Les ministres des Finances des pays du G20 ont acté l’accord qualifié d’«historique» sur la taxation internationale, qui prévoit un impôt minimal de 15% sur les multinationales. Pour en savoir davantage, Sidwaya a rencontré l’expert burkinabè en fiscalité internationale, Dr Boubacar Nacanabo, par ailleurs président du Réseau des experts africains en fiscalité internationale (REAFI).
Sidwaya (S) : Le 10 juillet dernier, les ministres des Finances des pays du G20 ont entériné l’accord qualifié d’« historique » sur la taxation internationale qui prévoit un impôt d’au moins 15% sur les multinationales. En tant qu’expert en fiscalité internationale, comment réagissez-vous à cette nouvelle ?
Dr Aboubakar Nacanabo (A.N.) : Ma réaction est plutôt mitigée sur le sujet, parce que d’une part, c’est la satisfaction de quelqu’un qui a participé aux travaux depuis le début mais qui n’y croyait pas trop, tant les positions étaient divergentes entre les pays développés, les pays émergents et les pays sous-développés ; les enjeux étaient énormes et le risque assez gros. D’autre part, je reste sur ma faim au regard du fait que certaines préoccupations réelles posées par les pays africains ont été renvoyées aux calendes grecques, si elles n’ont pas été simplement balayées du revers de la main. Mais j’éprouve aussi le sentiment de quelqu’un, qui reste tout de même sceptique quant à l’aboutissement final, parce qu’il reste quand même beaucoup à faire en termes de détails à fournir, de précisions à apporter et d’accords à
trouver.
S : Quelles sont les préoccupations des pays africains qui n’ont pas été prises en compte ?
A.N. : Comme préoccupations non prises en compte, on peut citer, entre autres, le seuil de 20 milliards d’euros pour le montant A, seuil qui va exclure beaucoup de multinationales qui ont des filiales en Afrique ; le relèvement du taux minimum à 20% comme proposé par l’Union africaine en lieu et place de 15% proposé par le G7, ainsi que la prise en compte du bénéfice total dans la répartition du droit d’imposition en lieu et place du bénéfice résiduel. Ceci aurait pour avantage de réparer l’injustice que subissent les Etats de source, l’essentiel du droit d’imposition étant orienté vers les pays de résidence.
S : Plus explicitement, quelle est la teneur de ce projet de réforme fiscale applicable aux multinationales ?
A.N. : C’est une réforme de la fiscalité internationale axée sur deux piliers. Le pilier 1 concerne une nouvelle répartition du droit d’imposition des multinationales, qui autorise qu’une multinationale soit imposée dans un pays, même si elle ne dispose pas d’installation fixe d’affaires.
Le pilier 2 concerne la fixation d’un taux d’impôt minimum pour toutes les multinationales. Le taux minimum fixé à 15% est censé mettre fin aux paradis fiscaux et à la course vers le moins disant fiscal que se livrent les Etats.
S : Quelles sont les multinationales concernées par ce projet de réforme ?
A.N. : En ce qui concerne le pilier 1, il s’agit des plus grandes multinationales du monde, les 100 plus grandes selon les prévisions. Ces multinationales entrant dans le champ d’application sont celles qui ont un chiffre d’affaires d’au moins 20 milliards d’euros avec un taux de profit d’au moins 10%.
Pour le pilier 2, il s’agit des multinationales qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros.
Selon les termes de l’accord, ces seuils sont susceptibles de révisions après une mise à l’épreuve de sept ans.
S : Qu’est-ce que les pays en développement comme le Burkina Faso gagnent dans cette réforme si elle venait à s’appliquer ?
