Le fondateur du groupe de presse, Les Editions Le Pays, Boureima Jérémie Sigué, vient de publier son troisième ouvrage intitulé La faillite morale du chef d’Etat africain. Dans ce livre de 267 pages, l’auteur porte un regard sans concession sur le délitement moral dans la gouvernance en Afrique. S’inspirant de sa longue expérience journalistique, il décrypte, avec une plume acerbe, les maux qui ont jusque-là maintenu l’Afrique dans ce stade de balbutiement sur le chemin de développement. Toutefois, au-delà du retard accusé par le continent noir, il reste optimiste quant à un avenir prometteur. «Un jour viendra où l’espace négro-africain se libérera de tous ses fers comme l’aube libère la nuit de ses obscurités», affirme-t-il dans les premières pages du livre. Dans cette interview, il revient sur quelques réflexions menées dans l’ouvrage.
Sidwaya (S.) : Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture d’un tel ouvrage sur La faillite morale du chef d’Etat africain ?
Boureima Jérémie Sigué (B. J. S.) : Je suis un observateur plus ou moins avisé de la scène politique africaine. En plus, je suis journaliste, je fais de temps en temps des analyses, cela depuis plus de 40 ans, aussi bien au niveau national qu’international. Je me suis comporté en analyste et en observateur de la scène politique africaine. Je vous signale aussi que j’ai par, deux fois, côtoyé les grands de ce pays au plus haut sommet pour avoir servi à la présidence. J’ai également côtoyé des sommités du monde politique au cours des grands reportages que j’ai eu à effectuer en Afrique comme dans le monde. Tout cela m’a donné un certain regard sur la politique telle qu’elle est menée en Afrique par des Africains. De ce point de vue, je me suis senti relativement outillé pour produire un livre.
S. : Dans le prologue, vous affirmez ceci : « L’heure vient où il faut inventer et créer de nouveaux paradigmes qui soient les détonateurs imparables de toutes les énergies assoupies ». Quels sont ces paradigmes ?
B. J. S. : Ces paradigmes se situent à tous les niveaux, à savoir politique, économique, social et culturel. Ils se situent également au niveau monétaire, de la gouvernance économique et politique, et de la jeunesse qui apparaît comme la frange la plus laissée en marge. Et il faut que tout cela change avec des politiques plus hardies de la part de nos gouvernants. Sur le plan politique, par exemple, il faut que les chefs d’Etat posent des actions qui soient en rapport avec les intérêts de leurs peuples et non pas des actions qui défendent les intérêts d’autres peuples ou d’autres gouvernants. Au plan social, il faut également qu’on pense plus aux plus pauvres qui sont les plus nombreux, les plus travailleurs qui nourrissent les populations des villes et des campagnes qui sont plus ou moins oubliées, qui n’ont même pas parfois de routes pour venir écouler leurs produits. Concernant la jeunesse qui est livrée à elle-même, il appartient aux dirigeants de prendre en compte ses aspirations. Nos universités sont devenues des fabriques de chômeurs parce que les jeunes reçoivent des formations qui ne sont pas en adéquation avec le marché de l’emploi.
Ce sont autant de nouveaux paradigmes qui méritent d’être inventées pour envisager l’avenir avec sérénité. Sur le plan monétaire, il y a aussi quelque chose à faire. Cela fait bientôt 60 ans que nous sommes dans le franc CFA et nous n’arrivons pas à décoller véritablement. A moins de 50 kilomètres de nos capitales, c’est la misère, le manque d’eau et d’électricité.
Quand vous sortez de nos capitales qui dressent des buildings, c’est la misère grasse tout aux alentours. Il est vrai que les bidonvilles existent un peu partout, mais c’est relatif. Nous pataugeons depuis pratiquement 60 ans dans les mêmes systèmes de gouvernance et quand il y a un chef d’Etat qui ose dire non, on sait ce qu’il adviendra de lui. Il faut que tout cela change !
S. : Vous expliquez quelque part que « ce qui manque au dirigeant africain, c’est la mémoire, la mémoire de ce qu’il était, la mémoire de son serment, la mémoire de ses engagements ». Est-ce à dire qu’il ne croit pas en l’Afrique, à son peuple ?
B. J. S. : Par son comportement, on a l’impression de répondre par l’affirmative. Peut-être qu’il croit en son peuple, mais on se pose la question de savoir s’il aime vraiment son peuple. Parce quand on aime son peuple, on se sacrifie pour lui comme certains l’ont fait. On défend ses intérêts vaille que vaille, parfois au prix de sa vie. On ne se soucie pas de l’intérêt de l’extérieur, on privilégie les intérêts de son pays. Je le dis d’autant volontiers que nos chefs d’Etat, en dépit de leur serment, s’essuient royalement les pieds sur leurs Constitutions. Ils oublient leurs serments. Ils n’ont pas de mémoire parce qu’ils oublient d’où ils viennent. Il y en a qui sont arrivés au pouvoir comme des gueux et qui cherchent à repartir en limousine ou qui ne veulent même pas repartir du tout. Il faut parfois prendre le bâton pour qu’ils partent. Là, également, ils ne font pas preuve du souvenir de leurs origines et finissent par croire qu’ils sont des gens indispensables à leurs peuples.
