C’est une tradition dans notre journal. Souvent, on demande à un reporter de retour d’une mission de se prêter à une interview pour témoigner de ce qu’il a vécu pendant son séjour et des leçons qu’il en a tiré. Notre collègue Issa K. Barry, qui a effectué une immersion à Djibo du 3 au 6 avril 2017, au sein des troupes de l’opération militaire dénommée Panga, a bien voulu se prêter à cet exercice.
Vous revenez de l’opération Panga, dans le nord du Burkina. Sur le plan humain, comment avez-vous accueilli le choix porté sur votre personne, sur ce terrain miné ?
Avant même que mon journal ne soit contacté pour faire partie des trois organes de presse invités à participer à une immersion au sein de la troupe dans la zone de Djibo, l’idée d’un reportage terrain sur la lutte antiterroriste au Sahel trottait déjà dans la tête de mes supérieurs. Et visiblement, le reporter tout désigné était ma modeste personne, ne serait-ce que pour casser la barrière linguistique dans une zone où la langue la plus parlée est le fulfuldé. Et puis, plus rien. Un soir en rentrant, aux environs de 20 heures, alors que je m’étais arrêté en cours de chemin pour me procurer de la viande grillée du côté de Nioko II, mon téléphone vibre. C’est notre directeur des Rédactions qui m’appelle. Taquin comme à ses habitudes, il me demande tout de go si je suis toujours au Qilombo, un maquis où mes amis et moi avons nos habitudes. Je lui réponds que je suis sagement sur le chemin de ma maison. Il poursuit en ces termes : « Comme tu le sais, nous avions un projet de reportage dans le Nord.
Et si une occasion dans ce sens vient à vous, il faut donc la saisir. L’état-major compte organiser les jours prochains un voyage de presse dans la zone. Ils ne m’ont pas communiqué le jour de départ, mais je te conseille déjà de tenir ton baluchon prêt au cas où l’on t’appellerait. Tu prends un jean et des chaussures adaptées au cas où il vous arriverait de courir. Pour des raisons évidentes de sécurité, ils ont demandé de garder le projet secret jusqu’au jour de votre arrivée à Djibo». Nous étions le vendredi 24 mars 2017. Et puis silence radio, jusqu’au jeudi 30 avril, quand je reçois un appel d’un lieutenant de l’état-major qui m’informe qu’un briefing sur la mission de Djibo aura lieu le lendemain à 12 heures. Réunion au cours de laquelle nous avons été informés que le départ serait pour le lundi 3 avril 2017. Maintenant que les choses se précisaient, j’étais tout de même obligé d’informer ma petite famille.
Justement, comment l’information a été accueillie par vos proches ?
«Papa, tu ne peux pas dire que tu ne pars pas non ? », a été la suggestion de ma fille. « Pourquoi c’est toi qu’on envoie chaque fois à des missions de ce genre ?», s’est interrogée mon épouse. Je leur ai expliqué que ça fait partie du métier et que je n’ai par le droit de rechigner. En me défaussant d’ailleurs, je vais ressembler à quoi ? leur ai-je demandé. Sur le choix de ma personne, je leur ai fait comprendre que c’est peut-être parce que j’ai une petite expérience dans les sorties avec les militaires, pour avoir été de reportage lors de la première manœuvre militaire Flintlock (en 2009), effectué une tournée au Nord-Mali, précisément à Tombouctou (en 2014), et avoir fait partie d’un voyage de presse pour visiter les soldats de l’opération Gabi à Nassoumbou (en 2016).
Avez-vous reçu des consignes particulières lors de cette réunion avec l’état-major ?
Nous avons reçu comme consignes de ne pas publier nos reportages avant notre retour de Djibo. D’abord pour notre propre sécurité et, sur le terrain des opérations, pour ne pas mettre la puce à l’oreille de l’ennemi. Nous avons été informés que, sur le terrain, nous serions dotés de casques et de gilets pare-balles. L’occasion a été propice pour le colonel qui présidait la rencontre de relater les difficultés que l’armée rencontre face aux informations pas souvent vérifiées et relayées à chaud par les médias. « En divulguant certaines informations, vous mettez en danger vos propres frères qui sont au front. Nous devons tous chercher le bonheur de ce pays. Ce n’est pas parce qu’on est militaire qu’on est plus patriote que les autres. Ce n’est pas une manière de caporaliser la presse, mais sachez que dans une guerre asymétrique comme la lutte contre le terrorisme, la réponse n’est pas seulement militaire. Chacun doit jouer sa partition », a-t-il professé.
