«Coup de tonnerre», «moment historique», «décision courageuse», «exemple pour le continent»… on ne se lasse pas de saluer l’annulation, le 1er septembre dernier par la Cour suprême kényane, de l’élection présidentielle du 8 août 2017. De mémoire d’Africain, jamais les résultats d’un scrutin présidentiel n’ont été ainsi retoqués par l’instance suprême de leur validation.
Alors qu’il avait déjà été félicité par nombre de ses pairs et qu’il attendait sereinement son investiture pour rempiler, Uhuru Kenyatta, président sortant du Kenya, vient d’être renvoyé à la pêche aux voix par la Cour suprême de son pays. L’auguste Cour a en effet invalidé la réélection de l’actuel chef de l’Etat, au pouvoir depuis le 9 avril 2013 et qui brigue un second mandat à la tête du pays. Le fils du père de la nation, Jomo Kenyatta — premier président du pays de 1964 à 1978 — avait pourtant été déclaré vainqueur du scrutin du 8 août dernier par la commission électorale indépendante (IEBC) avec 54,27% des voix!
En indiquant, vendredi dernier, que la victoire du président sortant est «invalide, nulle et non avenue», le président de la Cour suprême, David Maraga, remet la balle du jeu électoral kényan au centre et contraint le pouvoir à organiser un nouveau scrutin sous soixante jours. Une décision légitimement saluée d’un bout à l’autre du continent où, on le sait bien, les recours, de l’opposition notamment, n’avaient encore jamais prospéré lorsque tonnent, en la matière, les trompettes de la contestation. En l’occurrence, c’est Raila Odinga, 72 ans, opposant de toujours qui faisait sa quatrième et dernière tentative pour s’asseoir sur le fauteuil présidentiel, qui jubile, s’exclamant qu’«un nouveau Kenya est né»!
Il peut en effet se réjouir aujourd’hui d’avoir su éviter le piège de la rue, où les contestations postélectorales avaient débouché, il y a dix ans, sur un bain de sang. Personne n’a ainsi oublié les violences de 2007-2008 qui ont fait «plus de 1 100 personnes tuées et 600 000 déplacées» après la réélection, fin décembre 2007, de Mwai Kibaki. Une réélection alors contestée — déjà! — par Raila Odinga, qui redoutait sans doute aussi un remake de ce scénario d’horreur alors que les affrontements qui ont à nouveau éclaté, cette année, entre manifestants et policiers avaient déjà fait onze morts. Sa décision, le 18 août, de s’en remettre à la Cour suprême sonnait donc comme un aveu d’échec, ou plutôt comme un renoncement à la fois au combat pour le fauteuil présidentiel et aux violences.
De fait, la décision de la Cour suprême devait permettre à Raila Odinga, crédité de 44,74% des suffrages par la commission électorale, de sortir de ce bourbier électoral par le haut. Ses partisans, très remontés contre le pouvoir et contre la commission électorale, n’avaient pas hésité à montrer leur farouche détermination à aller jusqu’au bout. Finalement, loin de le renvoyer dans les cordes, le verdict de la Cour habilite et crédibilise le discours de cet opposant, qui n’a eu de cesse de dénoncer des «irrégularités» ayant émaillé le scrutin.
Et si l’on ne connaît toujours pas — en attendant le jugement complet et détaillé qu’elle doit rendre sur cette affaire d’ici à vingt-un jours — «les raisons exactes qui ont poussé la Cour suprême à invalider le scrutin du 8 août», cette dernière a clairement pointé «la responsabilité de la commission électorale, qui n’aurait pas réussi à conduire le scrutin en accord avec la Constitution». On comprend donc que ce retournement de situation, complètement inattendu, fasse exploser l’applaudimètre démocratique sur le continent, où l’on n’hésite pas à ériger «l’exemple kényan» en norme jurisprudentielle qui devrait désormais compter en matière électorale.
Tout n’est cependant pas réglé, ni pour Raila Odinga, qui devrait chercher à transformer le nouvel essai qui s’offre à lui, ni pour Uhuru Kenyatta qui aura à présent, lui, à cœur de convaincre que sa réélection du 8 août dernier n’est guère volée. Mais surtout, il s’ouvre maintenant une période plutôt délicate pour le pays, entre la sauvegarde de son modèle démocratique enjolivé, d’une part, et la préservation d’un climat sociopolitique paisible, constamment mis à mal ces dernières années, d’autre part. En prouvant qu’elle n’est pas là pour donner un blanc-seing électoral au pouvoir, la Cour suprême du Kenya montre aussi qu’il est possible, normal et naturel, lorsqu’en définitive les conditions de son organisation laissent à désirer, d’annuler purement et simplement le scrutin et de renvoyer les candidats à l’élection présidentielle à la sanction du juge souverain qu’est le peuple.
Au moment où une foultitude de questions nourrissent encore maintes inquiétudes sur la nouvelle période électorale qui s’ouvre pour le pays, avec des risques de dérapages incontrôlés possibles, il reste à souhaiter au Kenya de vaincre ses démons intérieurs pour sublimer cette… «KenyanAttitude». Le pays saura-t-il alors saisir cette formidable chance pour réécrire son histoire électorale et offrir à l’Afrique, le 31 octobre, si tout va bien, un scrutin qui fera positivement date dans l’histoire du continent et du monde?