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Thomas Sankara, 16 h 30, le 15 octobre 1987: Derniers instants, derniers témoins, derniers secrets…

Publié le mardi 15 octobre 2019  |  NetAfrique.Net
Cérémonie
© aOuaga.com par A. O
Cérémonie de découverte de la statue du président Thomas SANKARA
Samedi 2 Mars 2019 à Ouagadougou. Cérémonie de découverte de la statue du président Thomas SANKARA par le président Roch Kaboré en compagnie de John Jerry Rawlings, ancien président ghanéen et ami du défunt président Sankara.
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Il y a trente deux ans, le 15 octobre 1987, le leader de la révolution burkinabè était assassiné. Deux ans plus tard, Sennen Andriamirado, rédacteur en chef de Jeune Afrique et intime de l’ex-chef de l’État, publiait Il s’appelait Sankara. Voici ici reproduit le récit de la dernière journée du président du Faso sous la plume de notre confrère disparu en 1997.

Lorsque Mariam se réveille, Thomas Sankara, qui a fini par la rejoindre au lit, s’est assoupi à son tour. Vraisemblablement, sa copie est désormais prête. Sur la pointe des pieds, l’épouse du président quitte la chambre et se prépare à aller au travail. Elle doit y être à 15 heures. Sankara, lui, va dormir pendant une bonne heure encore. La sieste quotidienne reste, pour cet oiseau de nuit, le seul moment de la journée où il récupère. Une pause d’autant plus importante, ce jeudi 15 octobre 1987, que l’après-midi et la nuit s’annoncent longues.

À 16 heures, il préside l’une des trois réunions hebdomadaires de son cabinet spécial. À l’ordre du jour : le compte rendu de l’un de ses conseillers qui rentre de Cotonou, où il a eu des entretiens avec les responsables du Parti révolutionnaire du peuple du Bénin et rassemblé des documents sur le « Code béninois de conduite révolutionnaire » ; le projet de création d’un journal du CNR [Conseil national de la révolution]. Et à 20 heures, il y aura la réunion, très délicate, de l’OMR [Organisation militaire révolutionnaire].Vers 15 h 30, Mariam Sankara l’appelle au téléphone. « Papa est sous la douche », lui répond son fils aîné, Philippe, 7 ans à l’époque. Elle rappelle dix minutes plus tard. Le président, en tenue de sport depuis le matin – tee-shirt blanc et pantalon de jogging rouge –, est prêt à partir.

« Je vais d’abord à ma réunion de 16 heures, au Conseil de l’entente, lui dit-il. Puis, je vais au sport de masse à 17 heures. Après, je reviendrai sans doute prendre une douche à la maison, mais tu ne seras pas encore rentrée. Je ne te verrai pas avant la fin de la réunion de 20 heures. On parlera ce soir. »

Entre-temps, les membres du cabinet spécial ont commencé à arriver dans l’une des villas du Conseil de l’entente, qui sert de siège au CNR. Alouna Traoré et Paulin Babou Bamouni ont fait un crochet par les bureaux de la présidence juste en face ; les autres, Bonaventure Compaoré, Frédéric Kiemdé et Patrice Zagré, sont venus directement au Conseil. Christophe Saba, en tant que secrétaire permanent du CNR, y est depuis le matin.

NOUS SOMMES TOUS LÀ, CAMARADE PRÉSIDENT. IL EST TARD ET NOUS N’ATTENDONS PLUS QUE VOUS

À 16 h 20, il se décide à rappeler à l’ordre le président, qui n’a pas encore quitté sa résidence où il discute avec un autre de ses conseillers, le directeur adjoint de la presse présidentielle, Serge Théophile Balima : « Nous sommes tous là, camarade président. Il est tard et nous n’attendons plus que vous. » « J’arrive tout de suite », répond Sankara. Il renvoie Balima et monte dans une Peugeot 205 noire.

Le président, comme d’habitude, a pris place à côté du chauffeur : « J’aime bien voir la route, se croit-il souvent obligé d’expliquer, et de derrière on ne voit rien. »

Sur le siège arrière, deux gardes du corps. Une voiture les suit, occupée par trois autres gardes du corps plus le chauffeur, un militaire lui aussi. Tous sont en tenue de sport, ce jeudi après-midi : deux fois par semaine, en effet, le lundi et le jeudi à partir de 17 heures, les Burkinabè sont censés pratiquer le sport de masse. Le PF [président du Faso] et ses gardes ne se sont donc armés que de leur pistolet automatique (PA).

