Repenser l’architecture de défense et de sécurité africaine
Contribution du colonel auguste Denise Barry
Ancien Ministre de l’Administrations Territoriale, de la Décentralisation et de la Sécurité, Fondateur et Directeur Exécutif du Centre d’Etudes Stratégiques en Défense et Sécurité Burkina Faso.
Introduction
Ce n’est pas la première fois qu’un débat se mène sur la nécessité de repenser la problématique de la défense et de la sécurité sur le continent. Par exemple, en 2019, l’un des axes des réflexions de la 6ème édition du Forum International de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique portait sur la nécessité de repenser le système de sécurité collective sur le continent. Mais, la particularité de ce débat tient du fait qu’il intervient dans le contexte de la pandémie du Covid-19 qui, comme d’ailleurs le terrorisme quelques décennies plus tôt, est apparu dans ce début de la troisième décennie du XXIè siècle, comme un perturbateur majeur de la géopolitique mondiale, affectant à la fois toutes les disciplines et interpellant tous les acteurs (Organisations Internationales, Etats, communautés, firmes, etc.). Aujourd’hui, c’est une lapalissade de dire que la situation de notre monde et subséquemment de nos Etats n’a jamais été si préoccupante au double plan du présent et du futur. Je remercie donc les organisateurs de m’avoir associé à cet important événement.
Pour apporter ma contribution au débat, je vais survoler très rapidement quelques préalables relatifs à la nature et la typologie de la conflictualité et des insécurités, aux différents régimes de sécurité en Afrique, avant d’aborder le contexte, les défis en matière de défense et de sécurité. Je terminerai mon intervention sur les exigences de l’architecture de défense et de sécurité en m’appesantissant sur le cas des Etats.
PREALABLES
D’abord, sur la typologie de la conflictualité et des insécurités en Afrique, on peut résumer la situation en disant qu’elle est de nature hybride et éclectique, avec des conséquences très dommageables à la paix, à la sécurité et au développement des Etats.
Ensuite, sur les différents régimes de sécurité en Afrique, on retiendra qu’il existe trois niveaux dans l’architecture de défense et de sécurité en Afrique. Il s’agit :
du niveau continental : Globalement, ce régime de sécurité est soumis à la charte des Nations Unies qui accorde le monopole de la paix et de la sécurité internationale au Conseil de Sécurité sur la base du Droit International. Cela conduit selon les cas, au déploiement de missions onusiennes sur le continent. L’approche sécuritaire de l’UA tout en se fondant sur la doctrine normative onusienne promeut un recentrage de la sécurité dans l’architecture politique continentale, conformément au Droit de la paix et de la sécurité internationales, avec son référentiel qui est l’Architecture de Paix et de Sécurité Africaine (APSA). On pourra noter au passage qu’elle est passée d’une perception « westphalienne» des opérations de paix à une conception « postwestphalienne » des opérations de paix.1
du niveau sous-régional : Le principe veut que ce soient les Communautés Economiques Régionales qui aient en charge la gestion des questions de défense et de sécurité, conformément au chapitre VIII de la Charte des Nations Unies et des dispositions subséquentes de l’Acte constitutif de l’Union Africaine. Des initiatives multilatérales interviennent souvent lorsque des crises éclatent dans ces espaces régionaux.
du niveau étatique : La construction des régimes de sécurité étatiques en Afrique s’est opérée de façon singulière en fonction des réalités sociopolitiques de chaque pays. Mais, en dehors de quelques exceptions, les performances des outils de défense et de sécurité sont restées en deçà de ce qui pouvait être espéré, pour des raisons diverses. Des initiatives multi et bilatérales ont permis la création de Forces pour lutter contre l’insécurité dans certaines régions. C’est le cas du G5 Sahel et sa Force Conjointe, puis de la MNJTF (Force multinationale conjointe) de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT).
Le Covid-19 a eu la particularité d’ébranler tous ces niveaux à la fois, mais aussi tous les secteurs (économie, politique, sécurité…).
CONTEXTE
Les approches sécuritaires sont comprises différemment selon les acteurs en fonction de leurs intérêts, mais elles se situent à la fois sur des dimensions nationales, régionales, continentales, incluant des dynamiques étatiques, non-étatiques, civiles et militaires, médiatiques, humaines, sociales, économiques, technologiques, etc.
