L’univers du secteur informel au Burkina Faso est divers et ondoyant. L’électronique, la mécanique, le tissage, la restauration, le commerce, la soudure, la transformation agroalimentaire, etc. Malgré les possibilités d’en sortir, nombre d’acteurs s’y maintiennent pour diverses raisons. Tour d’horizon en cette fin d’année dans le monde de l’informalité où la transition vers le formel est très lente voire non désirée par les premiers concernés.
Economie de la périphérie, de la débrouille, activité de survie ou de subsistance ou encore Système D renvoient au secteur informel. Il se caractérise par la précarité des emplois et des moyens de production, l’absence de contrat de travail, de salariat, de sécurité sociale. L’activité économique s’y mène le plus souvent sans existence légale ni de gestion comptable.
Gombila Ernest Kaboré, propriétaire d’un atelier de soudure à Wayalghin, quartier populaire de Ouagadougou, baigne dans cet univers informel. Son unité, créée en 1997, soit 23 ans, n’est jusqu’à aujourd’hui pas immatriculée au Registre de commerce et de crédit mobilier (RCCM), devant lui conférer une existence officielle. Pas non plus de numéro IFU (identifiant financier unique). M. Kaboré lui-même ne dispose pas de carte professionnelle. Les entrées de recettes et les sorties d’argent ne sont consignées nulle part ! Aucun lien contractuel n’existe entre lui et ses deux employés et trois apprentis-stagiaires. Aucun membre de son personnel n’est déclaré à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). « Notre activité n’est pas structurée, nous travaillons en désordre ici », lance-t-il, avec un bref éclat de rires.
« Tout récemment, mon bailleur m’a fait savoir que je pouvais me déclarer à la CNSS, y cotiser et bénéficier d’une pension de retraite. Malheureusement, il est trop tard pour moi », regrette-t-il, le visage crispé.
En cette matinée du 16 décembre 2020, assis sur un morceau de bois devant la maisonnette lui servant de siège, le vieux Kaboré observe ses employés à l’ouvrage, dans une partie de la ruelle au bord de laquelle est situé son atelier. Soudure d’une grille par-là, scierie de barres de fer par-ci! Des sonorités hétérogènes se mêlent aux étincelles. C’est le quotidien des lieux qui va souvent de 7 heures à 18 heures. « Malgré mon âge, tous les jours je suis là à 7 heures. Les enfants arrivent souvent au travail à 9 heures », se plaint-il. Au même moment, un camion semi-remorque se gare et attend d’être soudé.
« Nous avons perdu un marché de 6,2 millions … »
Le mariage du vieil homme de 62 ans avec la soudure, devenue sa principale source de revenus, commence en 1981, sur proposition de son beau-père, après cinq années (1976-1981) dans les plantations de cacao et de café en Côte d’Ivoire. Il débute comme apprenti-soudeur, puis employé dans l’entreprise de soudure métallique Pascal Zongo jusqu’en 1994 où l’entreprise ferme boutique. Gombila Ernest Kaboré refuse de sombrer avec l’entreprise. Il a en projet d’ouvrir son propre atelier de soudure. Trois années de creusage de caniveaux dans la capitale lui ont permis de rassembler les moyens pour réaliser son rêve. « Au début, le travail du fer ne m’emballait pas. Je ne regrette pas d’avoir accepté la proposition de mon beau », se réjouit-il. Aujourd’hui, l’activité lui permet de prendre en charge sa femme et ses 4 enfants.
« Par mois, nous n’avons pas moins de 300 000 F de bénéfice. Mais comme le travail n’est pas bien organisé, nous n’arrivons pas à économiser. Tout cela est dû à l’analphabétisme », soutient-il. M. Kaboré dit avoir quitté l’école au CP2, dans son Zorgho natal.
Ici, on ne connaît pas les délices de fin de mois. Le ″butin″ du jour est réparti le soir venu entre le patron, les employés et les apprentis. Le ″chef de chantier″, comme l’appellent affectueusement ses employés, garde une partie des recettes du jour en prévision des charges de loyer, d’impôts qui s’élèvent respectivement à 25 000 F CFA par mois et 50 000F CFA en moyenne l’an. Les deux employés reçoivent par jour entre 3000F et 5000F en fonction des entrées. Les apprentis gagnent chacun entre 700F et 1000F. En cas d’accident de travail « grave », les frais de prise en charge sont partagés entre la victime et le patron, qui gère les blessures mineurs.
