Luc Keïta est le délégué du Conseil supérieur des Burkinabè de l’étranger (CSBE) au Canada. Docteur en psychologie, il est chargé de cours à l’Université de Montréal. Dans cet entretien, il parle de la vie au Canada, du CSBE, ses ambitions pour ses compatriotes et ses projets pour le développement de son pays d’origine.
Luc Keïta (L. K.) : Je vis au Canada depuis janvier 2008. Après mon doctorat en France, je suis rentré au Burkina Faso pour enseigner à l’Université de Ouagadougou. J’ai eu la possibilité de donner des heures de vacation au département de psychologie. Pendant que j’attendais d’avoir un poste à l’université, j’ai été contacté par une sommité (au niveau clinique et recherche) dans le domaine de l’autisme pour occuper un poste de chercheur au niveau postdoctoral. Cette offre m’a permis de venir au Canada avec un permis de travail pour faire directement de la recherche dans un laboratoire à l’hôpital Rivière-des-Prairies.
Mon intégration s’est faite sans difficulté ! Dans ce pays, il faut non seulement travailler, mais également avoir des relations. Pour occuper un poste au Canada, il faut avoir de bonnes lettres de recommandation. Je rends aussi grâce à Dieu car il m’assiste dans toutes mes entreprises.
S. : Qu’est-ce qu’il y a de particulier à enseigner au Canada qu’au Burkina Faso ?
L. K. : Vous savez, les universités Nord-américaines sont parmi les meilleures au monde, tant au niveau de la qualité de l’enseignement que de la recherche. Savez-vous qu’au Canada les enseignants d’université sont évalués par leurs étudiants ? Ce n’est pas le cas en France où j’ai enseigné pendant des années à l’université et dans mon pays à ce que je sache. Je pense que c’est une bonne idée de connaître ses forces et ses faiblesses de sortes à pouvoir combler ses lacunes. Pour ce qui est de la recherche, je suis dans un laboratoire (Centre de recherche en neuropsychologie et Cognition) où j’ai accès aux technologies de pointe pour étudier le cerveau humain. Je fais actuellement de l’Electro- encéphalogramme (EEG), je travaille avec des patients qui sont opérés au cerveau.
S. : Dans vos activités d’enseignement, faites-vous souvent face aux comportements racistes de vos étudiants ou de vos collègues ?
L. K. : Pas du tout, je n’ai jamais fait face à de tels comportements.
S. : En tant qu’enseignant-chercheur, quelle est votre contribution au développement de la recherche au Canada ?
L. K. : J’ai publié plusieurs articles dans des revues, dont un dans une revue prestigieuse (BiologicalPsychiatry). Cet article représente une avancée significative des connaissances. Vous trouverez mes articles sur Pubmed (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed). Un autre article a porté sur la spécialisation hémisphérique dans le traitement de stimulis visuels. J’ai aussi des articles sur la dyslexie (trouble de l’apprentissage de la lecture), et un dernier en olfaction.
S. : Comment pensez-vous faire profiter de vos expériences à votre pays d’origine, par exemple, à l’Université de Ouagadougou ?
L. K. : Je contribue déjà au niveau international par ma participation à des congrès internationaux, mes articles sont accessibles partout dans le monde. Pour ce qui est de mon pays, je souhaite effectuer des missions d’enseignement sur place et établir des collaborations avec des enseignants. Plusieurs Burkinabè vivant au Canada sont prêts à transmettre leurs connaissances aux étudiants. C’est dans ce sens que nous sommes en train de construire une base de données des Burkinabè du Canada de sorte à pouvoir constituer des pôles de compétences (enseignants d’université et autres professionnels) pour pouvoir effectuer des missions ponctuelles au pays. Je pense que la diaspora burkinabè peut participer, de manière active, au développement de notre chère patrie. Je profite de l’occasion pour lancer un appel aux autorités burkinabè dans ce sens.
S. : La manufacture, est-ce un passage obligé pour les immigrants ? On y trouve même des universitaires ?
L. K. : Il n’y a pas de sot métier. Il faut du tout pour développer un pays. Je respecte le choix de chaque Burkinabè. Je pense qu’il y a toujours des sacrifices à faire dans la vie. Pour les cadres universitaires qui souhaitent occuper des fonctions qui correspondent à leur profil, ils doivent demander une équivalence des diplômes (1-2 ans d’attente). Selon chaque cas, il faut, soit repartir aux études, soit se reconvertir. Je pense que c’est la méconnaissance du système canadien et la lenteur de l’étude de l’équivalence des diplômes qui font que certaines personnes s’éternisent dans les manufactures. D’autres choisissent de travailler dans la manufacture pour financer leurs études.