Ainsi que je le soulignais dans un article, « l’histoire contemporaine de l’humanité reste marquée depuis la fin du siècle passé jusqu’à nos jours, par ce qu’il convient d’appeler l’exacerbation des extrémismes dont les manifestations majeures tournent autour de la violence, du crime organisé et du terrorisme, avec des interconnexions diverses. Aujourd’hui, aucune région n’est à l’abri et le monde est confronté à ce spectre à tendance déferlante, soumis à une hybridation persistante, dans un contexte géopolitique et géostratégique de plus en plus complexe, où l’incertitude, les vulnérabilités et les fragilités sont mises en évidence (…). »2Cette situation n’a fait qu’empirer depuis, avec en sus la survenue de la pandémie du COVID-19 !
Au plan sécuritaire, le Covid-19 a engendré des crises sociopolitiques inhérentes à la gouvernance et la gestion de la crise au sein de certains pays, au point de problématiser la stabilité et la cohésion sociale. Il a mis à nu les vulnérabilités et les fragilités au plan économique et financier, puis les a renforcées ; toute chose qui a entraîné des choix budgétaires discriminants, en défaveur de certains domaines prioritaires et qui, dans les moyen et long termes accroîtront la criminalité et les phénomènes connexes. Par ailleurs, la fragilité étatique est perceptible dans la perte de l’autorité de l’État et concomitamment la faiblesse des institutions et des structures gouvernementales à compétence sécuritaire. Enfin, l’on ne peut exclure l’exploitation opportuniste de la fragilisation des Etats par les groupes armés terroristes.
Face à cela, il se dégage quelques impératifs en termes de leçons à tirer de la pandémie du COVID-19 : c’est que l’ordre mondial doit être reconstruit, la sécurité collective apparaît plus que jamais comme une nécessité surtout au plan sanitaire, et il faut des systèmes de défense et de sécurité extrêmement souples et polyvalents qui soient en mesure d’anticiper les menaces hybrides et apporter les meilleures reponses, dans un contexte de guerre hors limites3et hybrides4.
DEFIS EN MATIERE DE DEFENSE ET DE SECUTITE
Le premier défi est celui d’une insertion de la destinée continentale dans la dynamique internationale. Cela est vrai dans une perspective géoéconomique, mais aussi au plan sécuritaire. En effet, l’Afrique qui est à la fois, cadre, enjeu et théâtre dans la géostratégie mondiale, doit s’intégrer coûte que coûte dans les dynamiques de puissances mondiales. C’est connu, de nos jours, la capacité d’intervenir sur la scène internationale, notamment en participant à la paix et à la sécurité internationale, constitue désormais un enjeu géostratégique, en tant que « source de puissance » ou « d’accélérateur de puissance », face à des menaces que certains ont vite fait de qualifier « d’égaliseurs de puissance ». L’enjeu du débat ici est de savoir comment et à quel prix l’Afrique, tout en se débarrassant de ses multiples fragilités, poura-t-elle à travers les politiques de ses Etats et de ses structures de coopération et d’intégration régionales, prendre part à la gestion non seulement des défis transnationaux de la sécurité internationale, mais aussi et surtout à la recherche des introuvables équilibres de forces mondiaux ? Alors sous cet angle, la place et le rôle de l’Afrique face aux défis mondiaux en matière de sécurité, doivent être réévalués sans complaisance et de nouvelles stratégies élaborées. Cela est valable également au niveau sous-régional. L’opérationnalisation d’une capacité de réaction et de déploiement rapides (avec des déclinaisons au niveau des Communautés économiques régionales), face aux situations d’urgence5, lui permettant d’être un acteur majeur sur son espace géographique, sans influence extérieure, reste une véritable arlésienne. Or, cette capacité strictement militaire reste un impératif quasi-existentiel au niveau stratégique continental. Le grand défi consistera donc en la mise en place d’une Force, efficiente et crédible, pour des opérations à durée et objectifs limités, permettant de créer des conditions favorables à l’engagement d’opérations de paix UA et/ou ONU de plus grande envergure.
Le second défi est celui d’une sécurité collective assumée qui impacte la sécurité intérieure des Etats. D’où la nécessité d’une cohérence dans les stratégies des différents régimes de sécurité au triple niveau continental, sous-régional et national. Tous les obstacles doivent être levés, à quelque niveau que ce soit, tout en maintenant un équilibre entre les exigences de souveraineté étatique et de supranationalité.