Cette gestion informelle de l’entreprise n’est pas sans conséquence sur son développement. M. Kaboré et ses employés semblent en être conscients. « Si l’entreprise avait une existence formelle, j’aurais pu mieux la développer et mes enfants pourraient en profiter », reconnaît le sexagénaire. Kassoum Kaboré, apprenti puis employé dans cette unité de soudure depuis 19 ans, n’oubliera pas de sitôt ce marché de confection de charriots, de roulettes que l’atelier vient de perdre. « Le 15 novembre dernier, nous avons raté un marché de 6,2 millions F CFA de la part d’une structure de la place. La raison est qu’on nous a demandé des documents que nous n’avons pas pu fournir, fait du caractère informel de notre entreprise », confie-t-il, en secouant la tête.
La peur de l’impôt
Pourquoi tant d’années sans jamais franchir le pas vers le formel ? « Ce n’est pas la peur de l’impôt qui nous retient dans l’informel, c’est plutôt l’ignorance. Nous sommes dans un monde de faux, il est difficile d’avoir des hommes de confiance pour vous aider ! Des gens viendront vous demander de donner les documents de votre parcelle, ils vont vous aider et après ce sont des problèmes », argumente le sexagénaire.
Pauline Ouédraogo est dans le tissage du pagne traditionnel, communément appelé Faso dan fani, depuis 1988. La cour familiale lui sert d’atelier de production. Elle travaille avec quatre tisseuses qu’elle paye à la tâche, à 750 F CFA ou 1000 F CFA le pagne tissé. Dame Ouédraogo n’est pas dans l’informalité depuis trois décennies de gaieté de cœur. « Se formaliser est une très bonne chose. Mais cela demande des moyens financiers pour réaliser des investissements et créer un cadre de travail propice. Ces ressources me manquent », explique-t-elle, tête basse.
Contrairement à l’unité d’Ernest et Pauline, l’entreprise de Noufou Kaboré, ″Faso Poulets″, a une existence légale. Après avoir pratiqué la vente de poulets auprès de son géniteur dès son bas âge, M. Kaboré, a essayé de moderniser l’activité. Du hangar de fortune de vente de volaille de son père, il exerce aujourd’hui son commerce dans un cadre aménagé, attractif: locaux vitrés, carrelés et propres. En 2013, son entreprise est immatriculée au RCCM et dispose d’un numéro IFU. Il dispose de la carte de commerçants. Mieux, il a un nom commercial, ″Faso Poulets″, en bonne et due forme. Achat auprès des fermiers et des commerçants et revente de volaille de races locales et de chair, vivante, rôtie ou plumée, constituent le cœur de métier de ″Faso Poulets″. Ce chef d’entreprise emploie une dizaine de personnes dont quatre membres de sa famille.
Le métier semble nourrir son homme. « Nous pouvons vendre 100 poulets par jour. Avant, on ne considérait pas les vendeurs de poulets. Aujourd’hui, lorsque nous nous présentons, nous ne sommes pas ridicules », se satisfait Noufou Kaboré, sourire aux lèvres, chéchia vissé sur la tête. Grâce à cette activité, jadis peu valorisée, le patron de ″Faso Poulets″ roule en voiture, a un chez soi ; lui et sa mère ont effectué le 5e pilier de l’islam, le pèlerinage à la Mecque !
Mais outre les formalités administratives, la gestion de l’entreprise frise l’informel. « Ici, nous ne tenons pas de comptabilité. Le soir, nous faisons le point des ventes et nous rémunérons les employés membres de la famille à 2000F/jour. Les autres employés sont payés à 30 000F par mois », rapporte le patron des lieux.
Des freins à la formalisation
En plus de la rémunération des employés, il paye annuellement 200 000 FCFA de taxe communale d’occupation de l’espace vide, 150 000 FCFA de charges locatives mensuelles et 200 000 F CFA d’impôts, au titre de la contribution des microentreprises précédemment appelée contribution du secteur informel.
Selon Noufou Kaboré, la crainte de la hausse de l’impôt freine l’élan de nombre d’acteurs du secteur informel à aller vers le formel. « Payer l’impôt est une obligation légale à laquelle tout le monde doit se soumettre, pourvu qu’il soit à la portée du contribuable. Le problème avec les agents des impôts, c’est lorsque tu améliores ton cadre de travail pour attirer la clientèle, ils t’imposent plus. Pour eux, c’est parce que tu réalises de gros profits que tu fais des investissements ! Alors que souvent, tu t’es endetté pour espérer conquérir les clients », déplore-t-il.
