A peine inaugurée le 24 juillet 2018 en mémoire des victimes du crash d’Air Algérie, que des informations rapportent que la stèle a été dégradée. Pour en savoir davantage, nous avons rencontré le concepteur et réalisateur de l’œuvre qui n’est autre que Thierry Compaoré, expert architecte près la Cour d’appel de Ouagadougou et consultant international en architecture. Avec lui, nous avons cherché également à comprendre le sens de cette œuvre qui est estimée à 215 millions de F CFA.
« Le Pays » : Comment avez-vous été retenu parmi tant d'autres entrepreneurs pour la réalisation de cette stèle ?
Thierry Compaoré : J’ai été approché par l’Association des parents de victimes, compte tenu de mon expertise en matière de monuments. En effet, j’ai, à mon actif, réalisé depuis 1988 des monuments commémoratifs : « Wiss Koamba » à Koudougou à l’occasion de la foire de Koudougou-Réo 88. En 2001, j’ai été lauréat du concours d’architecture organisé par le gouvernement pour la réalisation du Monument aux Martyrs, érigé à Tampouy non loin de l’Hôpital Paul VI pour la commémoration de la journée du Pardon.
Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confronté ?
Les difficultés sont de plusieurs ordres. Dans un premier temps, on peut relever que pendant les études, la difficulté majeure résidait dans le nombre d’esquisses à réaliser pour la recherche de la meilleure idée qui rappellera cet évènement douloureux sans réveiller et entretenir des souvenirs empreints de confusion et de haine. Aussi, pendant la mise en forme de l’idée, la préparation des dossiers techniques pour les réalisations à trois (3) mois du 1er anniversaire, on lisait la pression à tous les niveaux. Le report a été comme un soulagement. Ensuite, vint le démarrage du chantier qui a connu, au début, la résistance de jeunes gens de la cité AN II; ce qui avait conduit à envisager la recherche d’un nouveau site pour abriter la stèle. Puis finalement, un compromis fut trouvé avec le ministère des Infrastructures qui se trouve être le maître d’ouvrage ; après plusieurs mois d’inactivité sur le chantier, ce qui n’a pas permis de livrer la stèle pour le 3e anniversaire en 2017. L’exécution des travaux se faisait hors délai du marché de l’entreprise et sans actualisation de prix. Ce qui n’a pas manqué d’accentuer les problèmes déjà réels sur le terrain.
Quel sens donnez-vous à cette œuvre ?
Concevoir une stèle commémorant les victimes du crash aérien, rappelant à la fois l’évènement très douloureux et devant invoquer et inciter au renoncement et au pardon (de la part des familles qui en ont été touchées directement) semble, au seuil d’une première réflexion, relever d’un paradoxe insurmontable en matière de conception architecturale. Cependant, au fur et à mesure de l’approfondissement de la réflexion, il nous est apparu que ce genre de sujet assez sensible doit être traité par des “idées forces” traduites ici par des images apaisantes et véhiculant un message rassurant et généralement admis comme tel. Il s’agit donc de réaliser une œuvre à la fois funèbre et réconfortante, débarrassée de symboles de mort comme dans un cimetière. Nous avons donc assemblé deux “images forces” à même de consoler nos cœurs meurtris et nos esprits troublés par la catastrophe : “le Livre de vie” et “la Colombe”, symbole de paix et d’innocence. C’est donc autour d’une telle combinaison purement spirituelle qui se prête à la circonstance de deuil, que nous avons bâti notre œuvre monumentale. Il fallait à tout prix éviter de notre part des images ou représentations à même d’entretenir des souvenirs empreints de confusion et remplis de haine. Nous avons alors préféré cette composition harmonieuse à effet bienfaisant à la limite “simpliste” mais véhiculant une grande notion de spiritualité et de sagesse. Le sens que nous donnons à cette stèle se présente sous diverses composantes. Cette œuvre monumentale chargée de symboles se compose d’éléments eux-mêmes symboliques sur le multiple plan sociologique, religieux et spirituel. On retrouvera, dans un premier temps, le livre ouvert qui porte les noms des victimes de la catastrophe, gravés en lettres d’or pour marquer le souvenir permanent que les parents, les proches et amis veulent leur témoigner. Ces personnes ne sont plus physiquement à côté de nous mais leur souvenir demeurera gravé à jamais dans les mémoires des générations actuelles et celles à venir. Ce livre ouvert symbolise le « Livre de vie » qui rappelle cette promesse de vie éternelle après la mort dans la religion chrétienne. Ensuite, la Colombe qui représente pour chacun de nous un sentiment de paix et de purification symbolisant, depuis l’antiquité, le “Messager de la Paix”. Elle symbolise la paix, la pureté et la sainteté. Dans la circonstance actuelle, elle évoque une spiritualité parfaite en relation avec l’au-delà. Dans cette composition, la Colombe tient le Livre qu’elle présente, ouvert pour montrer les noms inscrits à l’image du « Livre de vie » dont il est question au jugement dernier. Puis, les quatre cubes qui sont disposés aux 4 « points cardinaux » indiquent le monde divin et symbolisent la perfection qui s’y rattache. Le mur de fond en arrière-plan de la stèle symbolise et nous rappelle cet «Ecran mystérieux » qui sépare le monde invisible du monde visible. Sur ce mur, sera placée l’inscription suivante : « En mémoire des victimes du crash aérien du vol AH 5017 du 24 juillet 2014 » pour interpeller les uns et les autres et leur rappeler que ce lieu est désormais sacré et consacré. Et sur les mats flottent les drapeaux des pays touchés par cet événement tragique représentant ainsi la nationalité des victimes de cette catastrophe. Cette œuvre se veut donc la traduction de notre plus profonde compassion envers les familles éplorées par cette tragédie qui a touché plus d’un, d’ici et d’ailleurs ; et cela constitue l’hommage vibrant que nous voulons bien rendre à ces personnes disparues. Comme toute œuvre artistique, nous souhaitons que chacun trouve en cette stèle, matière à soulager ses douleurs et ses angoisses par le recueillement et la méditation. Et que la terre africaine libre du Burkina soit légère pour toutes les victimes de cette tragédie.