Arrivée au Conseil de l’Entente
Au Conseil de l’entente, les membres du cabinet spécial sont également en tenue de sport, à l’exception de Patrice Zagré, venu en « pékin ». À 16 h 30, le président arrive. Il débarque de la 205, suivi par quatre de ses gardes, qui s’installent dans le couloir attenant à la salle de réunion. Les chauffeurs rangent les deux voitures sous un préau voisin et vont s’abriter du soleil à l’ombre des grands arbres, notamment des nims, qui bordent les jardins.

À 16 h 35, le président prend place au bout de la table de réunion en forme de U. L’adjudant Christophe Saba, Paulin Bamouni et Frédéric Kiemdé se sont installés à sa droite. À sa gauche se trouvent Patrice Zagré, Bonaventure Compaoré et Alouna Traoré. Thomas Sankara, toujours en retard mais toujours pressé, ouvre la séance de travail : « Faisons vite, commençons ! »

RESTEZ ! RESTEZ ! C’EST MOI QU’ILS VEULENT !

Alouna Traoré, celui qui, la veille, était parti en mission d’information à Cotonou, commence son rapport : « J’ai quitté Ouaga avant-hier à 18 heures… » Et il s’interrompt, la voix soudain couverte par le bruit du tuyau d’échappement, sans doute percé, d’une voiture qui s’approche.

Étonné et agacé, Sankara demande : « Quel est ce bruit-là ? » bientôt imité par Saba, qui fronce les sourcils : « C’est quoi ça même ? » Le bruit s’amplifie. Une voiture – « une Peugeot 504 ou une Toyota bâchée », hésitera à préciser le seul témoin direct rescapé – s’est arrêtée devant le petit portail de la villa. Et immédiatement, le bruit du moteur a été couvert par le vacarme de rafales de Kalachnikov.

Les sept hommes réunis dans la salle s’aplatissent au sol, se protégeant derrière les fauteuils. Parmi eux, seul à être armé puisque ses gardes sont restés soit dans le couloir, soit dans le jardin, Sankara se saisit de son PA, qu’il avait déposé sur la table, à portée de main. Du dehors, quelqu’un crie : « Sortez ! Sortez ! » Sankara se relève, pousse un grand soupir et ordonne à ses conseillers : « Restez ! Restez ! C’est moi qu’ils veulent ! » Puis il quitte la salle de réunion, les bras en l’air.

LES ASSAILLANTS ÉTAIENT VENUS POUR TUER !

« Il a à peine franchi la porte de la villa, témoigne Alouna Traoré, qu’il est littéralement canardé. Les assaillants étaient venus pour tuer ! » Les gardes qui veillaient dans le couloir, ceux qui, comme les deux chauffeurs, étaient restés dehors, ainsi qu’un motard de la gendarmerie, Soré Patenema, venu par hasard apporter du courrier au siège du CNR, ont déjà été abattus par les premières rafales.

Un ancien membre de la garde du président du Faso, surnommé Otis – et, depuis, réintégré dans les rangs des para-commandos de Pô (commandés par le capitaine Blaise Compaoré, qui en a fait un de ses chauffeurs) – déboule dans la salle de réunion, pousse les collaborateurs du président vers la sortie : « Dehors ! Dehors ! Sortez ! » Tous ceux qui obtempèrent sont abattus à leur tour. Au dernier moment, Patrice Zagré essaie de retourner se réfugier dans la salle de réunion ; une rafale dans le dos l’achève.

Deux impacts mortels sur le front
Alouna Traoré, par un réflexe de peur ou de survie, les deux peut-être, s’est retrouvé couché sur le gravier mais vivant, baignant dans le sang de ses camarades dont il entend, comme dans un cauchemar, les râles et les soupirs d’agonie : quatre membres civils du cabinet spécial (Paulin Bamouni, Patrice Zagré, Frédéric Kiemdé et Bonaventure Compaoré) et huit militaires parmi lesquels l’adjudant Christophe Saba, un pauvre gendarme qui passait par là, les chauffeurs du convoi présidentiel et quatre gardes du corps. Alouna a enjambé le corps du PF sans s’en rendre compte.