Le troisième défi concerne l’adaptation aux dynamiques post-guerre froide et post-westphalien. Il s’agit d’une part de l’ouverture des milieux sécuritaires à la sphère civile et d’autre part de l’intégration du privé aux questions de sécurité, traditionnellement considérées comme un domaine régalien de l’Etat. J’en parle plus loin dans les stratégies d’innovations de rupture.
Le quatrième défi se situe au plan théorique. L’Afrique doit se déterminer par rapport aux concepts de défense et de sécurité et aux dimensions qu’ils mobilisent aux niveaux stratégique, opératif et tactique. La défense et la sécurité, peuvent être considérées comme deux concepts qui ont évolué tantôt l’un avant l’autre, tantôt côte à côte, tantôt l’un se substituant à l’autre, tantôt complémentaires, et tantôt l’un englobant l’autre. Pour, sûr, la défense et la sécurité ont une dimension éminemment stratégique du fait de leur transversalité et leur centralité.
Si le concept de défense renvoie à « l’ensemble des principes et des pratiques mis en œuvre par toute communauté humaine en vue de préserver son espace vital ou territoire, et de garantir la sécurité de ses citoyens »6, il convient de dire qu’historiquement, il reste très ancien. Jusqu’au XIXe siècle, dans son sens passif (par opposition au sens actif, où la défense s’oppose à l’attaque), il se rencontre surtout dans le cadre de la poliorcétique et de la castramétation. Ensuite, le mot défense a une portée qui dépasse la seule dimension militaire, intégrant donc toutes les dimensions non militaires de la défense, c’est à dire civiles, économiques et culturelles. Enfin, la défense a aussi une signification organique. En effet, après la création en 1589 d’un secrétariat d’Etat de la Guerre en France, il y aura plus tard deux départements ministériels séparés, avec deux stratégies distinctes : le ministère de la Guerre créé en 1791 et le ministère de la Marine créé en 1893. Le ministère de la Défense nationale et des forces armées, est créé en France en 1947, suivi plus tard en 1958, par le ministère des Armées. Cette évolution est à mettre en relation avec celle du Droit International qui remettait en cause le droit des Etats à faire la guerre, sauf en cas de légitime défense. En 1969, le ministère de la Défense nationale revient et en 1974 ce sera le ministère de la Défense (tout court), jusqu’en 2017 où l’on verra le ministère des Armées revenir avec l’élection du Président Emmanuel MACRON. Comme on le voit à travers cette évolution conceptuelle, de nos jours, à l’instar d’autres paradigmes, la défense est devenue une notion complexe, car elle ne peut être dissociée des besoins d’accès aux ressources naturelles, aux biens et services communs. En outre elle ne se pose plus comme un problème d’agression externe auquel doit faire face collectivement une nation, mais plutôt comme la somme des situations conflictuelles d’origine interne ou externe, ou les deux simultanément, dont la non résolution engendre une perturbation des systèmes politiques, économiques, sociaux, et donc vitaux.
Quant à la sécurité, même s’il existe une grande diversité en terme d’approches, tous les acteurs s’accordent à reconnaître aujourd’hui que l’accent est de plus en plus porté sur les personnes et l’on passe d’une conception de la sécurité centrée sur l’Etat à celle centrée sur le citoyen.
Au regard de la littérature, si les notions de sécurité et de défense étaient complémentaires dans leurs anciennes approches, de nos jours, les approches anglo-saxonnes considèrent la sécurité nationale comme englobant la défense. Néanmoins, aujourd’hui, la défense reste malgré tout la référence standard de la pratique des Etats francophones et on peut le voir à travers la dénomination des ministères en charge de la question.
Alors, faut-il garder les conceptions classiques de la défense et de la sécurité ? Ou, faut-il s’aligner sur les approches anglo-saxonnes ? Ou encore y a-t-il une troisième voie à explorer ?
Le cinquième défi tient aux insuffisances de la vision stratégique sur les outils de défense et de sécurité, et subséquemment sur leurs missions au sein de l’Etat et de la Nation.
En effet, même si la trajectoire de construction des Etats reste variée, il reste que pendant longtemps, la sécurité en Afrique a rimé avec la sécurité d’un régime, exposant de ce fait les Etats à une insécurité chronique et à une précarité des Forces de défense et de sécurité.
