défense, Jean Claude Bouda, il ressort que l’actuel premier ministre, Lassina Zerbo lui a apporté un soutien à hauteur de soixante-huit millions de FCFA. Est-ce que dans sa position actuelle, le premier ministre ne peut pas être un blocus dans «l’opération mains propres » ?
Luc Marius Ibriga :Nous avons procédé aux investigations et nous avons retrouvé les traces mais nous ne sommes pas allés plus loin, dans la mesure où le procureur est sorti pour dire qu’il a été saisi par le REN-LAC pour délit d’apparence. La loi dit que quand le procureur est saisi d’une affaire, nous devons lui transmettre tout le dossier.
Donc, nous nous sommes arrêtés là. Mais nous disons que dans cette affaire, le premier ministre pourrait être appelé à témoigner, puisque cela s’est passé avant qu’il ne soit nommé. Je pense qu’il peut être appelé comme témoin.
Libreinfo.net: peut-il être appelé en dépit de sa fonction actuelle ?
Luc Marius Ibriga : oui, je pense que de ce point de vue, ce n’est pas une question qui concerne les décisions qu’il a prises pendant qu’il est en fonction. C’est détachable de sa fonction, donc ce n’est pas justiciable de la haute cour de justice. C’est une procédure antérieure où il peut être appelé. Maintenant, la procédure peut ne pas être publique. Le juge d’instruction peut demander à l’entendre et c’est tout.
Libreinfo.net: Le procureur, Harouna Yoda est sorti en juin avec une liste de personnes mises en examen en collaboration avec le REN-LAC et l’ASCE-LC. Quelle est la suite de ces dossiers aujourd’hui ?
Luc Marius Ibriga :ces dossiers sont confiés à des cabinets d’instructions. En ce moment, c’est l’état d’avancement du travail dans lequel sont les cabinets d’instruction qui conditionne la suite. Le procureur lui-même n’a plus la main sur le dossier quand il est confié à un cabinet d’instruction. Donc, nous attendons tous. C’est là que je dis que toutes les personnes mises en cause devraient être suspendues.
Or ce n’est pas le cas. Voilà pourquoi, concernant les personnes mises en cause dans le dossier des perceptions indues de Ouaga-Inter, , nous avons écrit au ministre des Finances pour appeler son attention sur l’application de l’article 166 de la loi 081-2015/CNT. Dans la mesure où dans ce dossier certaines personnes étaient poursuivis par conséquent, elles ne devraient plus être en fonction.
Libreinfo.net: Dans l’opinion burkinabé on se pose la question de savoir pourquoi l’Assemblée nationale ne fait pas l’objet d’audit également ?
Luc Marius Ibriga :le contrôle de l’Assemblée nationale est normalement du ressort de la Cour des comptes. La Cour des comptes qui est en même temps le conseiller de l’Assemblée nationale a la capacité en tant que contrôle externe et juridictionnel de contrôler l’Assemblée nationale.
L’ASCE-LC est placée comme la structure faitière du contrôle administratif. Du fait de la séparation des pouvoirs, l’ASCE-LC ne peut pas contrôler la gestion de l’Assemblée nationale. Sauf dans les cas de corruption. Parce qu’en matière de corruption, la loi nous donne la prérogative d’agir dans les secteurs public, privé et de la société civile.
Ce sont des faits de corruptions qui pourront nous amener à l’Assemblée nationale. Nous avons soulevé un certain nombre de questions qui aujourd’hui sont encore en traitement. C’est la question de tous ces députés qui doivent à la République depuis des années et qui ne remboursent pas. Certains ont contracté des prêts auprès du Trésor pour acheter des véhicules et sans avoir honoré ces prêts, ils n’ont pas non plus rendu les véhicules. Jusqu’à présent ce dossier est en suspens.
A ce propos, nous avons pris langue avec l’Assemblée nationale et une commission mixte assemblée nationale-ASCE-LC a été mise sur pied pour le traitement de ce dossier. Au sujet de ce dossier, nous avons saisi l’Assemblée nationale à l’approche des élections.
D’aucun nous ont dit qu’en fait, nous voulions briser la carrière de certains honorables députés. Tel n’était pas notre but. Seulement cela fait plus de 10 ans que des députés et anciens députés doivent à l’Etat et ne remboursent pas. Et ce sont certains d’entre eux que l’on voit sur la place publique ergoter sur l’intégrité, sur la mauvaise gestion alors qu’ils sont redevables de 15 millions voire 20 millions au Trésor public parce qu’ils n’ont pas encore épongé les dettes qu’ils ont contractées pour acheter des véhicules.
