Président fondateur de la Fondation africaine pour l’entrepreneuriat et le développement économique (FAFEDE), l’économiste américain d’origine togolaise, Dr Samuel Mathey, est le fondateur du concept «Entreprendre à zéro franc » (EZF). Présent à Ouagadougou, dans le cadre du lancement de la campagne Africa 5.0, il a accordé un entretien sur le sujet à Sidwaya.
Sidwaya (S) : Quel est votre regard sur l’environnement entrepreneurial au Burkina Faso ?
Dr Samuel Mathey (S.M.) : Les jeunes burkinabè ont un engouement pour l’entrepreneuriat. Ce qui justifie la présence de notre fondation au Burkina Faso. Depuis deux ans, avec AFP-PME (Ndlr : Agence de financement et de promotion des petites et moyennes entreprises), nous avons lancé une caravane pour sensibiliser et accompagner 200 mille jeunes avec l’approche « Entreprendre à zéro franc (EZF) ». Nous avons déjà parcouru trois régions du pays, avec pour résultat 10 000 jeunes formés. La COVID-19 nous avait contraint à suspendre la caravane et nous comptons la reprendre.
S : Et l’entrepreneuriat en Afrique …
S.M. : Aujourd’hui, en Afrique, l’entrepreneuriat est devenu une question de mode pour beaucoup de gens, qui y arrivent par contrainte et non pas par amour du métier. Soit parce qu’ils sont au chômage, soit parce qu’ils ont entendu parler d’un programme de financement des porteurs de projets.
Ce genre de personnes est facile à détecter, car, à la moindre difficulté, ils disparaissent ou quand ils gagnent un concours de la Fonction publique, ils partent. Mais à côté de cette catégorie de personnes, il y a ceux-là qui veulent vraiment réussir ; et nous les accompagnons dans la mise en œuvre de leurs projets. Aujourd’hui, nous sommes satisfaits, car, avec la caravane de 200 000 jeunes lancée au Burkina Faso, les résultats sont déjà visibles. Nous avons eu le témoignage de beaucoup de jeunes qui étaient au chômage et ont entrepris sur la base du concept EZF. Ils ont créé et gèrent aujourd’hui des entreprises prospères, emploient d’autres personnes. Cela constitue la preuve qu’il y a beaucoup de jeunes qui sont intéressés par l’entrepreneuriat.
S : L’entreprenariat en Afrique, est-ce un nouveau fonds de commerce pour certains ou une véritable alternative pour le continent toujours à la recherche de sa voie de développement, 60 ans après son indépendance ?
S.M. : Aucun pays au monde ne s’est développé sans le secteur privé. Si nous prenons l’exemple des Etats-Unis d’Amérique, ils tirent leur puissance du secteur privé, ils vivent accrochés aux mamelles du secteur privé. Les USA sont puissants parce qu’il y a beaucoup d’entreprises qui payent les impôts. Le gouvernement américain vit à 100% d’impôts. C’est grâce à ces recettes fiscales que le pays a pu se développer. C’est la même situation en Afrique, car c’est le secteur privé qui, par le paiement des impôts, permet à l’Etat d’avoir 80% de ses ressources pour investir dans des infrastructures, des projets de développement, etc.
Ce secteur privé n’est constitué d’autre chose que des entreprises. Les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont que les petites entreprises d’hier. Des entreprises comme Louis Vuitton, FIAT étaient de très grandes entreprises familiales au départ, qui sont nées dans une chambre, mais aujourd’hui elles sont présentes dans le monde entier.
Toutes ces grandes entreprises sont des produits de l’entrepreneuriat. Sans entrepreneuriat, il n’y a pas d’entreprises. C’est de l’entrepreneuriat que naissent donc les multinationales.