De plus, même si dans certains cas, des efforts ont abouti à la formulation d’une vision, la mise en œuvre est finalement restée une gageure.
Dans mes recherches sur l’histoire militaire précoloniale et coloniale africaine, j’ai été déçu de découvrir ce que j’appellerai un « péché originel », c’est que les leaders de nos jeunes Etats indépendants du continent n’ont pas poursuivi la vision de certains stratèges et tacticiens africains de la période précoloniale et coloniale comme Samory Touré. Stratèges instinctifs peut-être, mais stratèges tout de même au regard de leur maîtrise de l’art militaire ! Il est de notoriété que le colon a tiré sa suprématie sur les armées des empires précoloniaux africains, grâce à la poudre et au canon. Malgré ce rapport de force défavorable, Samory a développé une industrie artisanale d’armement après avoir acheté quelques armes avec les Britanniques, devenus entretemps ses alliés stratégiques. Comment comprendre alors que les jeunes Etats africains n’aient pas eu comme vision stratégique, la construction d’industries d’armement ? De nos jours, seuls une dizaine de pays7, à majorité d’Afrique du nord et anglophones, produisent leurs propres armes, la plupart des pays africains important les leurs. Ils l’auraient fait qu’aujourd’hui, nos économies en profiteraient grandement, dans un monde où le commerce des armes draine de grands bénéfices engrangés par les complexes militaro-industriels. Mieux, on aurait surtout contourné sans trop de difficultés les nombreuses contraintes actuelles qui régissent l’importation des armes, grâce à une autonomie stratégique.8 La question est de savoir s’il est tard de réparer cela ?
Enfin, malgré un discours globalement favorable au paradigme de la sécurité humaine, on remarque paradoxalement dans la pratique, une persistance du paradigme westphalien, où l’État assure la sécurité par la coercition.9 C’est pourquoi pour ma part j’ai opté de ne parler ici que de la capacité en matière de défense et de sécurité classiques, tout en appelant à l’émergence d’Etats capacitaires (l’Etat étant une somme de capacités), qui devraient s’assumer dans toutes les dimensions de la sécurité humaine. J’en parlerai plus loin.
Le sixième défi est d’ordre organisationnel, au double plan stratégique et opérationnel.
Dans la plupart des cas, l’organisation des systèmes de défense et de sécurité reste extravertie et mimétique, sans efforts de créativité et d’adaptation à nos propres réalités.
Le bilan des réponses proposées par les acteurs tant sur la sécurité internationale, continentale, sous-régionale et étatique révèle des résultats très en deçà des attentes. L’une des manifestations évidentes se trouve dans l’incapacité de l’Etat à exercer la violence légitime et à en garder le monopole. Il s’agira aussi de régler la question du continuum défense et sécurité en opérant des choix stratégiques courageux, comme l’unicité des polices, pour une meilleure organisation des Forces dans la sécurité intérieure et la défense du territoire, y compris la sécurisation de frontières dont la légendaire porosité dépasse tout entendement une soixantaine d’années après les indépendances.10
Le septième défi réside dans l’équipement et les aspects financiers induits. C’est une lapalissade d’affirmer que les équipements militaires et de sécurité coûtent extrêmement chers. Par conséquent, la plupart des Etats peinent à financer les besoins de leurs systèmes de défense et de sécurité. La conséquence majeure qui en découle, c’est l’inadaptation de ces outils et l’inefficacité subséquente de leurs actions face aux menaces. Ces dernières années, beaucoup de pays ont fourni des efforts internes pour équiper leurs Forces, mais cela reste en deçà des besoins réels, au point que l’alternative des partenariats stratégiques a dû être incontournable.
En 2020, selon les données de countryeconomy.com,11 l’Algérie viendrait en tête au niveau du continent, avec des dépenses militaires de 9,7 milliards USD (soit 6,7% du PIB), suivie du Maroc (4,8 milliards USD), de l’Égypte (4,5 milliards USD), de l’Afrique du Sud (3,1 milliards USD) et du Nigéria (2,5 milliards USD). Le Cap-Vert a le budget de défense le moins élevé du continent, évalué à 11,3 millions USD. Concernant le cas du Burkina Faso, selon la même structure, la part des dépenses de la défense dans le budget de l’Etat burkinabè en 2018 était de 8%, alors qu’elle était estimée à 14% pour le Tchad et le Mali, 11% pour la Mauritanie et 9% pour le Niger. En 2020, le Burkina Faso est passé à 416 millions d’euros de dépenses militaires (environ 272 milliards de FCFA), soit 10,82% du budget national, et 2,73% du PIB. Une des conséquences, c’est évidement l’érosion des allocations budgétaires des secteurs sociaux au profit de la sécurité. Hélas, c’est une exigence du contexte ! Mais, malgré ces efforts disais-je, l’horizon de la modernisation des outils de défense et de sécurité reste inextinguible. Alors, il est clair que sans l’adoption d’une « Marshallisation encadrée» des approches d’équipements, il sera difficile pour les Etats de s’équiper de façon appropriée pour faire face aux menaces du moment.
