Dans cette lettre ouverte dont Fasozine a obtenu copie, le Syndicat des médecins du Burkina Faso (Symeb), section Centre national de transfusion sanguine (CNTS) dénonce, en énumérant un certain nombre de faits, le management de la directrice dudit centre.
«Madame la Directrice générale du Centre National de Transfusion Sanguine,
Dr Téwendé Céline Alice Rosine KIBA épouse KOUMARE
La section CNTS du Syndicat des médecins du Burkina (SYMEB) vous saisit encore une fois de plus par voie épistolaire pour, d’une part décrier votre management et, d’autre part, attirer l’attention de l’opinion publique sur les graves menaces pesant sur la sécurité transfusionnelle dans notre pays, donc sur la santé des populations, surtout dans le contexte actuel.
Pour faire un rappel, vous avez été recrutée comme Directrice générale par appel à candidature en juin 2018 et nommée en conseil des ministres le 24 juillet 2018. Au cours de la cérémonie qui a vu votre installation officielle dans vos fonctions le 24 août 2018, vous décliniez vos priorités en termes de bonne gouvernance, de redevabilité et de mobilisation de l’ensemble des ressources disponibles pour assurer la disponibilité des produits sanguins et garantir la sécurité transfusionnelle.
De ces propos rassembleurs et rassurants quant à l’effectivité d’un service public de transfusion sanguine de qualité, les acteurs internes vont vite déchanter moins d’une année après, et ce face à des faits et gestes qui sont aux antipodes de ces engagements et des conditions fixées par l’appel à candidature pour votre recrutement.
Madame la Directrice générale,
Le système transfusionnel actuel, faut-il le rappeler est en construction depuis les années 2000, sur la base des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Un chemin jalonné de difficultés certes, mais un parcours couronné de succès d’étapes. Notre système était cité en exemple dans toute l’Afrique francophone et plusieurs pays venaient s’en inspirer. Ainsi des équipes du Mali, du Bénin, du Cameroun, du Niger, de la Guinée Conakry pour ne citer que celles-là, sont venues en voyage d’étude au CNTS. Ce résultat était le fruit d’un combat qui se menait sur plusieurs fronts en vue de la disponibilité et de l’accessibilité à des produits sanguins de qualité et sûrs. Le système de management de la qualité mis en place depuis 2007, était le socle majeur qui impulsait les actions. Mais force est de constater que depuis votre arrivée, cet aspect est en souffrance.
A titre d’exemple, le CNTS a été lauréat en 2015 du 1er Prix Burkinabè de la Qualité (PBQ) dans la catégorie 02 ; en 2017, c’est le Prix spécial du jury qu’il remportait dans la catégorie 03 dédiée aux grandes entreprises. Ces prix sont les premiers remportés par un service public, de surcroît dans le domaine de la santé au Burkina Faso dans cette compétition. En 2018 et 2019, le CNTS n’a pas participé à la compétition et on ne sait pourquoi. Pourtant en avril 2019, des ressources ont été engagées dans la tenue en grande pompe d’un atelier de trois (03) jours à Ziniaré pour préparer la candidature du CNTS au prix burkinabè de la qualité 2019, après un travail préalable fait par un comité. En fin de course, aucune candidature. Vous avez dit gestion rationnelle des ressources ?
Pire, les processus d’accréditation par la Société africaine de transfusion sanguine (SATS) et la certification ISO 9001 engagés depuis quelques années semblent être rangés aux oubliettes. Des ressources importantes ont pourtant été engagées pour des audits externes pour cette fin, notamment en 2014 et 2017. Ces aspects ne font même pas partie de votre contrat d’objectifs alors qu’ils étaient des points centraux des termes de références ayant servis à votre recrutement.
Madame la Directrice générale,
Alors que le plan stratégique de renforcement de la transfusion sanguine 2017-2020 adoptée par le Conseil d’administration prône la centralisation des plateaux techniques d’analyses biologiques à Ouagadougou, Bobo-Dioulasso, Koudougou et Fada N’Gourma afin d’optimiser l’utilisation des ressources existantes (appareils d’analyse, personnel technique, électricité et eau, etc.), de réduire les coûts et surtout de standardiser la qualité des produits sanguins servis aux malades, le constat que nous faisons aujourd’hui est que les nouveaux centres ouverts à Ouahigouya, Dédougou, Kaya et Gaoua sont à l’ère des tests de diagnostic rapides avec toutes les insuffisances comparées aux tests ELISA automatisés utilisés dans les autres centres (Ouagadougou, Bobo, Koudougou et Fada N’Gourma).
