Dans l’interview accordée à Sidwaya, le lundi 8 juin 2020, le procureur général près la Cour d’appel de Ouagadougou, Laurent Poda, explique pourquoi il a instruit de ne plus audiencier un dossier correctionnel dans lequel se trouve constitué un avocat.
Sidwaya(S): Le 29 mai dernier, vous avez adressé des instructions urgentes à tout procureur du Faso de votre ressort de ne plus audiencier un dossier correctionnel dans lequel se trouve constitué un avocat et de ne répondre à aucune correspondance d’un avocat. Pourquoi une telle décision ?
Laurent Poda (L.P.) : Je m’étonne de savoir qu’un courrier interne destiné aux procureurs de mon ressort a pu se retrouver dehors. C’est vrai que c’est moi qui ai donné les instructions, mais cela est consécutif à une décision du bâtonnier de suspendre la commission d’office des avocats pour assister les accusés à l’audience de la section criminelle du pôle de Kaya. Pourtant, les dispositions telles que contenues dans le règlement UEMOA ne permettent pas à une autre personne de prendre la décision de commettre d’office un avocat dans un dossier. Alors que tout le monde sait comment nous avons peiné pour avoir des financements pour tenir ces assises criminelles. C’est depuis 2019 que le ministère de la Justice, accompagné par les partenaires techniques et financiers, nous a demandé de faire un programme de tenue des assises criminelles qui puissent permettre d’épuiser près de 700 dossiers criminels. C’est ainsi que nous avons fait la programmation jusqu’en fin juillet. Nous avons tenu la première audience à Ouahigouya, la seconde à Ouagadougou, la troisième à Léo, la quatrième à Manga et il nous restait les audiences de Ziniaré, Koudougou et Yako. Comme la loi nous oblige à saisir le bâtonnier pour la commission d’office des avocats pour assister les accusés qui n’en ont pas, le Premier président de la Cour d’appel de Ouagadougou a saisi, le 12 mai dernier, le bâtonnier au fait de commission des avocats d’office à l’audience de Ziniaré qui était prévue pour se tenir du 1er au 5 juin. C’est le vendredi 29 mai, que le bâtonnier a répondu au Premier président pour lui dire qu’il a décidé de suspendre la commission d’avocats. Il n’y a aucun motif. S’il y avait un motif au moins, cela nous aurait permis de comprendre ce qui se passe et de l’approcher pour en savoir davantage.
S: Ne l’avez-vous pas approché ?
L. P.:La lettre a été adressée par le Premier président au bâtonnier. Le Premier président m’a fait copie de sa réponse. Franchement, quand j’ai appris la décision du bâtonnier, j’ai pensé à tous ces accusés, à tout ce que l’on a fait comme dépenses et efforts qui tombent à l’eau. Des magistrats sont partis sur le terrain pour notifier des actes, des policiers et des gendarmes ont été réquisitionnés pour les communiquer aux accusés. Alors, violation pour violation, j’ai décidé que dans tous les dossiers où il y a des avocats, on ne les programme plus lors des audiences correctionnelles.
S:Ainsi vous avez décidé de violer vous aussi la loi ?
L. P.:Auparavant c’était le Premier président qui les commettait et c’est avec l’avènement du règlement UEMOA qu’il est dit que seul le bâtonnier a désormais ce pouvoir. Alors s’il ne le fait pas sans explication, c’est qu’il y a une violation.
S :Depuis cette décision, les assises criminelles se tiennent-elles ?
L. P. : Bien sûr ! Les prises de corps, opération qui consiste à prendre les accusés qui doivent passer et à les remettre en prison afin qu’ils puissent être programmés à l’audience, se poursuivent. Toutes les dispositions avaient été prises afin que les audiences se tiennent. On ne pouvait pas remettre tout ce processus en cause. L’audience de Ziniaré a été ténue sauf que notre Code de procédure pénale dit qu’on ne peut pas juger un accusé en section criminelle sans la présence d’un avocat. On a expliqué la situation aux intéressés et demandé leur avis et ils ont dit avoir pris acte. La session a été tenue, pour renvoyer le dossier à une autre session.
S:Avez-vous pu faire l’état des lieux de l’application de vos instructions aux procureurs de votre ressort ?