Regardant par-dessus son épaule, il voit Thomas Sankara par terre. Deux impacts sur le front l’ont immédiatement tué. Mais ce coup d’œil instinctif manque de coûter la vie au rescapé, qui entend quelqu’un crier : « Il y en a un qui n’est pas mort ! Celui qui est tout en bleu ! Qu’il se relève ! » Alouna Traoré, l’homme au jogging bleu, se met debout.

On lui dit d’avancer puis de se recoucher par terre, entre deux autres cadavres, ceux des deux chauffeurs du convoi présidentiel. Il se tâte. Couvert de sang, il n’a pourtant aucune égratignure. Autour de lui, les commandos tirent toujours, mais, cette fois, en l’air, comme s’ils voulaient faire croire à l’extérieur que des combats acharnés se déroulent dans l’enceinte du Conseil de l’entente ; et avec hargne, comme si eux-mêmes voulaient croire qu’ils se battent et se défendent réellement. Pendant longtemps, trente minutes peut-être, ils usent ainsi leurs munitions.

Le Conseil de l’Entente transformé en terrain d’exécution
Alouna est toujours au sol. Du coin de l’œil, il voit s’avancer, en combinaison bleue de mécanicien, le chauffeur-garde du corps du capitaine Blaise Compaoré : Hamidou Maïga, virtuose du volant et de la Kalachnikov, qui le fixe du regard et dit à l’intention des autres assaillants : « Laissez ! Je vais l’achever ! »

Un gradé – « Je ne le connais pas, dira Alouna Traoré, il avait le visage balafré » – s’y oppose et crie : « Amenez-moi le rescapé ! » On lui amène Alouna Traoré, à qui il ordonne de se coucher à nouveau. Le survivant essaie de ramper et de se rapprocher d’un mur. Mal lui en prend. « Reste tranquille ! s’entend-il apostropher. Sinon tu vas rejoindre les autres ! » Alouna se le tient pour dit.

Combien de temps est-il resté ainsi par terre ? « Deux ou trois heures », avance-t-il sans autre précision. Jusqu’à ce qu’un soldat l’interpelle à nouveau et le menace : « Toi, tu as tout vu. On ne peut pas te laisser partir comme ça. Tu vas rejoindre les autres ! » Alouna ne réalise sans doute pas encore très bien sa situation. Il a dépassé le stade de la peur et s’est réfugié dans le monde de l’absurde.

Depuis qu’il gît entre les cadavres, une image le hante : une photo de Mère Teresa, Prix Nobel de la paix, au milieu de jeunes Indiens miséreux, qu’il avait longuement regardée le matin même. Et, pour l’heure, il n’a qu’une envie, uriner, et le dit. On l’y autorise et il va longuement se soulager entre les fleurs des jardins du Conseil de l’entente, transformés cet après-midi-là en terrain d’exécution.

Treize cadavres disparus
On le fait ensuite monter à l’étage d’une villa où ont été regroupés des agents du CNR qui ont tout entendu sans avoir rien vu du drame : le médecin-adjudant Youssouf Ouedraogo, adjoint de l’adjudant Christophe Saba, tout le secrétariat de ce dernier, Laurent Kaboré, qui travaillait aussi au CNR. Au milieu d’eux, il a la surprise de découvrir, blessé, un garde du président, Bossobé, dont on perdra la trace par la suite. La tenue de sport bleue d’Alouna Traoré est imbibée de sang. Ses mains, son visage, ses cheveux sont ensanglantés. On lui dit de se laver. Puis de s’asseoir.

Alors que le soleil s’est couché depuis longtemps, Alouna entend des voitures manœuvrer dans les allées du Conseil de l’entente. Il risque un regard par la fenêtre : les treize cadavres ont disparu ; des camions-citernes sont en train de nettoyer, à grands jets d’eau, la scène du drame. Il passera la nuit dans les coulisses. Il ne dormira pas. Tournant et retournant dans sa tête la même question : « Mais qu’est-ce que le président a bien pu faire pour mériter ça ? »

Un complot contre Compaoré ?
Sankara a-t-il tenté de riposter avec son pistolet automatique, comme l’affirmera plus tard le camp des vainqueurs ? Seuls ses assassins peuvent le dire. Ils sont connus, mais ne peuvent plus parler pour la plupart. Il y avait là Nabié N’Soni (il aurait été le premier à tirer sur Sankara), Arzoma Otis Ouédraogo, Nacolma Wanpasba, Ouédraogo Nabonsmendé, Tondé Kabré Moumouni et, enfin, Hyacinthe Kafando. Les deux premiers sont morts, les quatre autres ont disparu de la circulation – nul ne sait s’ils sont encore en vie.

