Le sujet qui défraie la chronique dans l'opinion publique ces derniers temps est sans conteste le Sénat. Quelques jours après les travaux du Comité de suivi et d'évaluation des Réformes politiques qui a produit un rapport circonstancié sur l'opérationalisation du Sénat, les réactions se poursuivent. Autant dire que la réflexion continue. Voici une contribution de Me Guy Hervé Kam. Lisez plutôt !
A la faveur de la révision constitutionnelle de juin 2012, le Sénat, fruit des Réformes politiques voulues par le Conseil consultatif sur les Réformes politiques (CCRP), a été introduit dans le paysage institutionnel burkinabè. Mais cette institution ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Au contraire, sa mise en place a donné lieu à des controverses «menaçant gravement la paix et la stabilité nationale» comme l’a relevé fort justement le Comité de suivi des réformes dans son rapport du 30 août dernier.
Au moment où le Président du Faso, en réponse audit rapport, appelle le Gouvernement à élargir les concertations pour bien asseoir la pertinence du Sénat, il m’a paru indiqué d’apporter ma modeste contribution, dans l’espoir qu’elle inspire les thuriféraires du Sénat. Ces derniers font valoir, au soutien de leur détermination à mettre en place le Sénat, que cette institution participera au renforcement de la démocratie, qu’elle fait partie des décisions consensuelles du CCRP et qu’elle est déjà inscrite dans la Constitution. Ces arguments ne résistent cependant pas à la critique.
Selon le premier argument, le Sénat participera au renforcement de la démocratie, notamment par l’association des collectivités territoriales, des couches socioprofessionnelles, des autorités coutumières et religieuses ainsi que de la diaspora burkinabè au processus législatif. Mis à l’épreuve de la critique, cet argument fond comme la glace au soleil pour deux raisons essentielles.
L'existence du trépied institutionnel
La première est que la qualité d’une démocratie ne se mesure pas à l’aune de la nature monocamérale ou bicamérale de son parlement. Ce qui est fondamental dans un Etat de droit démocratique, c’est l’existence du trépied institutionnel constitué du pouvoir législatif qui vote les lois, du pouvoir exécutif qui les met en œuvre et du pouvoir judiciaire qui règle les litiges.
La seconde tient au fait que le bicamérisme n'est pas une nécessité de principe dans une démocratie. La nature monocamérale ou bicamérale d’un Parlement est fonction des moyens et des réalités économiques, sociales, culturelles ou politiques de chaque pays. Dans ce sens, il est à relever qu’en Angleterre, le bicamérisme est né de la volonté des barons et des évêques (Lords) de siéger séparément des élus des communes. C’est d’ailleurs ce cas particulier qui a donné naissance aux appellations Chambre haute et Chambre basse.
En France, lorsque le bicamérisme a été institué pour la première fois en 1795, c’était pour faire barrage à la dictature d’une assemblée unique, en réaction à la terreur érigé en système par Robespierre. En effet, sous son impulsion, la Convention a voté entre 1793 et 1794 des lois dont l’application a fait près de 40 000 victimes (condamnés à mort ou assassinés sans jugement).
Selon l’heureuse formule de François-Antoine de Boissy D’Anglas, la seconde chambre (ancêtre du Sénat) a été conçue pour être «la raison» de la république, la première en étant «l’imagination». Ainsi, le mécanisme mis en place a consisté à donner à la première chambre la mission de proposer des lois et à la seconde, celle de les approuver ou de les rejeter, sans pouvoir les modifier. Aux Etats-Unis, le Sénat a été mis en place dans le but essentiel de rétablir l’équilibre entre grands et petits Etats.
En effet, parce que le nombre de représentants est proportionnel au poids démographique des Etats, leur représentation à la Chambre est inégalitaire. A titre d’exemple, alors que la Californie compte 53 représentants, des Etats comme l’Alaska n’en comptent qu’un seul. Ce déséquilibre étant susceptible de menacer la fédération, il a été décidé de le corriger par la création d'un Sénat composé de 2 représentants par Etat, peu importe l’importance du nombre de leurs populations.