S. : Il y a une désapprobation du mode de désignation électorale en Afrique qui, selon vous, « occulte le mérite personnel du militant, ostracise, discrimine, menace la cohésion de base, crée des frustrations aux lendemains souvent mortifères ». Que faut-il comme mode de scrutin adapté à notre contexte africain ?
B. J. S. : Pour notre contexte africain, il faut un scrutin uninominal. Je ne dis pas que c’est le plus parfait des scrutins, mais c’est le moins mauvais. Au moins, pour ce type de scrutin, on sait pour qui on vote. Or, pour le scrutin à liste, on ne sait pas pour qui on vote. Ce qui permet à des gueux encore une fois, de parvenir au pouvoir, soit à l’Assemblée nationale, soit dans les mairies. Ce qui n’est pas normal. Il faut que les politiciens aient le courage de permettre à ceux qui vont les voter, de savoir qui est véritablement qui. Ce scrutin à liste amène souvent des frustrations parce qu’il faut bien jouer des coudes pour être bien positionné sur la liste. Si par exemple dans une localité, on a besoin de 100 mille personnes pour être député, il faut batailler dur pour ne pas aller dans les profondeurs de la liste.
S. : Vous fustigez également le manque de gouvernance morale, une notion méconnue en Afrique qui est pourtant la condition de réussite des autres types de gouvernance. Cette situation n’est-elle pas liée au fait que la scène politique soit accessible à n’importe qui ?
B. J. S. : Là n’est pas le problème. Je pense que c’est plutôt un problème de base, d’éducation, de morale et d’éthique. Tout vient de là. Quelqu’un qui est sans morale, vous le mettez au pouvoir, cela va se ressentir dans sa gouvernance. C’est clair et net. C’est pourquoi certains pays avaient initié des enquêtes de moralité avant de nommer telle ou telle personne. Mais depuis belle lurette, il n’est plus question au Burkina Faso de faire des enquêtes de moralité avant de nommer qui que ce soit. Il s’agit tout simplement de savoir jouer et de se retrouver en train d’étrenner un pouvoir auquel on ne s’attendait même pas. A ce moment, cela devient dangereux parce que là où il n’y a ni morale ni éthique, il ne peut y avoir de gouvernance sérieuse et saine.
S. : Au fond, votre livre pose un véritable problème de délitement moral à tous les niveaux. Qu’est-ce qui peut expliquer cette situation dans laquelle se trouve l’Afrique ?
B. J. S. : Tout simplement, parce que les gouvernants font très peu cas de la morale. Même l’éducation dans les écoles a pris un coup. Les professeurs n’arrivent plus à maîtriser leurs élèves. Les élèves et étudiants font très peu cas du respect dû à leurs enseignants. Où allons-nous dans ce cas-là ? Dans quel monde sommes-nous ? Je ne parle pas seulement du Burkina Faso dans ce livre. Il parle de l’Afrique ; un peu partout la gouvernance se délite parce qu’elle est sans morale. Parce que ceux qui sont au sommet n’en font même pas une priorité. Même dans les discours, il n’y a pas cet appel à la rigueur morale, à l’éthique. On fait comme on peut et en ce moment, et cela débouche sur des désastres moraux qui impactent forcément la gouvernance au niveau du sommet et de la base également.
S. : L’autre mal de l’Afrique abordé dans le livre, c’est aussi, sa rupture avec son passé. Est-ce à dire que le continent navigue à vue, au gré des influences extérieures ?
B. J. S. : Oui ! Prenez le cas des Japonais, ils sont très développés. Le Japon est même la 3e ou la 4e puissance économique mondiale. Mais le Japonais reste attaché à sa culture. Vous verrez rarement au Japon, des gens assis à table en train de manger. C’est pareil aussi en Chine. Ils ont leurs cultures et leurs spécificités culturelles et ils y tiennent. Nous aussi, nous avons nos spécificités, mais nous n’y tenons pas, nous n’en faisons pas des valeurs. Nous sommes plutôt enclins à singer l’Occident. Au moins, pour le cas du Burkina Faso, il y a le Dan fani que nous aimons bien. Quand un Burkinabè va à l’extérieur, on peut l’identifier à travers son Dan fani. C’est déjà un pas, mais on ne peut en dire autant pour d’autres pays. En Afrique de l’Ouest, nous sommes encore plus proches de la recherche d’une certaine originalité en tant qu’Africains. Par contre, en Afrique centrale, les imaginaires ne sont pas tout à fait décolonisés que ce soit au Gabon, au Cameroun ou dans les deux Congo. En Afrique de l’Ouest, les imaginaires sont relativement décolonisés d’autant plus que nous sommes prompts à affirmer notre identité africaine… Il est temps que nous nous acheminions vers une vraie décolonisation de nos imaginaires. Mais cela incombe en premier à nos gouvernants.