A.N. : Théoriquement, un pays, comme le Burkina Faso devrait gagner sa part dans la nouvelle répartition du droit d’imposition à travers ce qu’il est convenu d’appeler le montant A. Concrètement, si une multinationale ayant un chiffre d’affaires de 20 milliards et un taux de profit de 10% a une filiale au Burkina Faso, alors nous pouvons bénéficier de l’imposition d’une part du bénéfice résiduel de cette multinationale si le chiffre d’affaires qu’elle réalise au Burkina atteint 250 000 euros. Il s’agit donc d’un gain potentiel puisqu’en vertu des règles actuelles, nous ne disposons d’aucun droit d’imposition pour les multinationales n’ayant pas d’installation fixe au Burkina Faso. L’étude d’impact réalisée par l’OCDE pour ce qui concerne le Burkina Faso fait état d’un gain potentiel de 1,66 million de dollars selon le scénario pessimiste et 2,8 millions de dollars selon le scénario optimiste.
En ce qui concerne le pilier 2, il faut dire qu’à priori le Burkina Faso ne perd pas puisque son taux d’impôt sur les sociétés, qui est de 27,5% est de loin supérieur au taux minimum de 15%. De ce point de vue, il n’y a pas de perte.
Toutefois, avec les régimes dérogatoires que nos Etats accordent, il est à craindre que des entreprises dans le champ d’application ne bénéficient de ces régimes à travers les filiales. En tout état de cause, l’étude d’impact réalisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) fait état d’un gain potentiel de 7,61 millions de dollars selon le scénario pessimiste et 11,27 millions de dollars selon le scénario optimiste.
Ce pilier 2 peut constituer une opportunité en ce sens qu’il contribuera à freiner la course vers le moins disant fiscal et donc à réguler les pressions faites sur nos autorités pour les régimes dérogatoires.
S : Est-ce que nos pays auront les moyens nécessaires pour percevoir cette taxe ?
A.N. : D’entrée de jeu, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle taxe. C’est simplement pour rétablir une justice fiscale, en faisant en sorte que les multinationales soient imposées dans les juridictions où elles réalisent les affaires. En effet, les modèles d’affaires innovants, permettant de réaliser des affaires sur des territoires donnés sans présence physique ne permettent pas de collecter l’impôt là où la valeur est créée, si on s’en tient aux règles actuelles : d’où la nécessite de réformer les règles pour les adapter à la nouvelle réalité. Maintenant, si je reviens à votre question, est-ce que nos administrations fiscales auront les moyens nécessaires pour bénéficier de ces nouvelles dispositions, je dirai que tout dépend du niveau de complexité des règles en cours d’élaboration. En tout état de cause, les pays africains ont plaidé pour une simplification des règles et un coût de conformité suffisamment faible pour faciliter l’implémentation. A cet effet, les prochaines étapes sont vraiment cruciales, puisqu’il s’agit d’élaborer les textes, de rédiger l’accord multilatéral pour la mise en œuvre et d’élaborer un guide d’application.
S : Cette réforme a-t-elle les chances d’aboutir, vu qu’il y a des réticences au niveau de certaines puissances ?
A.N : Le consensus en soi est déjà une victoire. A ce jour, 132 pays ont rejoint le consensus sur 139 pays que compte le cadre inclusif. A part le Nigeria et le Kenya qui n’ont pas rejoint et qui sont d’ailleurs les seuls pays africains à n’avoir pas rejoint le consensus, tous les autres pays sont des paradis fiscaux. Vous comprenez bien que le taux minimum de 15% ne peut pas être favorable pour un pays comme l’Irlande qui a un taux de 12,5%.
Les chances de réussite de ce projet dépendent, de mon point de vue, de la suite des travaux. L’accord actuel porte sur les grands principes. Il reste beaucoup de travaux à réaliser et les questions de simplicité, de neutralité, de certitude, d’efficience, d’efficacité et de flexibilité doivent trouver à s’appliquer à ce stade. L’accord est tellement historique que les différents acteurs trouveront les ressorts nécessaires pour s’entendre sur l’essentiel, quitte à faire des évaluations périodiques et prendre des mesures correctives.
S : Pour quelles raisons, des pays africains comme le Nigéria et le Kenya ne sont pas partants pour cet accord « historique » ?
A.N. : Ces deux pays ont participé aux travaux, mais n’ont pas rejoint le consensus pour des raisons qu’on ignore. Mais des tractations diplomatiques sont en cours pour faire rallier tous les 139 pays membres du cadre inclusif.