S. : Comment est organisé le CSBE au Canada ?
L. K. : Le CSBE n’a pas une organisation particulière au Canada. Dans tous les pays, des délégués CSBE sont démocratiquement élus pour représenter la diaspora. Il s’agit d’une volonté de notre gouvernement d’impliquer les Burkinabè de la diaspora à la vie de la nation. Je viens d’être élu, et je suis en train de travailler avec des personnes dynamiques, toutes générations confondues. "On ne ramasse pas la farine avec une seule main". Nous souhaitons tout d’abord un rapprochement entre les Burkinabè du Canada. Nous œuvrons à l’établissement d’un réseautage efficace. Ce système de « réseautage interne » permettra à chaque Burkinabè de bénéficier de l’expertise d’autres Burkinabè au vu de leurs spécialités et de leurs compétences. Il vise à accompagner également les Burkinabè dans l’intégration des Ordres professionnels et l’accessibilité à l’emploi au niveau du Canada. J’invite les autorités burkinabè à aller chercher l’expertise des compatriotes à l’étranger. Concrètement, je vais mettre en place des comités dans les villes canadiennes pour travailler sur les préoccupations de nos compatriotes.
Nous envisageons mettre en place un système de partenariat entre les opérateurs économiques burkinabè et canadiens (organisation des journées économiques du Burkina) de sorte à favoriser les investissements au pays. Il est prévu des séminaires de formation en entreprenariat afin d’inciter la création d’entreprises, moteur indispensable au développement économique du pays. Nous voulons favoriser l’émergence et la visibilité de la communauté burkinabè du Canada, et partant, faire rayonner notre pays, le Burkina Faso.
S. : Combien sont les Burkinabè vivant au Canada ?
L. K. Je ne suis pas en mesure de vous donner un chiffre exact. Mais nous sommes nombreux. Nous sommes en train de construire la base de données. Je peux néanmoins vous dire que nous sommes presque dans tous les secteurs d’activité. Il y a des Burkinabè enseignant dans les universités, travaillant au niveau des services du gouvernement québécois et fédéral et dans le secteur privé.
S. : Quels sont les problèmes majeurs que rencontrent nos compatriotes au Canada ?
L. K. : Les Burkinabè au Canada rencontrent les mêmes problèmes qu’on rencontre partout dans le monde. Par exemple, des difficultés à trouver un emploi dans leurs domaines de formation. Vous savez qu’au Canada, il y a des Ordres professionnels qui sont ouverts à tous, mais il faut être prêt à repartir aux études pour répondre à certaines exigences si vous n’avez pas étudié au Canada.
S. : Nombreux sont les jeunes du Burkina qui rêvent de s’expatrier en Europe ou en Amérique, quel conseil ?
L.K. : Il n’y a pas d’eldorado, il y a des sans domicile fixe (SDF), des mendiants dans les pays développés. Il faut être prêt à s’adapter, à se battre, pour faire sa place au soleil. Il faut être assez fort mentalement, car il s’agit souvent d’un recommencement.
S. : Le Burkina est l’un des pays où la diaspora ne participe pas encore à l’élection du président, votre opinion ?
L. K. : Nous sommes des citoyens à part entière même si nous sommes à l’étranger. Pouvoir voter, c’est accomplir un devoir un citoyen. Je pense que le vote des Burkinabè de l’étranger va témoigner de notre implication au développement de notre pays. Ce sont des voix qui doivent peser sur l’électorat et faire la différence. Cela nous oblige à suivre de près les programmes des différents candidats et de ne pas se laisser berner.
S. : Votre point de vue sur la mise en place du Sénat contestée par l’opposition et une partie de la société civile ?
L. K. : Vous savez, nous pouvons avoir plusieurs points de vue. Mais force est de constater que la diversité dans l’unité est source d’enrichissement. S’il n’y a pas d’entente, il faut un médiateur et je pense que le Burkina Faso a l’expertise en la matière. Je ne suis qu’un humble serviteur des Burkinabè du Canada. Mon rôle est de rassembler les Burkinabè et non pas les diviser. L’union faisant la force., j’invite chaque Burkinabè à privilégier le dialogue chaque fois que les points de vue sont divergents sur certaines questions nationales. Nos ancêtres nous ont légué un héritage immense (parenté à plaisanterie, le recours aux conseils des sages, etc.) qui permet d’éviter ou d’apaiser les tensions sociales. Je pense qu’il faut les utiliser chaque fois que besoin sera se fait sentir. Je souhaite qu’on cultive davantage l’esprit de partage et de solidarité dans tous les sens. Que Dieu bénisse notre chère patrie.
Entretien réalisé à Montréal au Canada
par Boureima SANGA