A peine inaugurée, la toiture de la stèle est partie et cela fait grand bruit. Comment réagissez-vous ?
En effet, j’ai reçu la désagréable information selon laquelle, un reportage télé (assez fantaisiste je dois l’avouer) aurait fait état de la dégradation de la stèle et même de sa chute. Il n’en est rien du tout. Il s’est agi en réalité d’un abri en bâche, réalisé par des ouvriers étrangers au chantier avec l’autorisation du maître d’ouvrage (en dehors du marché de l’entreprise adjudicataire) à l’occasion de l’inauguration de la stèle ; c’est ainsi qu’une tornade nocturne a arraché l’installation, dégradant du même coup un carreau de son point de fixation sur la paroi en béton. Et cela suffit-il pour dire que la stèle est tombée ? Je vous informe que la stèle pèse en chacun de ses éléments 9 tonnes pour l’oiseau et 8 tonnes pour le livre soigneusement ancré. Tous les ouvrages de génie civil sont tous en béton vibré. A moins d’un tremblement de terre ou d’une dégradation intentionnelle ou surnaturelle. En tout cas, la stèle trône majestueusement dans son site à la cité AN 2, visible par tous les passants.
En tant qu'entrepreneur, comment expliquez-vous les retards dans l'exécution des travaux publics ?
Je vous remercie de la question qui me permet, en tant que maître d’œuvre et architecte, de tenter une explication à ce phénomène qui impacte négativement le processus de réalisation des projets de développement. En effet, dans un processus normal d’exécution d’un projet de construction, il y a des intervenants incontournables. Il s’agit, entre autres, du Maître de l’ouvrage, du Maître d’ouvrage délégué ; du Maître d’œuvre (architecte, ingénieur…) ; de l’Entrepreneur ; du Bureau de contrôle de qualité des matériaux et leur mise en œuvre. Le maître d’ouvrage est le propriétaire pour lequel le projet est destiné à son usage. Il définit le programme lui seul ou assisté d’un spécialiste en vue de donner les contours financiers et techniques de son projet. Il peut conduire son projet ou transférer sa gestion à un maître d’ouvrage délégué. Il dispose du financement suffisant de son projet. Le maître d’ouvrage délégué ou MOD, comme son nom l’indique, c’est la personne physique ou morale technique à qui le maître d’ouvrage délègue la gestion de son projet du début à la fin. Sa mission est de rechercher les compétences techniques par voie de sélection publique ou non en vue de la bonne conduite du projet : choix de l’architecte pour les études, de l’entreprise pour l’exécution des travaux et du bureau de contrôle pour le suivi-contrôle. Le maître d’œuvre est la personne physique ou morale technique et spécialiste du domaine concerné par le projet. Exemple : architecte pour bâtiment, ingénieur pour route et ouvrage d’art, barrage, etc. Il établit les plans et documents techniques à la compréhension et à la réalisation du projet selon les normes du domaine correspondant à l’usage défini par le maître de l’ouvrage via le MOD. L’entrepreneur est la personne morale dotée d’une organisation administrative financière possédant une logistique adaptée et sous encadrement technique par des ouvriers qualifiés lui permettant de conduire convenablement et dans les délais, un chantier dont il aura préalablement étudié les plans. Le bureau de contrôle de qualité des matériaux et de mise en œuvre est la structure technique spécialisée dans le domaine de sa compétence, doit veiller pendant la réalisation d’un chantier au respect des normes spécifiques du domaine par les ouvriers chargés de l’exécution. Pour ainsi conclure, je dirai que seules l’irresponsabilité, l’incompétence ou l’indifférence de chaque acteur ci-dessus défini, peuvent être la cause des retards et malfaçons dans l’exécution des chantiers des marchés publics.
Propos recueillis par Antoine BATTIONO
Thierry COMPAORE,
architecte expert architecte près la Cour d’appel de Ouagadougou