Le Sénat burkinabè est congénitalement inféodé à la politique
Au Burkina Faso, aucune réalité sociopolitique ne paraît pouvoir justifier la création d’un Sénat. D'abord, le Burkina Faso étant un Etat unitaire, l’argument américain, valable pour les Etats fédérés, ne peut être d’aucun secours. Ensuite, dans notre pays, aucune couche socioprofessionnelle, religieuse ou coutumière, ni aucun Burkinabè de la diaspora, n’est exclu de la vie politique, ès qualité. Tous les citoyens burkinabè, quelle que soit leur appartenance sociale, religieuse ou autres, ont une égale vocation d’adhérer à un parti politique et de mener des activités politiques.
Il n’y a donc aucune raison particulière de leur aménager une entrée particulière au processus législatif. Enfin, en raison de sa composition telle que déclinée dans la loi organique, le Sénat burkinabè est congénitalement inféodé à la politique et aux partis politiques. Il ne peut donc pas prétendre «élargir à des composantes non partisanes, la production législative» comme l’a indiqué SEM le Président du Faso.
En effet, tant dans sa version originelle que dans les aménagements proposés, rien n’indique que les personnalités désignées par le chef de l’Etat, les couches socioprofessionnelles, les autorités religieuses et coutumières et les Burkinabè de la diaspora doivent être apolitiques et le rester pendant toute la durée de leur mandat de Sénateur. Ainsi, un sénateur, peu importe le titre auquel il est nommé, peut militer dans un parti politique et mener des activités politiques. C’est donc faux de faire croire que le Sénat sera une institution non partisane et qu’en tant que tel, il pourra être la «raison» de la République.
Quant au deuxième argument tiré du fait que le Sénat est une décision consensuelle du CCRP, il n'épuise pas le débat. Au contraire, il invite à la réflexion, la question de la force obligatoire des décisions, même consensuelles, du CCRP et par voie de conséquence, celle de la légitimité de cette instance. Le CCRP, faut-il le rappeler, a été créé par la seule volonté du Président du Faso en vue de concrétiser son idée de procéder à des réformes politiques, lancée à l’occasion de la fête nationale du 11 décembre 2009.
Il n’est donc pas une institution républicaine et pour cette raison, il ne saurait prétendre à aucune légitimité institutionnelle. En conséquence, ses décisions ne peuvent pas obliger erga omnès. Il en résulte que le consensus du CCRP ne lie que ceux qui y ont participé et personne d’autre. Il en serait autrement, si et seulement si sa création avait fait l’objet d’un consensus politique. Dans ce cas en effet, toutes les parties prenantes auraient contracté l’obligation d'en respecter les décisions. L’argument tiré du caractère consensuel du Sénat est donc inopérant et ne saurait servir de fondement pour l’imposer à ceux qui n’en veulent pas.
S'agissant du dernier argument qui tend à soutenir que le Sénat étant déjà inscrit dans la Constitution, il n’y a pas d’alternative à sa mise en place, au risque d’exposer le pays à un vide institutionnel, il est trompeur, tant sur le plan factuel que sur le plan juridique.
Au plan factuel, les Burkinabè ont encore en mémoire que bien qu’inscrite dans la Constitution, la Chambre des représentants n’a pas résisté à la furie réformatrice de ceux là même qui veulent imposer le Sénat aujourd'hui. Son forfait a été de n'avoir pas craint de montrer quelques velléités d’affranchissement, d'avoir tenté d'être la "raison" de la République. Tel un château de sable, elle a été balayée sans autre forme de procès. Certes, la Chambre des représentants était déjà en place et il ne se posait donc aucun problème juridique quant aux modalités de la décision de sa suppression. Mais, le fait que le Sénat n'a pas encore été mis en place ne constitue pas un empêchement dirimant à sa suppression.