Le huitième défi renvoie à la nécessité de repenser les politiques et stratégies nationales de sécurité qui, dans la plupart du temps, sont influencées par les approches américaines, même si certaines restent sous tropisme français. Il nous faut trouver notre propre voie et c’est à ce niveau que l’endogénéité peut être une alternative sérieuse. C’est également à ce niveau que les régimes de sécurité locaux traditionnels et communautaires devraient trouver une place, sans toutefois remettre en cause le leadership étatique.
Le neuvième défi se rapporte à la question des partenaires stratégiques. Comme on le voit depuis quelques temps dans l’actualité du Sahel, cette question, très sensible, est illustrative des enjeux qu’elle induit. Mais, elle reste incontournable, tôt ou tard il va falloir trancher, mais de façon structurée et intelligente, car la stratégie, ça ne se discute pas sur la place publique ! Qu’il s’agisse des Etats ou des instances du continent, ce devrait être le temps de la haute réflexion.
Ces défis étant identifiés, comment alors envisager la modélisation d’une architecture de défense et de sécurité qui puisse les relever ?
QUELQUES DIMENSIONS DE L’ARCHITECTURE DE DEFENSE ET DE SECURITE
Quels types de régimes de sécurité en réponse aux problèmes que rencontrent à la fois les Etats, les sous-régions et le continent ?
Pour ce qui est des régimes de sécurité continental et sous-régional, certains comme Niagalé Bagayoko pensent qu’« il faut repenser la sécurité du continent selon une perspective stratégique africaine »12. En tout cas, pour ma part, je résumerai en souhaitant qu’ils soient des outils adaptés aux besoins réels des peuples africains et efficaces face aux menaces sécuritaires. Cela demandera plus de rigueur et de sérieux, et que l’on arrête la multiplication indéfinie des structures, alors que l’on n’a pas suffisamment travaillé à opérationnaliser celles qui existent déjà.13 On peut y arriver par la réflexion et la méthode ! Ce ne sont ni les cadres ni les compétences qui manquent en Afrique.
Spécifiquement au niveau sous-régional, intégrant la trans-nationalité des menaces, il faut travailler à l’émergence d’actions collectives mutualisées et de politiques harmonisées. A cet effet, et à titre d’exemple, il faut une relecture des documents référentiels de la CEDEAO en relation avec le contexte géopolitique et géostratégique actuel, à savoir entre autres :
les traités de non-agression (1978) et dʼassistance mutuelle en matière de défense (1981) ;
le traité révisé de 1993 qui expose les conditions et actions nécessaires à la sécurité régionale (art 58) et donne à la CEDEAO le statut de supranationalité;
le protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité de 1999 qui détaille et précise lesdits mécanismes;
le protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance qui dans son article 19 expose le rôle des forces armées (et de sécurité) dans la démocratie ;
le cadre stratégique de prévention des conflits qui fournit le cadre des actions à réaliser ;
Cette relecture permettra à la sous-région de réexaminer les instruments qui traitent des principes de convergence constitutionnelle et les questions de souveraineté des Etats en relation avec les politiques supranationales et d’avoir ainsi sa vision et ses stratégies à partir desquelles viendront s’intégrer la contribution des Partenaires Techniques et Financiers (PTF).14
Mais qu’en est-il des régimes de sécurité étatiques ?
Comme l’a dit Albert Einstein : «La crise est la meilleure bénédiction qui puisse arriver aux personnes et aux pays, parce que la crise apporte des progrès. La créativité naît de l’angoisse, comme le jour naît de la nuit obscure. C’est dans la crise que naissent l’invention, les découvertes et les grandes stratégies ».