On sait que pour certains, ces véhicules sont actuellement en location et ils se font de l’argent dessus. Il y a ceux qui disent que leur mandat a été irrégulièrement arrêté par l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 ; et ils tirent prétexte de cela pour affirmer qu’ils n’ont pas à rembourser, donc ils ne payent pas.
A ceux-là, je dis, en ce moment de ramener le véhicule sinon ils tombent sous le coup de l’enrichissement sans cause puisque vous ne remboursez pas les prêts et vous continuez à utiliser les véhicules. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si ces honorables députés avaient contracté ces prêts auprès d’une institution bancaire privée et que la même situation survenait est-ce qu’ils allaient tirer argument de l’insurrection pour refuser de payer? Un tel argument aurait été inopérant.
En l’espèce, il y a peut-être des solutions à trouver en prenant en considération la force majeure, mais cela ne peut pas aller jusqu’au refus de rembourser. Vous ne pouvez pas garder les véhicules et dans le même temps refuser de solder vos prêts. C’est un cas sur lequel nous sommes en travail avec l’Assemblée nationale et nous pensons que cette question sera résolue. Quand vous faites le total, c’est une somme assez rondelette qui pourrait servir par ces temps qui courent.
Libreinfo.net: vous connaissez le nombre exact des députés qui sont dans ce cas?
Luc Marius Ibriga : Presque à toutes les législatures il y en a eu. Il y a même certains qui sont décédés.
Libreinfo.net: Il revient que l’ASCE-LC a voulu faire un audit chez le Médiateur du Faso.
Luc Marius Ibriga : Non. Ce n’est pas vrai. L’ASCE-LC n’a pas initié un audit chez le Médiateur du Faso. Nous faisions dans le cadre de l’audit N-1, l’audit de la Présidence du Faso, du Premier ministère, des départements ministériels et des institutions. Mais nous l’avons fait une seule année. Pour des questions d’efficacité, nous avons exclu des institutions dans la mesure où les budgets qu’ils gèrent ne sont pas importants.
A la première expérience, ce que nous avons trouvé ne nous permettait pas de poursuivre. Parce qu’on n’éparpillait nos forces et on n’arrivait pas à terminer l’audit dans les temps. Ce faisant, nous nous sommes concentrés sur l’exécutif. Nous n’avions pas d’opération à l’endroit du Médiateur du Faso. J’ai vu ça dans la presse. On disait que la gestion de l’ancienne Médiatrice du Faso nécessitait un audit et que l’ASCE-LC a voulu aller pour regarder. Non, il n’y a pas pour l’instant d’opération concernant le Médiateur du Faso.
Libreinfo.net: Est-ce-que la question du secret défense ne va pas compromettre l’audit de l’armée de 2016 à 2020 que vous envisagez dans le cadre de « l’opération mains propres » ?
Luc Marius Ibriga :Nous disons non parce que nous nous sommes rendus compte, à force de chercher et de discuter avec les spécialistes de la question (gens du renseignement et autres), qu’au Burkina Faso, il n’y a aucun texte sur le secret défense. Qu’est-ce-que le secret défense ? Personne n’est en mesure de nous dire où commence et où s’arrête le secret défense. Cela veut dire qu’aujourd’hui, c’est une notion qui est utilisée à des fins de dissimulation.
Avec l’ONG DCAF- Geneva Centre for Security Sector Governance, nous sommes en train de travailler dans le sens de permettre à l’Assemblée nationale de légiférer sur cette question. Cela en relation avec l’Agence nationale des renseignements (ANR), les structures militaires, la société civile, etc. Parce que c’est vrai qu’il y a un certain nombre d’informations qui sont classées par l’ANR auxquelles tout le monde ne peut pas accéder sauf les personnes habilitées à en avoir connaissance.
La notion de secret défense ne peut pas empêcher que l’on audite les finances. Dans la mesure où le principe du contrôle des finances publiques est un principe qui est transversal. Aucun centime public ne peut être utilisé et être soustrait au contrôle. Même les fonds de souveraineté. Et dans ce sens, nous l’avons écrit au chef de l’Etat pour dire lui dire qu’il y a toujours un contrôle même si ce n’est un contrôle de l’ASCE-LC
Le contrôle peut être différent, mais il faut toujours un contrôle. Ailleurs les fonds de souverainetés sont contrôlés par un comité de l’Assemblée nationale qui regroupe les députés de la majorité et de l’opposition qui sont chargés de veiller à l’utilisation des fonds qu’on appelle les fonds secrets.