C’est pourquoi, il faut promouvoir l’entrepreneuriat qui constitue une solution pour l’Afrique, si les trois conditions suivantes sont respectées. La première condition réside au niveau de l’écosystème où l’Etat doit mettre en place un dispositif qui permet aux entrepreneurs de prospérer. Le deuxième aspect est relatif à la liberté économique en matière de création d’entreprises. Le troisième élément concerne le changement de mentalités, sans lequel, nous ne pourrons prétendre à aucun développement. Sans ce nécessaire changement de mentalités, on a beau créer un milliard d’entreprises, elles vont fermer les unes après les autres.
S : Concrètement, en quoi doit consister ce changement de mentalités ?
S.M. : J’ai fait mes études aux Etats-Unis, je suis consultant auprès de certaines institutions internationales comme la BAD (Ndlr : Banque africaine de développement). J’ai remarqué que la plupart des programmes de ces institutions en Afrique n’atteignait pas 50% de leurs objectifs. La raison de cette faible performance réside dans la mentalité des Africains. Nous sommes dans la mauvaise gouvernance, la corruption, etc. Des comportements du genre qui consistent à dire : « je vais me remplir les poches », « je vais recruter d’abord les gens de mon ethnie, mes proches », ou sur le non-respect de la parole donnée tirent l’Afrique vers le bas.
Nous avons mis en place un programme pour essayer de lutter contre tout cela. Car, tant qu’on n’aura pas changé les mentalités des Africains, quels que soient les milliards que l’on va y injecter, nous allons continuer à tourner en rond. Les Etats sont conscients de ce problème. C’est pourquoi, des pays comme la Côte-d’Ivoire ont mis en place le Secrétariat pour l’action civique.
Malheureusement, ces initiatives n’ont pas donné de résultats. Après ce sont
les slogans « l’Ivoirien nouveau», « le Sénégalais nouveau », etc. ; on a même mobilisé les églises, les mosquées, mais tout cela n’a rien donné.
S : Faut-il alors désespérer du continent ?
S.M : Nous avons la solution que nous sommes en train d’expérimenter depuis deux ans, qui semble marcher. Nous voulons passer maintenant à sa mise en œuvre à l’échelle. Il s’agit de la formation « Africa 5.0 ». L’idée est de savoir qu’elle est la meilleure version de chaque Burkinabè, de chaque Africain dont nous avons besoin. C’est une formation qui se déroulera en trois matinées, à l’issue de laquelle, on a une nouvelle personne, une personne transformée ou du moins qui amorce sa transformation.
La première matinée de formation est consacrée aux 44 valeurs, inspirées de mon livre publié l’année passée et qui porte sur comment repenser l’Afrique. D’après nos recherches, nous nous sommes rendus compte que dans les temps anciens, tous les peuples africains avaient en commun 44 valeurs qu’ils respectaient. Il s’agit du respect des aînés, de la parole donnée, la solidarité, le partage, l’honnêteté, la ponctualité, etc. Quand je suis arrivé aux Etats-Unis, je me suis rendu compte que les Américains avaient et respectaient toujours ces valeurs africaines. Tant que l’Afrique ne renouera pas avec ses valeurs, on a beau y investir des centaines de milliards par jour, elle ne s’en sortira jamais. La dernière fois, j’ai suivi l’interview de l’ancien Premier ministre britannique qui disait que l’argent détourné au Nigéria dépassait 100 fois l’aide publique que ce pays a reçue. Nous voulons apprendre aux africains à redécouvrir et à se réapproprier ces valeurs qui leur sont propres.
La deuxième matinée de formation est consacrée à l’éducation à la santé. En matière de santé, l’Afrique est au bas de l’échelle des classements mondiaux. Non seulement le continent n’a pas assez d’hôpitaux, mais la plupart qui existent sont des mouroirs. La seule alternative qui reste aux Africains, c’est la santé préventive qui consiste à avoir une hygiène de vie, à respecter des gestes simples comme boire un litre d’eau par jour, faire quotidiennement 5 km de marche, etc., qui vous procurent la santé. Ces gestes sont accessibles aux riches comme aux pauvres.