A partir d’une part, de l’analyse en profondeur et de la compréhension de la nature, des causes et des défis sécuritaires, et d’autre part de la maîtrise des forces et faiblesses des outils dédiés aux problématiques sécuritaires, ainsi que l’évaluation des réponses et des stratégies adoptées, repenser l’architecture sécuritaire renvoie d’abord à l’émergence d’Etats stratèges.
En effet, comment envisager une architecture de défense sans parler d’abord de l’Etat lui-même ? Faut-il le rappeler, la défense et la sécurité ne sont qu’une des multiples dimensions de l’Etat.
J’ai parlé plus haut, dans les défis, de l’exigence de la construction d’Etats capacitaires, car le constat laisse apparaître de nos jours des Etats faibles et fragiles qui, en dehors d’une infime exception, sont des proto-Etats, voire de pseudo-Etats. La stratégie pour construire des Etats capacitaires passera de mon point de vue par une innovation de rupture. La théorie de l’innovation concerne trois dimensions, à savoir, l’innovation politique, sociale et économique.
L’innovation politique : L’innovation politique15 consiste à adopter des approches qui emmènent les individus et les communautés à résoudre par eux-mêmes, leurs propres problèmes. Il s’agit d’emmener les Africains à inventer des solutions propres aux maux qui les rongent (Robert, 2004), en stimulant ou en construisant leurs propres capacités d’innovation.
Les réformes des politiques publiques dans la construction des systèmes d’innovation nationaux, se situeront essentiellement au niveau des conditions macroéconomiques, de la politique d’apprentissage, de sa politique scientifique et technologique et des interactions systémiques entre acteurs.16
L’innovation sociale : Selon Emmanuelle Besançon, Nicolas Chochoy et Thibault Guyon, l’innovation sociale est définie en première approche comme «toute nouveauté qui répond à un besoin individuel ou collectif et qui recrée des liens sociaux pour vivre en société ».17
De façon plus précise, l’innovation sociale « consiste à élaborer des réponses entrepreneuriales nouvelles à des besoins de la société mal ou peu satisfaits, en impliquant tous les acteurs concernés, publics et privés ».18 L’innovation sociale est donc un modèle social, un élément novateur dans un contexte donné, qui promeut une rupture dans la façon de faire les choses.
Elle rompt avec les solutions généralement admises et apporte une réponse créative à des problèmes d’ordre économique et social non ou peu satisfaits par le marché ou par l’Etat. Elle est donc novatrice dans la mise en œuvre des processus de changement, incorporant de nouvelles idées, pratiques et formes d’évaluation, ainsi que de nouveaux concepts, produits et services. Elle ambitionne ainsi un mieux-être des individus et des collectivités, et se base sur la coopération entre une diversité d’acteurs (publics et privés) avec pour finalité une autonomisation des individus. Si elle est portée par des mouvements sociaux suffisamment puissants, notamment à travers le développement de l’entrepreneuriat social, elle peut, à travers l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies diversifiées qui favorisent l’autonomisation des individus, être source de transformation sociale et motrice de changements majeurs, voire révolutionnaires.
L’innovation économique : Le concept de l’innovation économique, où l’Etat joue le rôle de facilitateur des liens entre la recherche et l’industrie est devenue centrale dans l’économie, et elle consiste ici en la valorisation économique de nouvelles idées, avec la mise en œuvre de solutions nouvelles endogènes dans toutes les dimensions de la production de biens et services. Il s’agit d’un choix idéologique sur le plan économique qui tend à remplacer l’interventionnisme étatique, introduisant de nouveaux modèles économiques et sociaux, dans la recherche d’une compétitivité économique et pour la satisfaction des aspirations sociales des populations. Elle encourage le développement d’une économie sociale et solidaire, favorise l’implantation des associations, des sociétés coopératives et la création d’emplois divers. Le challenge de l’innovation économique est celui du couplage de l’innovation avec le développement dans les politiques économiques des Etats qui doivent intégrer désormais des changements structurels.
Comme on peut le voir, la gouvernance de l’Etat capacitaire est fondée sur une vision plurielle de l’innovation. Et c’est cette dimension que vient renforcer la théorie de l’Etat stratège.
Alors c’est quoi un Etat stratège ?