L. P.: Rires ! Une semaine après, j’étais à l’audience de Ziniaré et j’ai constaté par moi-même que les instructions étaient bien respectées. Maintenant en ce qui concerne les autres ressorts, je n’ai pas encore fait le point mais je le ferai le moment venu. Du reste, ce qui m’a choqué c’est le fait qu’il n’y ait pas de motif. C’est cela qui m’a amené à agir de la sorte. Je n’ouvre pas un front, parce que je ne pense pas qu’il y ait un problème. Si le bâtonnier revient sur sa décision, je suis prêt à retirer mes instructions.
S : Vos dernières instructions ne sont-elles pas en contradiction avec celles contenues dans votre courrier du 2 avril 2020, puisqu’elles semblent témoigner de votre attachement aux droits de l’homme quand vous demandiez d’éviter les dépassements du délai de première comparution, entre autres ?
L. P. : Ce n’est pas une contradiction. Je sais que le fait de dire de ne plus recevoir des dossiers d’avocats, prive les citoyens de leurs droits, tout comme la décision du bâtonnier a privé de justice des accusés qui devraient aussi comparaître. J’assume l’entière responsabilité de ma décision. Sinon, il n’y a aucune contradiction en la matière. Je suis toujours attaché aux droits de l’Homme.
S : Votre lettre aux procureurs comporte des mots assez forts. N’y a-t-il pas d’autres raisons qui expliqueraient votre colère surtout que vous parlez de « nième affront » ?
L. P. : Je vous ai expliqué les circonstances qui m’ont amené à prendre ma décision. Il ne s’agit que de cela, parce que je pense au travail que nous abattons et notamment aux bailleurs de fonds qui ont pris l’argent de leurs peuples pour nous aider à rendre la justice et qu’aujourd’hui, par la décision d’un individu, on ne puisse pas le faire.
S : Les avocats commis d’office pour les autres audiences précédentes ont-ils été désintéressés ?
L. P. : Si vous regardez les budgets de nos assises criminelles, 60 à 70% reviennent aux avocats. Les choses ont vraiment évolué dans ce domaine. Avant, les avocats défendait 15 000 F CFA par dossier qui pouvait comporter plusieurs accusés. Ensuite, on est passé à 50 000 F CFA et aujourd’hui, un texte dit que l’avocat n’est plus payé par dossier mais désormais à 350 000 F CFA par accusé.
S : Avez-vous pris des initiatives afin que les assises de Koudougou et de Yako puissent se tenir ?
L. P. : Les assises se poursuivent. Nous avons fait une programmation. Si aujourd’hui on ne tient pas ces assises, c’est comme si, excusez-moi l’expression, on se foutait des accusés. Nous avons notifié des actes aux accusés, les assises se poursuivront et on va constater l’absence des avocats. J’espère que le bâtonnier va revenir à la raison, parce je ne vois pas ce qui peut expliquer cette situation.
S : Ne craignez-vous pas que cette situation entre vous et l’Ordre des avocats ne fragilise davantage la cohésion en milieu judiciaire?
L. P. : Je ne le crois pas.J’ose espérer que le bâtonnier va revenir à de meilleurs sentiments, en commettant d’office des avocats pour le reste des assises qui auront lieu à Koudougou et Yako à compter du 22 juin prochain. Si ce n’est pas fait, ce serait une perte, parce qu’on sera obligé de reprogrammer les dossiers.
S : Pour éviter que la situation ne s’aggrave, quel appel avez-vous à lancer au bâtonnier ?
L. P. : Le bâtonnier est un jeune frère. Je n’ai rien contre lui. Je n’ai jamais eu un couac avec lui. Par exemple, il a défendu le dossier Guiro et j’y étais comme procureur. Dans un dossier, chacun joue son rôle, chacun exerce sa profession et tout reste dans la cour du palais de justice. Je vous le dis sincèrement, je n’ai aucun problème avec lui sur aucun terrain. S’il y a un problème, que le bâtonnier me le dise, je viendrai lui demander pardon. Nous sommes là pour servir le pays et quand je vois qu’il y a des dysfonctionnements, cela me fait extrêmement mal. J’invite donc chacun à penser aux populations qui attendent de la justice, la célérité dans le traitement des affaires.
Interview réalisée par Jean-Marie TOE et Anselme KAMBIRE