En effet, au plan juridique, en l’absence de disposition transitoire réglant la question, il appartient au Conseil constitutionnel d’interpréter ce silence. Or, il a déjà fait de façon implicite cette interprétation en déclarant conforme à la Constitution, la loi organique portant organisation et fonctionnement du Parlement. Cette loi, on s'en souvient, a été votée par l’Assemblée nationale alors que conformément à la Constitution, elle devrait l'être par le Parlement, c'est-à-dire par les deux chambres que sont l’Assemblée nationale et le Sénat.
Le Conseil constitutionnel aurait donc pu juger que le texte n’est pas une loi puisqu’il a été voté par une seule des deux chambres du Parlement. Mais, par décision n° 2013-008/CC du 21 mai 2013, il l’a admis comme loi et l’a jugée conforme à la Constitution. Cette décision permet d'affirmer que selon le Conseil constitutionnel, en attendant la mise en place effective du Sénat, l’Assemblée nationale remplit seule les pouvoirs dévolus au Parlement. Le fonctionnement du Conseil constitutionnel dans sa composition actuelle accrédite cette analyse.
En effet, depuis la réforme de 2012, le Conseil constitutionnel doit comprendre 3 membres nommés par le Président du Sénat. A ce jour, cette condition n’est pas remplie, le Sénat n’ayant pas encore été mis en place. Si malgré cette composition incomplète, le Conseil constitutionnel fonctionne toujours, il me paraît évident que c’est bien parce qu’il est à admettre que sans la mise en place du Sénat, cette condition ne peut être remplie et que le Conseil constitutionnel n’est donc pas irrégulièrement composé.
En attendant la mise en place du Sénat
Au regard de ce qui précède, la conclusion qui s’impose est qu’en attendant la mise en place du Sénat, tous les mécanismes de recours à cette institution sont suspendus. Refuser cette interprétation, c’est admettre que la loi organique sur le Sénat est anticonstitutionnelle, que le Conseil constitutionnel lui-même est aujourd’hui anticonstitutionnel, etc. Or, c’est justement cette démarche que les doctes glossateurs des pros Sénat refusent de faire.
Au gré de leurs passions et de leurs pulsions instables, ils admettent que l’Assemblée nationale peut légiférer seule ou soutiennent mordicus le contraire. Sinon, comment comprendre que l’on admette que l’Assemblée nationale adopte seule une loi pour mettre en place le Sénat tout en refusant qu’elle puisse adopter une autre pour l’effacer de la Constitution, alors que dans les deux cas le pouvoir appartient concurremment aux deux chambres du Parlement. Comment comprendre aussi que l’on propose le recours au Conseil constitutionnel, alors que lui-même est anticonstitutionnel selon leur propre démarche ?
La réfutation des arguments en faveur du Sénat confirme l’inutilité et l’inopportunité du Sénat. En plus de cette inutilité et de cette inopportunité, ou peut-être en raison d’elles, le Sénat est une institution budgétivore. Non pas parce que 36 milliards de francs CFA sont trop pour la démocratie, mais parce que le Sénat, en tant qu’institution, ne présente en lui-même aucune utilité marginale pour notre démocratie.
En effet, de façon intrinsèque, le Sénat n’a aucun apport, aucune valeur ajoutée. L’existence du Sénat n’ajoutera rien à notre démocratie, tout comme son inexistence ne lui enlèvera rien. Dès lors, il n’est pas raisonnable de faire une quelconque dépense pour mettre en place une institution dont on a du mal à percevoir ce qu’elle peut apporter par elle-même.
Un Homme économiquement rationnel se pose la question suivante lorsqu’il veut faire une dépense : qu’est-ce que cette dépense m’apportera que je n’ai pas sans elle ? Si l’on accepte de se poser la même question à propos du Sénat, alors il sera facile de comprendre que sa mise en place est un luxe que la situation de pauvreté du Burkina Faso n’autorise pas.