Au-delà des théories économiques sur l’Etat stratège,19 on considèrera de façon opératoire qu’il s’agit, face à des menaces diverses et diffuses, aux enjeux géostratégiques et géoéconomiques, aux impératifs de développement, dans un monde à jamais mondialisé, de savoir naviguer dans des circonstances particulièrement complexes, en faisant preuve d’une intelligence de situation très remarquable.
Ainsi, l’action de l’Etat stratège recherche «une plus grande efficacité dans le pilotage de long terme de l’économie nationale et en matière de gouvernance des politiques publiques »20 et mobilisera par conséquent, un modèle vertueux de gouvernance multi champs (économique, politique, social…), tout en affirmant une capacité d’adaptation et de réactions de l’entité étatique face aux aléas du monde contemporain.
Pour parachever la démarche stratégique de l’Etat stratège, il est indispensable de la situer également par rapport à la théorie de l’acteur stratégique de Michel Crozier et Erhard Friedberg21 qui, en sociologie des organisations, permet dans le cadre d’une analyse stratégique, de comprendre les acteurs-clés, les enjeux, les objectifs, les ressources, les contraintes et les stratégies, afin de définir sa propre stratégie d’action.
Le préalable de l’Etat stratège et capacitaire étant rempli, on peut maintenant tenter une conceptualisation des régimes de sécurité étatiques en Afrique, dans un contexte de COVID-19 et post-COVID-19, en abordant les aspects relatifs aux politiques et doctrines stratégiques, ainsi qu’aux capacités et aptitudes.
Les caractéristiques principales de la politique de sécurité nationale, et les doctrines de défense et de sécurité22 des Etats devraient se situer dans :
la construction d’outils cohérents et performants, intégrant des forces spéciales qui aujourd’hui apparaissent indispensables dans la lutte contre l’insécurité ;
la maîtrise de la prospective et l’anticipation stratégique, considérées comme art politico-managérial de gestion et d’imagination ;
l’assomption d’une fonction renseignement très performante ;
la maîtrise de la technologie ;
le respect des principes de droit doit être au cœur de lʼaction des Forces de sécurité23 ;
l’acceptation sans réserve du contrôle démocratique des forces armées.
Concernant les aptitudes et les capacités, les systèmes de sécurité doivent s’inscrire dans le postulat suivant :
Les choix stratégiques devraient induire des forces de sécurité nationales maîtrisant le contrôle du territoire (dans certains cas il s’agit de vastes espaces terrestres, maritimes et aériens, insuffisamment contrôlés), la sécurité intérieure, la sureté de l’Etat ;
De même, la conception de l’emploi des Forces doit intégrer l’interopérabilité, l’aptitude à se projeter et à évoluer dans des opérations multidimensionnelles, multinationales et interarmées, dans le cadre des OSP, de la lutte contre le terrorisme, ou des Opérations autres que celle de guerre (OOTW) ou Opérations Hors guerre (OHG);24
Le système de sécurité devrait également s’enrichir de grandes performances dans l’aéromobilité ;
En plus des capacités d’anticipation, grâce au renseignement, la réactivité25 et la résilience26 devraient caractériser ces outils de sécurité;
Les référents doctrinaux27 devraient être réévalués et devraient avoir des incidences pratiques sur la qualité des ressources humaines ;
La révision des doctrines stratégiques et opérationnelles devrait se faire, tout en exploitant les retours d’expérience (« retex ») sur les opérations majeures engagées contre les différentes menaces dans les régions et dans les pays ;
Du point de vue social, les Forces de sécurité devraient continuer à être un des creusets de la Nation. En effet, au même titre que l’éducation nationale, elles sont un canal par lequel les valeurs de citoyenneté peuvent être promues.
Au total, on devrait avoir des outils de de défense et de sécurité « agent de développement, de la stabilité et de la cohésion nationale en interne puis agent de la solidarité et de la paix hors des frontières »28.