Parce que l’argent public ne peut pas être utilisé sans que cela serve à atteindre les objectifs pour lesquels on LES a mis cela à disposition à savoir / l’intérêt général. Ce n’est pas parce qu’on a des fonds de souveraineté qu’on peut les utiliser comme on veut.
Libreinfo.net: mais qu’est ce qui a bloqué cet audit depuis que vous êtes aux affaires ?
Luc Marius Ibriga : Non, nous faisions toujours l’audit N-1 du ministère de la défense mais nous avions besoin d’avoir à nos côtés l’inspecteur général des services des forces armées nationales (IGFAN) pour un certain nombre de contrôles. Or le poste d’IGFAN est resté pendant plusieurs années sans titulaire.
Le colonel-major Kéré n’était que l’intérimaire et à ce titre il était fort limité. C’est pourquoi dans nos recommandations au chef de l’Etat nous avons proposé qu’on élève l’inspecteur général des forces armées au même grade que le chef d’état-major général des armés.
Parce que dans l’armée la hiérarchie a des conséquences. Quand vous êtes colonel et que vous devez faire des contrôles par rapport à un général, il peut avoir des conséquences par la suite par rapport à votre carrière. Cela peut conduire à l’autolimitation.
Au regard de tous les corps de l’armée, il faut qu’on sache que l’inspecteur général des forces armées dispose des prérogatives qui sont des prérogatives équivalentes et même supérieures à celui du chef d’état-major. Puisqu’il doit s’enquérir de la bonne utilisation des ressources mises à la disposition de l’armée.
En plus de l’aspect institutionnel, il y a également l’aspect technique et sur ce volet, l’ASCE-LC n’est pas outillée pour s’y aventurer pour l’heure. Par exemple, si vous allez faire un contrôle concernant des équipements militaires, le problème c’est de pouvoir apprécier les coûts des équipements en relation avec leur qualité.
Vous avez besoin d’experts militaires pour vous aider dans ce travail. Et c’est cela qui suppose qu’au niveau de l’ASCE-LC, on ait la possibilité de recourir à ces expertises pour pouvoir faire ce travail. C’est ce que nous avons proposé au chef de l’Etat.
Libreinfo.net : quel est aujourd’hui l’impact de la corruption sur l’administration burkinabè ?
Luc Marius Ibriga : je crois que nous sommes aujourd’hui dans un état de corruption systémique. C’est-à-dire que la corruption s’est immiscée dans les rouages des administrations. Je prends quelques exemples simples. Vous prenez des personnes qui n’ont rien à voir avec l’administration mais qui sont plus puissantes que les fonctionnaires de cette administration.
Vous voulez votre carte grise, si vous allez déposer votre dossier selon les textes et selon la procédure normale, vous allez attendre plusieurs mois. Mais là où vous avez acheté votre mobylette, vous verser vingt-cinq mille francs sans savoir que vous participez à une opération de corruption.
Ces vingt-cinq mille francs vont être utilisés pour arroser la chaine de production de la carte grise et vous aurez votre carte grise en moins d’une semaine. Vous voyez que ce sont des circuits extérieurs à l’administration qui ont complétement fait dérailler l’administration.
Vous avez la possibilité au niveau des impôts, au niveau de la douane de transiger. Dans l’esprit de nos commerçants, on ne peut pas faire fortune sans la fraude et sans corruption. Il y a des procédures qu’ils peuvent utiliser, sans avoir besoin de donner cinq francs de façon parallèle à une tierce personne. Mais pour eux c’est indispensable et cela crée un appel d’air de corruption.
Vous prenez le racket et le comportement de monsieur tout le monde quand il a brûlé un feu. Il ne veut pas payer l’amende, il va négocier pour remettre de l’argent. Et c’est ce même monsieur qui va, dans les émissions d’antenne directe, dénoncer la corruption. Alors qu’il vient d’être corrupteur l’instant d’avant.
Mais il considère cela comme étant quelque chose de normal. Donc on est entré dans une sorte de banalisation de la corruption. Et là c’est dangereux, dans la mesure où la corruption installe l’injustice et elle accroit la fracture sociale. A terme, elle aboutit à la violence.