Ce changement de stratégie du CNTS n’a jamais été acté par le Conseil d’Administration et le recours aux tests de diagnostic rapides n’a fait l’objet d’aucune dérogation écrite (bien qu’il n’existe aucune difficulté majeure nécessitant la prise d’une telle dérogation) pour se conformer aux exigences de notre système qualité, encore moins d’un consensus pris au cours des instances de décision comme le Conseil de direction (CODIR), la revue de direction ou de processus..
Que dire de l’acquisition des automates de sérologie qui n’a, ni répondu aux exigences de notre système qualité, ni satisfait aux procédures administratives règlementaires. En rappel pour l’opinion publique, le CNTS a entrepris depuis plus d’une dizaine d’années l’informatisation du système transfusionnel et l’automatisation des analyses biologiques, dans le souci de faciliter le travail et surtout minimiser les erreurs humaines qui peuvent avoir des conséquences dommageables pour les poches de sang et les malades. En matière d’appareils d’analyses biologiques, le principe choisi est que le fabricant prête (met à disposition) l’appareil au CNTS, qui en retour, paie les réactifs et consommables qui sont spécifiques à l’appareil. Le fabricant se charge de la maintenance et du renouvellement de l’appareil en fonction des évolutions technologiques et de l’amortissement.
Ainsi, depuis 2007 – 2008, deux appareils de sérologie de deux fabricants différents (pour ne pas être dépendant d’un seul fabricant qui pourrait avoir des velléités de chantage ou de surenchère) ont été acquis selon ce principe et sur la base de l’existence sur place au Burkina d’un représentant du fabricant et d’une offre de service de maintenance. Donc, sur une dizaine d’années, ces appareils et leurs méthodes d’analyse ont été éprouvés et maîtrisés par les techniciens.
Mais contre toute attente, en novembre 2018, soit à peine deux mois après votre prise de fonction, vous avez envoyé une équipe du CNTS (2 pharmaciens et 2 technologistes biomédicaux) à Abidjan pour prendre connaissance d’une autre marque d’appareil. Cette mission a été financée par le fabricant dudit appareil, ce qui dès le départ pose un problème de conflit d’intérêt. Qu’à cela ne tienne, le rapport rendu par l’équipe ayant effectué la mission note que les réactifs et consommables de cette marque coûtent plus chers et que cet appareil engendrera un surcoût en consommation d’eau, sans pour autant apporter un grand plus en termes de sécurité et de facilité d’exécution des tâches.
Nonobstant cet avis éclair et sans que le besoin n’ait été expressément exprimé dans les cadres appropriés (Conseil de direction, revue de direction, revue de processus, Comité technique paritaire notamment), ces automates ont été acquis et mis en fonctionnement au début de l’année 2019 sans autre forme de procès. Le Conseil d’administration dont l’une des prérogatives est de valider les projets d’équipement du CNTS (article 13 du Décret N°2015-1267/PRES-TRANS/PM/MS/MEF portant Statuts particuliers du CNTS) n’a jamais été consulté, à plus forte raison, valider quoi que ce soit. Le Directeur de la coordination des activités techniques (DCAT) en charge de la gestion des équipements biomédicaux ainsi que le Directeur de la qualité et des vigilances (DQV) en charge de la validation des équipements et de la gestion des risques (articles 19 et 20 du même texte) ne semblent pas non plus avoir été associés.
Il se susurre qu’une bonne partie du budget des réactifs de sérologie pour l’année 2019 a été misée sur les réactifs de ces nouveaux appareils. Nous ne sommes pas dupes. Vu que ce sont des appareils dits « fermés » qui n’utilisent que des réactifs spécifiques du fabricant de l’appareil, c’est un gré-à-gré de fait. Vous avez dit bonne gouvernance ? Pendant que dans les centres régionaux de transfusion, les agents se débattent comme de « beaux diables » pour utiliser ces automates non validés, vous avez fait venir dans les mêmes conditions une autre marque d’automates.
Faut-il le rappeler si besoin en était encore, que le scandale du sang contaminé dans les années 1990 en Europe et qui a entrainé la contamination de près de 2000 malades hémophiles par le VIH en France est la conséquence de certaines prises de liberté avec les procédures et la rigueur technique et scientifique que requiert une activité à risque comme la transfusion sanguine. La santé et la sécurité du peuple burkinabè mérite que ceux qui en ont la charge y consacrent toute la rigueur nécessaire et ne surfent pas sur le laxisme et leurs intérêts personnels.