Quant à Kafando, il fut chargé de la sécurité de Compaoré pendant des années avant de connaître une période de disgrâce, puis de se faire élire député sous la bannière du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré… Il se trouvait toujours au Burkina fin novembre. En 1987, tous sont aux ordres du lieutenant Gilbert Diendéré, l’adjoint de Blaise Compaoré qui dirige les commandos de Pô.

Dans le seul témoignage qu’il a accepté de donner sur ces événements (au communiste belge Ludo Martens, auteur de Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè), Diendéré, qui est arrivé sur les lieux après la tuerie, déclare avoir voulu « arrêter » Sankara, « avant que l’irréparable se produise », lors de la réunion de 20 heures, et non pas le tuer. Plusieurs paracommandos fidèles à Blaise ont soutenu, sous le couvert de l’anonymat, que les ordres étaient clairs : « Neutralisez » Sankara et, s’il résiste, « anéantissez-le ». Diendéré, qui a été démis de ses fonctions de chef d’état-major particulier du président fin novembre, refuse toujours de revenir sur la question.

OÙ ÉTAIT BLAISE PENDANT CE TEMPS ?

Où était Blaise pendant ce temps ? Officiellement, il était chez lui, souffrant. Des témoins le signalent au contraire à bord d’une voiture lancée à toute vitesse vers 16 heures. D’autres assurent qu’il se trouvait, armé, dans une villa située près de l’aéroport – pour fuir, au cas où l’embuscade échouerait ? Son chauffeur et garde du corps, le caporal Hamidou Maïga (décédé depuis), a pour sa part été vu au Conseil de l’entente par Alouna Traoré, quelques minutes après la tuerie.

Compaoré a-t-il lui-même donné l’ordre d’éliminer son ami ? Il l’a toujours nié. Il dira ceci quelques jours après : « Je suis arrivé au Conseil de l’entente vers 18 heures. Je me suis mis en colère contre les hommes responsables du carnage. Mais ils avaient des preuves qu’un complot contre mes camarades et moi-même se préparait pour 20 heures. Si je n’avais pas eu ces éléments, j’aurais réagi de façon brutale. »

À l’issue de son enquête, Andriamirado a abouti à cette conclusion : Compaoré n’a jamais donné l’ordre de tuer Sankara, mais à force de tergiverser, il a fini par se faire déborder. Son abattement et son mutisme durant les quatre jours qui ont suivi attesteraient cette version.

Mais alors, comment expliquer qu’il n’ait jamais rendu visite aux parents de Thomas Sankara, lesquels le considéraient comme un fils ? Qu’il ait tout fait pour rendre la vie impossible à son épouse, Mariam ? Qu’il n’ait jamais tenu sa promesse d’offrir une sépulture au corps de Thomas ?

IL M’A DIT : « BLAISE VA TUER THOMAS »

Pour les proches de Sankara, tout était préparé. Ce jour-là, l’un d’eux se trouvait loin de Ouaga, à Fada N’Gourma. Un militaire proche de Compaoré en poste dans cette ville de l’Est, et à qui ce dernier se serait confié, l’aurait fait venir pour lui révéler le plan d’attaque. « Il m’a dit : « Blaise va tuer Thomas. » » Le militaire en question, qui a joué un rôle majeur par la suite, nie avec force (nous ne citons donc pas son nom).

Étienne Zongo, l’aide de camp de Sankara, assure pour sa part que l’un des leurs, Bossobé Traoré, avait infiltré l’équipe de Diendéré, qu’il aurait entendu Compaoré dire qu’il fallait agir avant le 18 octobre, jour du début du Salon international de l’artisanat de Ouagadougou (SIAO), et que l’ordre était bien de l’exécuter. Mais comme beaucoup, ce témoin a disparu.

Il en reste cependant quelques-uns. Il y a ceux qui ont assisté à la scène, comme Alouna Traoré ; ceux qui ont agi, tel Hyacinthe Kafando qui a réussi à fuir du Pays pendant la Transition . Et puis il y a ceux, à commencer par Gilbert Diendéré, qui pourraient dire si oui ou non Blaise Compaoré a ordonné l’élimination de son ami, ce cher frère.
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