S. Prenant l’exemple de Léopold Sedar Senghor, premier président du Sénégal, vous dites en filigrane que ce qui a manqué à bon nombre d’Etats africains, c’est l’homme de grande qualité pour éduquer le peuple. Est-ce à dire que vous remettez en cause les compétences de ceux
qui nous ont gouvernés jusque-là ?
B. J. S. : On ne peut pas identifier certains qui nous ont gouvernés à des types comme Senghor, encore moins à Julius Nyerere, Joaquim Chissano ou à Nelson Mandela qui ont compris que tout homme, à partir d’un certain moment, a ses limites et qu’il faut céder sa place à la génération qui arrive. Combien d’hommes africains au sommet de l’Etat font cela ? Nous avons généralement des chefs d’Etat, nous n’avons pas des hommes d’Etat. Et c’est cela aussi un autre aspect du drame de l’Afrique.
S. : Dans votre ouvrage, vous qualifiez l’armée africaine d’abbaye de Telem dont le chef d’Etat africain utilise trois stratégies (tribu, occupation territoriale et principe césarien du règne) pour la maîtriser. Que voulez-vous dire ?
B. J. S. : (Rires ). Vous êtes journaliste, vous comprenez ce que je veux dire. J’ai voulu dire qu’on ne confie pas la chaîne de commandement à n’importe qui. S’il y a quelqu’un dans la tribu qui peut faire l’affaire, il est prioritaire. Même les recrutements se font en fonction de certains besoins de stratégie de conservation du pouvoir. Vous avez parfois des armées qui sont carrément tribales, tout cela dans la logique de la sauvegarde et de la confiscation du pouvoir.
S. : Vous abordez la question du F CFA et la nécessité de s’affranchir de cette monnaie. Mais est-ce que vous approuvez le radicalisme avec lequel certains évoquent le sujet ?
B. J. S. : Je n’approuve pas cela. Je pense qu’il faut d’abord adopter le principe, ouvrir des concertations verticales et horizontales, et aller progressivement vers une certaine entente qui débouche sur l’appropriation de notre monnaie CFA qui s’appellera désormais autre chose. Mais, il ne faut pas que notre monnaie soit fabriquée à Clermont-Ferrand, dans la banlieue bordelaise. Ce n’est pas normal, ce n’est pas juste que, 60 ans après les indépendances, notre monnaie continue d’être fabriquée à Clermont-Ferrand ! Prenons le cas de l’Afrique de l’Ouest, nous avons de nombreuses compétences et nos Etats, réunis, peuvent avoir une balance commerciale excédentaire qui nous permet de fabriquer notre monnaie.
Le problème, c’est la peur de nous affranchir de cette monnaie, parce que certains chefs d’Etat redoutent les conséquences. Donc, il faut qu’on soit audacieux. Il y a des pays qui, dès le lendemain de la proclamation de leur indépendance, ont commencé à battre leur propre monnaie. C’est le cas de la Guinée et de l’Algérie en Afrique du Nord.
Certes, ils ont eu des difficultés au départ, mais finalement, tout a fini par s’arranger et cela leur confère une certaine dignité et confiance. Cela leur permet également de s’assumer en tant que pays souverains. Vous ne pouvez pas dire que vous êtes souverains alors que l’âme de votre monnaie est abritée en France. Dans l’histoire des nations, je n’ai jamais vu un pays qui se soit développé avec la monnaie d’un autre pays.
S. : Vous parlez « d’un soleil du retour à la dignité et au développement ». Cela est-il possible avec une jeunesse qui succombe facilement aux gains faciles ?
B. J. S. : Justement, nous revenons à la morale. Si la jeunesse succombe aux gains faciles, ce n’est pas sa faute. Encore une fois, c’est la faute à la gouvernance et à nos gouvernants qui auraient pu mener une politique qui fasse en sorte que ces jeunes-là n’aient pas la culture de la courte échelle, mais qui soient attachés au travail bien fait et qui aient la culture de la patience.
Il y a quelques décennies, un fonctionnaire voltaïque (burkinabè) pouvait pleurer pour un travail qu’il a mal fait, alors qu’on lui a donné les moyens. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le problème des jeunes, ce qui les intéresse, c’est l’argent et non le travail bien fait. On revient encore à ce problème moral, ce n’est pas la faute aux jeunes. Les jeunes sont comme des singes qui imitent. Ils regardent ce que nous faisons et ils sont le reflet de ce que nous sommes.
Il ne faut pas les condamner. Mais je me dis que si on fait une bonne prise de conscience, on peut à tout moment revenir à de meilleures vertus pour déboucher sur une gouvernance vertueuse à long terme. A condition de prendre l’engagement d’aller vers cette gouvernance-là.
S. : A qui s’adresse votre ouvrage ?
B. J. S. : Le livre s’adresse à tout le monde, aux gouvernants, aux élites, aux intellectuels, à tous les cadres, à la jeunesse, à l’Eglise, aux syndicats.
Propos recueillis par
Karim BADOLO