Quand il a pris la décision d’améliorer ses points de vente des poulets, il a dû outrepasser les avertissements de son entourage. « Si tu poses un carreau ici, tu auras fort à faire avec les impôts », lui ressassait le voisinage. « Beaucoup pensent que se formaliser, c’est donner l’occasion à l’administration fiscale de les ficher et de les traquer régulièrement oubliant que l’entrepreneur est le premier bénéficiaire de la formalisation», renchérit l’inspecteur des impôts et chef de service de la législation à la direction générale des impôts, Idrissa Ouédraogo. Pour ce commerçant « moderne », les poulets importés de qualité douteuse, le désordre dans la commercialisation de la volaille surtout pendant les fêtes freinent véritablement le développement de son entreprise. La veille des fêtes, des vendeurs informels spontanés, que le fisc ne pourra jamais imposer et qui n’ont aucune charge locative, de personnel, viennent des villages ou des fermes et vendent directement des gallinacés, à moindre prix, dans les rues de Ouagadougou, dénonce-t-il.
Noufou Kaboré plaide pour une meilleure organisation du commerce de volaille, avec un minimum de garde-fous. A cela s’ajoute la difficulté d’accéder aux financements. « Si tu demandes un prêt bancaire de 5 millions FCFA, on te dira que c’est trop pour un simple vendeur de poulet ! Ce sont des idées dépassées ! 5 millions ne sont que le prix d’achat de
2 000 poulets de 2500 F. Pendant les fêtes de fin d’années, nous pouvons vendre 1500 à 2000 poulets. Sur les 5 millions, nous pouvons réaliser un bénéfice d’un million FCFA», détaille-t-il.
La question des garanties constitue un autre souci pour les acteurs de l’économie informelle, souligne Mathieu Tiendrébéogo, un jeune vendeur de motocycles. Sa société TMS Motos, créée en 2018, n’a pas encore d’existence formelle. « J’ai préféré commencer par ouvrir un commerce informel avant de le formaliser. Si je dois attendre toute la documentation nécessaire avant de me lancer, les papiers risquent de venir trouver que les maigres ressources mobilisées çà et là ne sont plus là», argumente-t-il.
L’incitation par la commande publique
Pour le soudeur Kaboré, l’Etat peut, à travers des petits marchés publics, en tenant compte de la spécificité du secteur informel, aider les petites unités économiques à se développer, à se formaliser et à créer davantage d’emplois. « Mes deux employés et leurs familles vivent de mon atelier. Je contribue à lutter contre le chômage », s’empresse-t-il d’ajouter. Il y a des entreprises qui ont des marchés de l’Etat de 100 mille tables-bancs, poursuit-il. Faire une commande publique de seulement 1000 tables-bancs à une petite entreprise de soudure suffirait à la propulser vers la formalisation, foi de ″chef de chantier″. Selon le président du Conseil national de l’économie informelle (CNEI), Salifou Nikiéma, pour inciter le secteur informel à faire le pas vers le formel, il y a un paquet de choses à faire. Tout d’abord, un travail de fonds à réaliser en matière de communication pour dissiper les a priori et opérer le nécessaire changement de mentalités.
Car, dans la perception collective des acteurs informels, il existe une corrélation évidente entre hausse de l’impôt et formalisation. Mieux, ils ne voient pas d’avantage à créer des entreprises formelles, de perspectives d’amélioration des affaires avec la formalisation. « Si la CNSS et la direction générale des impôts mettent en place un fonds de garanties permettant d’avoir des financements sans garantie, avec par exemple pour conditions d’accès, le respect de ses obligations fiscales et de ses cotisations sociales des trois dernières années, on verrait une course effrénée vers la formalisation », soutient M. Nikiéma. Pour donner également du souffle à ce secteur de la ″débrouille″, le président du CNEI invite la puissance publique à faire respecter la règlementation commerciale.
Il dit ne pas comprendre que des grossistes fassent du détail, en violation des lois, au vu et au su de tous ! La solution réside aussi dans l’incitation à la consommation locale, en réservant 35% à 45% de la commande publique au secteur informel, propose-t-il. Selon le président Nikiéma, il n’y aura pas de développement sans l’économie informelle qui représente 92% de la population active.
Il en veut pour preuve, le Rwanda qui est parvenu au niveau de développement où il se trouve aujourd’hui grâce à un meilleur encadrement et accompagnement du secteur informel. Mais tout cela doit se faire dans la concertation avec les acteurs pour un meilleur ciblage des problèmes. Car, conclut-il, les maux de notre pays viennent de nos intellectuels qui s’enferment dans des bureaux climatisés pour prendre des décisions ou des lois qui sont en déphasage avec les préoccupations de ceux qui croupissent sous le soleil et la pluie!