La troisième matinée est réservée au module « multiplie ton revenu par 10 en le gérant mieux ». Nos pays n’ont pas des dispositifs de protection sociale comme en Occident. En plus, en Afrique, derrière un salarié, il y a une vingtaine de personnes qui sont prises en charge : les nièces, les cousins, les amis, etc. Ce qui fait qu’au 10 du mois, son salaire est fini et il est inefficace au bureau. Dans ce module, nous enseignons aux gens comment gérer leurs salaires et le principe du « revenu complémentaire » pour faire face à l’insuffisance de salaire, en développant d’autres activités. Ma mère était assistante sociale mais elle vendait des jus, des pagnes. Il est vrai que tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur mais on peut toujours avoir une petite activité à côté.
Au sortir de ces trois matinées de formation, le participant a des valeurs, une hygiène de vie, arrive à mieux gérer son salaire et il a une meilleure version de lui-même.
S : Vous êtes concepteur d’une approche entrepreneuriale, « Entreprendre à zéro franc (EZF) », d’où vous est venue l’idée de vous triturer les méninges pour accoucher d’un tel concept ? Concrètement que recouvre ce concept ?
S.M. : J’ai décidé de consacrer ma vie à ce projet « Entreprendre à zéro franc (EZF) ». Tout est parti de ma situation personnelle. J’étais au chômage et j’avais un projet de cours d’informatique aux enfants du primaire que personne n’a voulu soutenir. J’avais monté le projet à hauteur de 50 millions, avec des charges comme achat d’ordinateurs, location de salles, etc. Je n’ai jamais eu de financement. Finalement, j’ai dû démarrer tout seul, sans rien, sans tendre la main à quelqu’un. Je suis allé voir un vendeur d’ordinateurs afin qu’il me loue quelques ordinateurs. Je devrais le payer après deux mois. Ensuite, je suis allé voir un institut de formation d’informaticiens pour qu’il mette à ma disposition des étudiants stagiaires bénévoles qui devraient venir dispenser les cours d’informatique aux élèves sans contrepartie. Les élèves bénéficiaires de la formation me payaient 5000 F CFA. En fin de compte, je me retrouvais avec un million F CFA de bénéfice par mois. Ainsi, j’ai pu démarrer mon projet, certes, pas avec des ordinateurs qui ne m’appartiennent pas, mais sans financement extérieur. Je me suis rendu compte que finalement, on peut commencer une affaire sans aller prendre l’argent à la banque. Le concept est parti de là. J’ai créé des entreprises sur la base de ce principe.
Par la suite, je suis parti aux Etats-Unis pour mes études ; ensuite, je suis allé enseigner en France pendant 5 ans à l’université de Reins, avant de rentrer en Côte d’Ivoire comme conseiller technique du gouvernement ivoirien. Un jour à Abidjan, j’ai été marqué par un jeune titulaire de deux masters, chômeur et avec sa copine enceinte qui, depuis 18 mois, est à la recherche d’emploi. J’ai alors compris que nous étions en danger, si nous laissions la jeunesse dans cet état d’esprit, surtout qu’il y avait un décalage entre le discours politique et la réalité sur le terrain. Je me suis dit qu’il faut trouver une solution à ce problème de la jeunesse. C’est ainsi que j’ai créé la Fondation, développé le concept EZF avec un collègue belge, le professeur Bruno Bernard. Nous avons commencé à donner des conférences, à animer des formations au cours desquelles, nous enseignons aux jeunes qu’ils n’ont pas besoin pas d’argent pour commencer. Au début, le concept était « Entreprendre avec zéro franc extérieur » ou « démarrer son entreprise avec zéro dette ». Avec ce concept EZF, nous avons une centaine de techniques qui montrent comment démarrer une activité avec zéro dette.
