Appelés ou volontaires, incorporés dans les bataillons des tirailleurs sénégalais, les combattants voltaïques (aujourd’hui burkinabè) ont quitté leur pays pour prêter main-forte à la France, d’abord lors des deux guerres mondiales, ensuite, en Indochine ou en Algérie. De retour au pays, certains sont passés de vie à trépas. Aujourd’hui encore, les souvenirs de leurs veuves sont douloureux. Oubliées, la plupart d’entre elles attendent de la France une reconnaissance qui ne vient toujours pas. L’attente est longue. Avec tristesse, elles racontent leurs désespoirs, dans le combat qu’elles mènent pour jouir de la pension de réversion de leurs défunts époux…
Dimanche 11 décembre 2016, c’est la célébration du 56e anniversaire de l’accession du Burkina Faso à l’indépendance. Une journée sans connotation particulière, à la limite «anonyme» pour les populations de Tougan (214 Km de Ouagadougou) qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. C’est dans cette ambiance routinière que nous oublions les deux heures de calvaire subies sur les 80 Km de voie accidentée et poussiéreuse qui rallient Dédougou à Tougan, une des localités autrefois viviers de tirailleurs sénégalais. Il est 13h34mn, en ce jourd’«independance day», dans le fief du père- fondateur de l’armée burkinabè, feu le général Aboubacar Sangoulé Lamizana, chef de l’Etat de 1966 à 1980. Notre véhicule, revêtu de poussière, marque un arrêt devant une assemblée de vieilles dames. Les visages graves, le regard inquiet, elles ne supportent plus le poids de leur âge. A pas comptés, en fauteuil roulant ou à l’aide d’une canne, elles nous rejoignent dans ce qui parait être un arbre à palabre spécial, où nous sommes l’invité d’honneur. Bancs, chaises sont déjà soigneusement disposés pour y recevoir leur hôte. Des malvoyantes, aidées par leurs fils ou petits-fils,des vieilles décaties, voûtées, la peau blanchie, parfois les pieds nus, prennent également place. Près d’une cinquantaine, orignaires de Tougan et de plusieurs villages environnants, elles sont toutes des veuves de tirailleurs sénégalais, réunies spécialement à la Maison des anciens combattants.« Elles vous attendent depuis des heures », lance un des membres de l’association des fils d’anciens combattants originaires du Sourou de la province dont Tougan est le chef-lieu, Fidèle Drabo. Après les civilités, nous prenons place sur un table-banc d’écolier pour les entretiens. Soudain, le vrombissement d’un moteur fend le fragile silence des lieux. Un groupuscule d’hommes se précipite vers la porte du taxi qui se gare. Assise à l’arrière de l’automobile, la veuve de l’ex-tirailleur sénégalais, le caporal Okouya Drabo, est presqu’immobile. Agée de 86 ans, le visage terne et ridé, il lui est impossible d’effectuer le moindre mouvement. Affaiblie par la tension artérielle, Niankara Doro n’est plus, en effet, maîtresse de ses membres inférieurs. Sous le regard triste et impuissant de sa fille, elle est «extirpée» des tréfonds du tas de ferrailles. Invalide, veuve Doro ne veut rien rater de cette grande « messe » des ayants droit de ceux qui ont contribué à libérer l’ancienne puissance coloniale de l’ex-Haute-Volta (actuel Burkina Faso). Assise à même le sol, elle s’agrippe difficilement à son moyen de locomotion : un tabouret. Tous les regards sont désormais rivés sur elle. Seule actrice de ce spectacle désolant, la veuve Doro, à quatre pattes, tente difficilement de prendre place. Essoufflée, fragilisée par la vieillesse, elle est l’une des doyennes d’âge des veuves en vie des tirailleurs sénégalais, de cette partie du « pays des Hommes intègres ».