CONCLUSION
En septembre 2017, j’affirmais que « nos Etats [avaient] besoin d’outils d’analyse stratégique, d’anticipation et de prévention des menaces (…). [Que] le temps de l’improvisation [était] révolu et [que] nous entrions dans une nouvelle dynamique qui ne laissera pas d’état de grâce reconnu comme plus que préoccupant. Les burkinabè ont peur de ce monstre qui frappe où, quand et comme il veut. Et ils ne sont pas les seuls. Mais, seuls les Etats et les communautés qui se prépareront mieux, en structurant leur pensée et leurs actions, dans une perspective globale, intégrale, intégrée, anticipative et préventive, seront à même de s’en sortir avec moins de dégâts dans la lutte contre le terrorisme. Alors, mettons nos intelligences ensemble, mettons nos moyens ensemble, et tentons autre chose que ce qui a été fait jusque-là. (…). Le monde se transforme sous nos yeux, et le monde de demain se construit aujourd’hui. L’Afrique doit travailler à être dans les laboratoires qui conceptualisent le monde de demain, au risque d’être contrainte à faire ce que les autres auraient conçu. Et pour relever ce défi, les intellectuels et cadres de nos pays doivent se mettre en première ligne ».30
C’est pourquoi, aujourd’hui encore, plus qu’hier, il nous faut faire preuve d’intelligence civilisationnelle, institutionnelle, organisationnelle et d’efficience stratégique et opérationnelle dans la démarche de modélisation de nos outils de défense et de sécurité. A cet égard, il revient donc aujourd’hui aux Etats de s’approprier les nouvelles exigences des politiques de souveraineté, car « seules des nations capables d’imaginer leur avenir et de vouloir le construire seront en mesure de penser et de mettre en œuvre une défense globale de leurs intérêts.»31 Mais, le caractère transnational des menaces sécuritaires exigent que la réforme du système national de sécurité, pour être réellement efficace, devrait intégrer ce qui se passe à l’échelon infrarégional et régional.
Références bibliographiques :
AVISE, portail du développement de l’économie sociale et solidaire, Innovation sociale : de quoi parle-t-on ?, Janvier 2021
BACH Jean-Nicolas, La construction de l’APSA en Afrique de l’Est : un « outil adapté » pour qui ?, sous la direction de FAU-NOUGARET
Matthieu et IBRIGA Luc Marius, dans « L’Architecture de Paix et de Sécurité en Afrique : bilan et perspectives », Actes des colloques de Bordeaux et Ouagadougou, 30 novembre 2012 – 24 et 25 octobre 2013, organisés par l’Université de Bordeaux (CERDRADI – GRECCAP) et l’Université de Ouaga 2 (CEEI), avec le soutien du Mécanisme de soutien au Partenariat Afrique-Union Européenne et à la Facilité de Paix de l’Union Européenne, sous la direction de. Voir pages 2 et 3
BAGAYOKO Niagalé, Sahel : Il faut repenser la sécurité du continent selon une perspective stratégique africaine, « Le Monde Afrique », publié le 10 janvier 2020
BANCE Philippe (Dir), Quel modèle d’État stratège en France ?, Presses universitaires de Rouen et du Havre, collection « Économie publique et Économie sociale », 2016
BARRY Auguste Denise (Col), L’instrumentalisation dans le terrorisme, « Contributions sur les problématiques sécuritaires africaines », revue P&SA (Paix et Sécurité en Afrique) de la Fondation Konrad Adenauer Konrad Adenauer Stiftung) pour le Dialogue politique, N°00, novembre 2019
BARRY Auguste Denise (Col), Perspectives sécuritaires au Burkina Faso : quel apport du G5 Sahel ?, « G5 Sahel, une initiative régionale pour une nouvelle architecture de paix », Peer De Jong (Dir.), Coll. Stratégies africaines de sécurité, Ed. L’Harmattan, Paris, 2018
BARRY Auguste Denise (Col), Impératifs stratégiques et opérationnels de la réponse militaire, Valérie Rouamba Ouédraogo (Dir.),
“Crise sécuritaire dans les pays du G5 Sahel, comprendre pour agir”, Ed. L’Harmattan, Paris, 2021
BARRY Auguste Denise (Col), Discours, lors de la cérémonie d’ouverture de son 1er colloque international du Centre d’Etudes
Stratégiques en Défense et Sécurité (CESDS), à Ouagadougou du 5 au 7 septembre 2017
BARRY Auguste Denise (Col), Discours, lors de la cérémonie de clôture de son 1er colloque international du Centre d’Etudes Stratégiques en Défense et Sécurité (CESDS), à Ouagadougou du 5 au 7 septembre 2017
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Discours Auguste Denise Barry, Fondateur et Directeur Exécutif du CESDS lors de la cérémonie de clôture de son 1er colloque international, à Ouagadougou du 5 au 7 septembre 2017
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Forces de Défense et de Sécurité au cœur de la Sécurité Humaine
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