Madame la Directrice générale,
En relisant les termes de références de votre recrutement qui exigeait de vous « une capacité de leadership, de management des organisations, de coordination et de pilotage d’équipes pluridisciplinaires et une capacité de communication, de décision et de création de consensus autour de questions complexes », nous aurions eu envie de sourire si la situation n’était pas dramatique.
Primo, il nous revient en mémoire la crise ouverte au Centre régional de transfusion sanguine de Ouagadougou (CRTS-O) suite à votre décision cavalière de transférer sur le site de Tengandgo (Commune de Komsilga), les agents de ce CRTS qui ont été affectés sur le site de Paspanga (Commune de Ouagadougou). Le minimum de discussion et d’évaluation sereine préalable ont manqué. Pourtant, le Directeur du CRTS-O d’alors, vous avait fait une analyse objective de la situation avec les conséquences inhérentes que sont un surcoût de fonctionnement d’environ 30 millions par an et un manque à gagner de 50 – 60 poches de sang par jour (soit environ 15 000 poches par an, plus que les capacités de collecte de sang de certains CRTS comme ceux de Fada N’Gourma et de Koudougou).
Les chefs de services et les surveillants d’unités du CRTS-O face au blocage s’étaient autosaisis pour proposer une démarche plus ou moins susceptible d’emporter le consensus. Vous vous êtes entêtée dans votre démarche solitaire, obligeant le Conseil d’administration à se saisir pour mettre en place un comité de crise en vue de résoudre les problèmes. Mais chose curieuse, ni le rapport de l’ancien directeur du CRTS-O, ni celui des chefs de services et surveillants d’unités n’ont été mis à la disposition du comité de crise pour exploitation. Malgré cette intervention du Conseil d’administration, la crise est encore patente.
Elle est juste noyée dans la crise générale que connaît le système de santé au Burkina Faso. Au-delà du CRTS de Ouagadougou, c’est tout le personnel du CNTS qui trouve le climat actuel irrespirable. Après seulement un an et demi de fonction, votre capacité de pilotage d’équipes pluridisciplinaires et de communication a permis d’installer au CNTS une grande désolation, un esprit de méfiance et la volonté d’aller voir ailleurs.
Secundo, nous avons la crise actuelle avec les médecins du CNTS. Cette crise, faut-il le rappeler est née de votre décision de procéder à un changement à la tête de la Direction de la coordination scientifique, de l’information sanitaire et des statistiques (DCSISS) sans tenir compte des textes du CNTS. Ainsi, par arrêté N° 2019-333/MS/CAB portant nomination de directeurs au Centre national de transfusion sanguine, un pharmacien était nommé comme directeur de la Direction de la coordination scientifique, de l’information sanitaire et des statistiques (DCSISS), laquelle direction est en charge entre autres, des activités de thérapeutique transfusionnelle.
En plus, dans le cadre du processus d’accréditation par la société africaine de transfusion sanguine, ce directeur est consacré Directeur médical du CNTS par le système de management de la qualité. De ce fait, il est en charge des aspects médicaux concernant les donneurs de sang et les receveurs de produits sanguins. Aussi, notre syndicat vous a suggéré de reconsidérer votre décision et de nommer un médecin, ne serait-ce qu’à titre provisoire, en attendant de relire l’ensemble des textes du CNTS pour séparer les fonctions de directeur médical et de coordination des activités de thérapeutiques transfusionnelles des autres fonctions de la DCSISS. Sinon en l’état, il n’est pas normal de faire assumer ces fonctions par un non-médecin. Cela va même à l’encontre du code de santé publique et de la déontologie médicale de notre pays. Vous êtes restée sourde à ces arguments.