La France nous a oubliées…
Frappée par l’infirmité, son calvaire a commencé lorsque son époux a passé définitivement l’arme à gauche, le 21 juin 2010.Fini le maigre soutien que représentait la pension de son défunt époux. Elle ne touchera pas, en tous les cas pas de sitôt, les 88,42 euros soit 58 000 F CFA, rétribution trimestrielle du sacrifice de son mari pour la métropole. « Il était l’espoir de notre famille. Car, sa pension était la seule source de revenus pour ses orphelins et moi», soupire-t-elle. Commence alors son combat pour faire valoir ses droits. Mais, son espoir fait vite place à la désillusion. Cinq années sont passées, toujours le statu quo. Aucune bonne nouvelle ne pointe à l’horizon pour l’ayant droit de Okouya Drabo. Tourmentée, l’octogénaire fulmine :« Si je pouvais rentrer en possession de ma pension qui me revient de droit, cela soulagerait ma peine et m’aiderait pour une prise en charge médicale. Les efforts que j’ai fournis pour pouvoir constituer mon dossier se sont révélés vains. Je ne sais plus où il est bloqué, encore moins par qui. Donc, je ne sais plus si je serai un jour rétablie dans mes droits avant que la mort ne me surprenne». Cette situation n’est qu’une infime partie du calvaire des veuves des anciens combattants, reconnaissent en chœur les membres de l’assemblée. «La France nous a oubliées…»,lance Sié Boro, fille du lieutenant Issa Boro, l’un des premiers officiers de l’Afrique occidentale française (AOF). Elle brandit la carte de combattant de son époux, le caporal-chef Bembelin Kossé, qui a définitivement rangé son arme en 2000.Très âgée (86 ans), le bras tremblotant, elle éprouve visiblement toutes les peines du monde à tenir plus d’une minute en l’air le bout de carton qui prouve que son mari a bien combattu l’ennemi allemand et a survécu à la boucherie, à la boue et au froid du théâtre des combats. Son époux a été recruté en 1946 et démobilisé en 1960. La veuve vit, depuis sa disparition, l’attente de son dû comme l’un des pires moments de sa vie. Ecœurée par l’injustice qui frappe sa mère, sa fille entreprend alors des démarches, et dépose premièrement en 2008 un dossier auprès des services de l’ambassade de France à Ouagadougou via la Délégation aux anciens combattants et anciens militaires (DACAM). «J’ai constitué un premier dossier en 2008 qui est resté sans suite. Un deuxième en 2014 sans aucune réponse », soutient celle qui a toujours été aux côtés de son époux dans les garnisons de Kati, Ségou(Mali), Dakar (Sénégal), Mauritanie…pour servir la « Mère-patrie ». Ahurie, indignée, elle a aujourd’hui perdu tout espoir.« Après six ans d’attente sans réponse, je ne crois plus que mon dossier aura une issue favorable. Pourtant, je suis légalement l’ayant droit de mon défunt époux»,murmure-t-elle. Dans cette vague de désespoirs, Béré Dosso, résidant à Bouaré, à 14Km de Tougan, est plongée dans le silence. Agée de 77 ans, la veuve du soldat Mori Dosso a perdu l’usage de la parole. La peau desséchée, le foulard impeccablement noué sur la tête, elle est peu bavarde. L’angoisse se lit sur son visage. Indifférente, le regard perdu dans l’horizon, elle se contente d’écouter son accompagnateur, son fils Pankolo Wambo.« C’est l’espoir qui la maintient toujours en vie après quatre longues années d’attente », affirme-t-il. Malgré les multiples interpellations de la représentation provinciale des anciens combattants, les lignes ne bougent pas. Elle n’a plus aucune trace de son dossier et vit constamment dans la hantise de ne toucher aucun centime avant sa mort. Mais, souffrir pour des miettes, cela vaut le coup pour entretenir une ribambelle de fils et petits-fils de son défunt père, soutient-il. Sur le bulletin qu’il nous présente, il est bien inscrit 404,53 euros soit 265 354 F CFA par trimestre. Une modique somme au regard du prix du sacrifice, dit-il. Minime soit-il, ce « pactole » était « la vache à lait » de la famille du soldat Djié Boro. Native de Niankoré, à 20 Km de Tougan, après 12 ans d’attente, sa veuve Sia Kampin a fini par être affaiblie par les maladies. Mami Kampin ne supporte plus la vieillesse...Toux, troubles de la vision…sont les maux qui dégradent de jour en jour sa santé physique. «Par manque de moyens, depuis la disparition de mon époux, je ne peux plus bénéficier de traitements adéquats pour les nombreuses maladies dont je souffre », balbutie-t-elle, presqu’en sanglots. Arc-boutée à sa chaise, la main tremblante, elle tente de délier difficilement un lot de documents soigneusement emballé dans un sachet plastique. Après plusieurs minutes de « lutte », elle parvient à déballer son précieux trésor qu’elle ne quitte point du regard. Il contient la carte de combattant de son époux, son certificat de résidence, ses certificats de mariage et de vie, l’imprimé de demande de réversion et du numéro de pension, le certificat de non-remariage, la photo du livret de la pension de son époux…Mais, ces preuves n’ont pas suffi à elle et à l’ayant droit de feu Zezouma Sanou, caporal-chef de l’armée française qui a quitté le monde des vivants, le 15 janvier 2011 à Bobo-Dioulasso, après de « bons et loyaux » services rendus à la France en Indochine. « Mes enfants se sont mobilisés pour monter le dossier de la pension de réversion pour moi. Ce dossier a été constitué avec diligence et transmis au consulat de France par la DACAM, le 5 octobre 2011 », marmonne mamie Magoya Sanou. Depuis cette date, aucune nouvelle de sa requête. « J’ai demandé à mon fils de prendre attache avec la DACAM pour connaître le sort réservé à ma demande. La réponse qui m’est parvenue m’a laissée perplexe. Mon fils dit avoir été informé que je n’étais pas la seule à attendre une réponse à la demande de pension de réversion depuis plus de cinq ans », susurre-t-elle. A peine audible, le visage amaigri, la peau collée aux os, à 81 ans, elle s’est finalement retranchée à Borodougou, à quelques encablures de Bobo-Dioulasso pour vivre ses vieux jours. Pour elle, cette pension est une dette du sang de leurs maris qui n’ont pas hésité à voler au secours de la France en détresse. Perplexe, elle ne comprend pas pourquoi les descendants de leurs frères d’armes trainent les pieds pour régler les droits afférents aux ayants droit. Avec ses orphelins, se souvient-elle, ils ont souffert de la guerre, de l’absence de son époux, quand il est parti au front avec l’espoir qu’il en revienne sain et sauf. « Nous, les veuves, avons travaillé à les relever des différents traumatismes de la guerre, dont ils ont gardé les séquelles, jusqu’à leurs derniers jours », relate-t-elle tristement tout en souhaitant qu’une réponse favorable soit donnée à leur requête.