Aujourd’hui, dans la situation de crise que nous connaissons, elle délite la confiance et on est dans une société de suspicion. Quand vous voulez faire une opération, vous n’êtes même pas sûr que ceux qui vous entourent vont pouvoir garder le secret de l’opération. Cette suspicion crée à son tour un environnement de manque de confiance. Parce que dès que vous avez la suspicion vous ne donnez pas toutes les informations.
Et quand l’autre apprend que vous ne lui avez pas donné toutes les informations, il considère que vous ne lui avez pas fait confiance et cela crée d’autres problèmes. Donc, c’est une réaction en chaine qui fait qu’aujourd’hui toutes ces questions que nous nous posons ont un lien avec la corruption.
Que ce soit le terrorisme, que ce soit les questions d’incivisme et autres. Vous avez des parents qui remorquent leurs enfants et qui brulent le feu rouge. Cela devant l’étonnement des enfants à qui on a appris à l’école à respecter le feu. Quelle conséquence pensez-vous que cela va avoir sur l’enfant ?
Libreinfo.net: Comment expliquez-vous le rapport entre la corruption et la progression du terrorisme ?
Luc Marius Ibriga :Ce rapport vient du fait que vous avez une situation dans laquelle tout ce que l’Etat peut mettre en place comme facteur de sécurité est complètement ébranlé par le fait que tous les actes peuvent être monnayés. Nous sommes sur les routes pour contrôler les pièces d’identités.
Les gens peuvent avoir les pièces d’identité sans problème s’ils ont de l’argent. Des gens peuvent en cette période de terrorisme circuler dans des voitures sans immatriculation sans être inquiétés s’ils ont de l’argent. C’est ce que je dis chaque fois aux jeunes qui sortent de l’école de gendarmerie. Je leur dis qu’en prenant cinq mille francs pour ne pas faire la fouille d’un véhicule, ils peuvent entendre le lendemain que deux de leurs camarades ont sauté sur une mine.
C’est toute cette situation qui fait qu’il n’y a plus de sens de l’Etat. L’Etat est détourné vers l’intérêt individuel. Dans ce cas-là, nous ne pouvons pas être forts. Comment on peut comprendre que les opérations que l’Etat veut lancer, les personnes qui sont de l’autre côté soient informés et attendent nos éléments.
A telle enseigne que nous avons connu ce qui s’est passé à Inata. Cela veut dire que si nous ne luttons pas contre la corruption, si nous n’installons pas la rectitude et l’intégrité au centre de nos préoccupations, nous faisons une lutte dans le vide.
Libreinfo.net: vous voulez dire que dans le cas de Inata, il y a eu des taupes dans l’armée ?
Luc Marius Ibriga: non, je dis simplement que c’est l’effet de la corruption et de l’incurie. Parce qu’on fait mal les choses, on peut même ne pas les faire et il n’y a pas de sanctions.
Libreinfo.net : cela nous rappelle l’affaire de contrebande à Koualou. On a vu qu’il y a des agents de l’Etat à la frontière qui ont été cités mais au finish il n’y a pas eu de condamnation en ce qui les concerne.
Marius Ibriga : Non, parce que cette question est différente. Dans la mesure où les questions ont été dissociées. Il y a d’abord ceux qui sont dans le cadre de la fraude, les auteurs. Et il y a une question concernant les complices. Cette question sera traitée, ne vous en faites pas!
Libreinfo.net : vous promettez une suite pour les complices ?
Luc Marius Ibriga :Oui, cela sera traité
Libreinfo.net : le dossier est en cours ?
Luc Marius Ibriga :Oui, le dossier sera traité. C’est vrai qu’à ce niveau, cela demande qu’un certain nombre de mesures soient prises pour que la question soit traitée avec la plus grande efficacité.
Libreinfo.net : Docteur, que peut-on retenir en conclusion ?
Luc Marius Ibriga :Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est que l’on doit comprendre que lutter contre la corruption est un investissement. Dans la mesure où cela nous permet d’avoir des réalisations de bonne qualité. Cela nous permet également de mieux gérer le peu de ressources que nous avons. Et cela nous évite de nous endetter à tort. On croit avoir des ressources mais ces ressources sont improductives. La corruption crée une perte de crédibilité de l’action publique. Donc si on veut remettre plus de crédibilité dans l’action publique, il faut véritablement lutter contre la corruption.