Et qu’en est-il de la cohabitation avec la troupe ?
La première nuit, à notre arrivée, nous avons été logés dans un hôtel. Plutôt confortable. Le lendemain, le capitaine nous annonce qu’il a été décidé que nous dormirons désormais au camp. Du reste, l’on s’y attendait. Une chambre en forme de couloir nous a été prêtée, dans laquelle on a disposé des lits-picots. Pour la toilette, nous devrions, à l’aide de seaux, aller puiser l’eau à une citerne située à une centaine de mètres de là et revenir nous doucher dans les toilettes dédiées au soldat. Il est même arrivé que nous nous douchions derrière cette citerne, l’obscurité aidant. Avec la hiérarchie, c’était plutôt bien. Nous avions eu la latitude de prendre les images qui nous intéressaient et assistions aux séances de briefing, de débriefing et étions libres de les suivre partout. Nous nous servions dans les mêmes plats qu’eux, avions accès à l’eau fraîche de leur frigidaire, même si, pour équilibrer l’information… pardon le menu, il nous arrivait de jouer les invités-surprises dans le garba des soldats. Vous savez, avec l’armée, on danse au « je t’aime, moi non plus ». Entre la Grande Muette et la presse, réputée très bavarde, le courant ne passe pas toujours bien, mais on finit par trouver une connexion qui arrange les deux parties. Comme chacun a besoin de l’autre…
Quelles étaient vos conditions de vie là-bas, notamment avec vos autres confrères ?
J’ai vécu en toute fraternité avec deux confrères de la télévision nationale (un reporter et un cameraman) et un de radio Omega, qui se plaisaient à m’appeler « Officier ». Officier supérieur de la presse, cela s’entend. Le journaliste de la télévision nationale, nous le surnommions le Sniper, depuis qu’il nous a rappelé que c’est ce métier de tireur d’élite qu’il rêvait d’embrasser quand il était enfant. Quant à notre confrère de Omega, il se voyait plutôt pilote de chasse. Ce qui me fait croire que les journalistes dans les foyers de tension ont, pour la plupart, raté leur vocation.
Etant dans une zone où le danger n’est pas absent, il y a eu tout de même des moments où vous avez eu des appréhensions ?
Bien sûr ! On a beau être journaliste, on n’est pas désincarné, même si dans la vie, le danger est partout. Seulement, il n’est pas visible. J’ai un ami qui aime dire que l’endroit le plus dangereux de la terre reste le lit, parce que plus de 90% des humains y meurent. Dans l’après-midi du 5 avril, nous étions à Nassoumbou quand nous avons appris qu’un véhicule de la force française Barkhane, qui était avec nous à Okoulourou, a sauté sur une mine et que des assaillants cachés dans la forêt alentour leur ont tiré dessus, faisant un mort, le caporal-chef Julien Barbé, un soldat que nous avions côtoyé il y a quelques heures de cela. Vous imaginez bien que, la nuit tombante, l’on ne peut pas rester zen sur le chemin du retour. Dans le véhicule qui nous ramenait nous avions en tête que chaque mètre parcouru par les roues de la voiture était une victoire sur les mines.
Quelles sont les leçons que vous avez tirées de cette sortie ?
J’ai compris qu’il faut vivre quelque chose de l’intérieur pour comprendre, afin d’être moins exalté, moins catégorique et moins péremptoire dans ses points de vue. Finalement, tout est nuancé dans la vie. Nous gravitons toujours entre le bon et le mauvais, mais jamais sur les deux extrêmes. Et je me rappellerai toujours cette leçon de journalisme d’un soldat à qui j’ai demandé si le moral était au top : «Comme vous, vous causez seulement avec les chefs, vous ne pouvez pas savoir si ça va ou si ça ne va pas».
Entretien réalisé par Alima Séogo Koanda