Au cours de nos formations, nous insistons sur la différence entre la ligne de départ et celle d’arrivée que beaucoup d’Africains confondent. Ce que nous voyons aujourd’hui chez l’homme le plus riche au monde, Jeff Bezos, c’est sa ligne d’arrivée. Sa ligne de départ, il a commencé dans un studio. C’est pareil pour Bill Gates qui a démarré son entreprise dans un garage de son papa, il n’avait même pas l’argent pour payer un local.
A Abidjan, un jeune, avec un projet d’une unité industrielle de transformation de jus d’un coût de 250 millions F CFA, est venu nous voir. On l’a formé en lui faisant comprendre que personne n’allait lui donner ce financement. L’une de nos techniques est la « carte d’identité ». Avec sa carte d’identité qu’il remettait aux femmes qui faisaient du jus, ce jeune homme, avec la glacière de sa voisine, prenait des bidons de 5 litres de
jus qu’il reconditionnait, revendait dans les cités administratives ; le soir, il remboursait les femmes et reprenait sa pièce d’identité. Au bout de 6 mois, il a commencé à accompagner les dames pour aller payer les fruits ; aujourd’hui, il a sa propre plantation. C’est cela la ligne de départ de ce jeune. En un mot, le concept EZF, c’est démarrer avec ces propres moyens.
S : Ce concept est-il facilement applicable en Afrique où le poids des contraintes socioculturelles, politiques, économiques est si pesant, au point d’annihiler la volonté de la jeunesse d’entreprendre ?
S.M. : Le contexte africain n’est pas favorable mais nous n’avons pas d’autre choix. Un jour, j’ai vu Usain Bolt s’entrainer avec des poids de 5kg qu’il mettait à ses pieds pour courir. J’ai été majeur aux Etats-Unis, parce que les conditions d’études étaient favorables. Nous sommes dans un environnement difficile, nous luttons pour que les conditions s’améliorent. Nous avons un programme dénommé initiative 35.3 pour lequel nous avons écrit aux gouvernements africains, à l’UA, afin qu’ils permettent aux jeunes africains de moins de 35 ans, lorsqu’ils créent une entreprise, de payer zéro impôt les trois premières années. L’impôt en Afrique est très répressif. Pourtant, lorsqu’on réduit l’impôt et qu’il permet de créer plusieurs entreprises, l’Etat est le premier gagnant.
S : Il y a également la question de l’entrepreneuriat féminin en Afrique. Comment vous l’appréciez ?
S.M. : Nous avons un programme spécial pour les femmes qui vise à renforcer leur rôle économique. Les femmes sont très fragilisées en Afrique où il n’y a pas de protection sociale. La meilleure façon pour que la femme puisse jouer son rôle est qu’elle soit indépendante, qu’elle n’ait pas à tendre la main à un homme.
L’entrepreneuriat féminin est plus complexe. Les femmes représentent environ 52% de la population du continent. Il est clair que l’on ne peut pas balayer du revers de la main cette importante frange de la population. C’est pourquoi, nous insistons sur l’entrepreneuriat féminin. En Côte d’Ivoire, nous avons lancé une caravane spéciale pour sortir 100 mille femmes de la pauvreté. La femme a une plus grande rage de réussir. Pour ses enfants, elle est prête à se battre.
Si j’ai un appel à lancé, c’est de demander aux gouvernements africains de nous accompagner. Au Burkina Faso, depuis deux ans, nous avons lancé une caravane visant à former 200 mille jeunes, à leur sortir du chômage, mais nous n’avons pas de soutien, en dehors de l’accompagnement de l’AFP-PME.
En même temps, les Etats prennent des milliards pour faire autre chose. Alors que nous venons en tant qu’acteur privé, sans un intérêt, pour former 200 mille jeunes pour qu’ils sortent de la pauvreté. Tout le monde nous regarde, personne ne nous soutient. C’est quelque peut décourageant mais nous ne baissons pas les bras. Nous nous disons que nous le faisons pour nos jeunes frères, pour l’avenir de l’Afrique. Nous invitons donc l’Etat et les particuliers de bonne volonté à accompagner cette initiative.