Aussi, les médecins ont décidé de ne plus s’impliquer dans les activités coordonnées par la DCSISS où celles dans lesquelles la DCSISS est associée. En réponse, vous avez brandi les menaces, les intimidations envers les médecins qui dirigent des centres régionaux de transfusion. C’est ainsi que vous avez relevé de leurs fonctions, les directeurs de CRTS, médecins de formation qui ont attiré votre attention sur certaines dérives. Dans ces nominations cavalières et d’acharnement, vous êtes même allée jusqu’à débaucher un médecin pédiatre de la région du Centre Est, en la personne de Dr ILBOUDO Michael T Rodrigue pour le nommer Directeur du tout nouveau centre régional de transfusion sanguine de Tenkodogo. La région du Centre-Est ne disposait que de deux (02) pédiatres pour plus de 1 655 846 habitants (avec 48,5% d’enfants de 0 à 14 ans) en 2019. Point besoin d’insister que c’est un gâchis et une incohérence totale par rapport à la politique nationale de santé et au plan national de développement économique et social (PNDES 2016-2020), encore moins l’objectif N°3 des objectifs du développement durable ainsi que la politique de gratuité des soins au profit des enfants de moins de 5 ans. Par ailleurs c’est une insulte faite à la médecine transfusionnelle en tant que discipline scientifique à part entière.
Les Centres régionaux de transfusion sanguine sont des bras opérationnels du CNTS à l’image des districts sanitaires. Il sied que leurs premiers responsables soient des techniciens aguerris ou habilités en matière de médecine transfusionnelle pour impulser une dynamique opérationnelle, surtout quand il s’agit d’un tout nouveau centre. C’est tout sauf un poste politique ou administratif. Ces premiers responsables se retrouvent souvent à être les seuls spécialistes du dit centre en charge de la formation et l’encadrement des agents de santé qui y sont affectés et qui le plus souvent sont issus directement des écoles de formation, ou des districts et hôpitaux et totalement étrangers aux exigences de l’activité des centres de transfusion. En tant que premier responsable de la structure de transfusion dans la région, ils se retrouvent de facto référent en conseil transfusionnel et hémovigilance pour tous les cliniciens.
De ce qui précède, on comprend difficilement que vous ayez laissé l’importante ressource humaine formée en transfusion et disponible au CNTS pour nommer un directeur qui a besoin lui-même de formation en médecine transfusionnelle. Peut-être, êtes-vous dans les petites récompenses entre coquins et coquines » au détriment de la sécurité transfusionnelle pour les plus de 20 millions de Burkinabè ou simplement un mépris de cette sécurité ! Pourtant la politique nationale de santé est tellement attachée à cette sécurité transfusionnelle qu’une filière d’infirmiers spécialisés en médecine transfusionnelle (Hémobiologie) a été ouverte en 2017 et offre 10 spécialistes chaque année au système de santé.
Aussi, l’argent du contribuable Burkinabè avec le concours de certains pays amis du Burkina Faso, a permis au CNTS d’avoir actuellement 20 spécialistes (Médecins et pharmaciens) en médecine transfusionnelle en activité. Mais vous avez opté de mettre au garage 07 d’entre eux pour faire appel à des médecins généralistes ou un pédiatre pour assurer la sécurité transfusionnelle dans certaines régions.
Enfin, vous alimentez également une sourde rivalité entre médecins et pharmaciens, qui pourtant ont toujours travaillé en bonne intelligence jusque-là au CNTS. Il faut préciser, si besoin en était encore, que la transfusion sanguine est le troisième axe de l’hématologie, discipline médicale, mais qui requiert l’intervention de plusieurs profils professionnels, médecin, pharmacien, biologiste, technicien biomédical, infirmier etc... C’est dire que le problème n’est pas une question d’opposition médecins – pharmaciens, bien au contraire, mais une question du bon profil au bon poste pour l’intérêt des donneurs de sang et des malades.
Madame la Directrice générale,
Nous vous adressons cette lettre ouverte pour soulever nos inquiétudes par rapport à l’avenir du système transfusionnel de notre pays et à sa capacité à garantir des produits sanguins de qualité pour les malades sous votre magister. Nous espérons nous tromper et que nos inquiétudes ne soient pas fondées ; mais les faits ci-dessus relatés nous imposent de garder un doute. Le Burkina Faso dispose de l’engagement politique, des compétences et des ressources indispensables pour relever le défi de la sécurité transfusionnelle.
Il n’appartient qu’à vous de faire le mixage qu’il faut pour continuer à engranger des résultats positifs ou de poursuivre dans un management hasardeux pour anéantir tous les acquis et compromettre les chances de la population à disposer de sang en quantité et qualité requises sur toute l’étendue du territoire.
La gouvernance, particulièrement dans ce domaine, se doit d’être vertueuse, pour emprunter les mots de Madame le Ministre de la Santé. Nous espérons donc que vous rassurerez, de la manière la plus convaincante et la plus explicite, les populations burkinabè, pourquoi pas à travers une saisine de l’Autorité supérieure du contrôle de l’état (ASCE).»