Ils sont morts pour rien…
Les minutes s’égrènent à la Maison des anciens combattants. Les rayons du soleil commencent à disparaître dans le ciel. La salle s’assombrit petit à petit. Solstice d’hiver oblige. Un coup d’œil sur notre horloge : il est 16h46 mn. A notre assemblée, s’adjoignent d’autres orphelins et petits-fils des ex-tirailleurs sénégalais. La salle est à présent bondée de veuves et d’accompagnateurs. Les mines toujours déconfites. Les confidences fusent de tous les côtés. Les unes plus pathétiques que les autres, et tous découlant de la même cause : le statut pitoyable des veuves d’anciens combattants de l’armée coloniale française. Les yeux rougeâtres et écarquillés, difficile pour Moussa Drabo de lâcher un mot. Le regard hagard, le ciel semble lui tomber sur la tête. A la mort de son grand-père, seul soutien de la famille, leur éducation a pris un coup. Fatigué d’attendre les fruits du sacrifice de son « papy », les portes de l’école se sont refermées derrière lui et ses deux frères cadets précocement. Ces derniers ont tous été ainsi obligés de ranger les stylos et les cahiers en classe de CM2. Plus aucun kopeck pour les scolariser. «Sur le plan financier, cette pension représentait tout pour la famille. Elle permettait de nous scolariser. J’ai même arrêté l’école en classe de première pour chercher du boulot pour m’occuper de la famille », raconte Moussa Drabo.
La voix nouée d’émotion, presqu’au bord des larmes, il lâche encore: « Sincèrement, nous commençons à regretter leurs sacrifices pour libérer la France. Je ne pense plus que ces combattants sont toujours considérés par la France. Est-ce qu’elle reconnaît qu’ils ont versé leur sang pour elle ? Les Français ont oublié le sacrifice que nos grands-parents ont fait pour leur pays», regrette-t-il. Face à cette situation qu’il qualifie de mépris vis-à-vis des ayants droit, il en a gros sur le cœur. Révolté, il confie : « A la DACAM où notre dossier a été déposé depuis 2008, j’ai été informé que si un dossier quitte leur service pour l’ambassade de France et qu’il n’y a pas de réaction, il n’y a aucun moyen pour suivre ses traces », dit-il.« Nos droits ne doivent pas être bafoués de la sorte», tempête le jeune Drabo.
Vaincre la mort !
La lutte pour l’accès aux droits à la pension des anciens combattants semble perdue d’avance pour ces quelque trois cents veuves que la mort n’a pas encore fauchées. Aujourd’hui, frappées de sénilité, beaucoup d’entre elles portent dans leur chair de graves stigmates liés à leur grand âge. Certaines ont perdu la vue, d’autres, l’usage de la parole, sans compter celles percluses depuis belle lurette dans leurs villages. C’est le cas de la veuve Tini Bara. Paralysée depuis 1998, elle n’a pas pu quitter son Guimou, localité située à 15Km de Tougan pour se joindre à l’assemblée. Bras croisés, son fils, Bernard Toni, hoche sa tête baissée dans tous les sens avant de retrouver ses esprits quelques minutes après. Rien ne laisse présager que sa mère touchera, ne serait-ce qu’une fois, sa pension avant d’entamer son « dernier voyage ».Elle a fini par jeter l’éponge après avoir perdu la vue. Invalide, constamment malade, elle a longtemps survécu grâce à de bonnes volontés.« Pour notre mère l’essentiel, c’est de pouvoir avoir à manger dans la famille. Cette somme nous servait pour l’achat des vivres »,témoigne laconiquement Bernard Toni. Vu la lenteur de la procédure, la mort tant redoutée finit par faire son œuvre avant que le dossier n’aboutisse. Certaines finissent, en effet, par rejoindre leurs maris «à l’appel du seigneur » et sans accéder à leurs droits, à leur dû….Pire, lorsque les veuves passent de vie à trépas, personne d’autre ne peut toucher la pension de réversion de leur époux, même pas leurs enfants. Depuis 2011, ni la veuve Regina Kansolé, ni ses enfants n’ont plus droit à aucun F CFA.« Après la mort de mon époux, j’ai bénéficié de sa pension. Mais, depuis 2011, on m’a dit que je n’ai plus droit à rien. Car, je ne suis pas la même personne. Malgré la présentation de mon certificat de vie, je n’ai rien », déplore-t-elle. Pour elle, mener ce dernier combat pour faire réparer cette injustice est plus que nécessaire puisqu’après sa disparition« officielle », personne ne pourra en bénéficier. Les cheveux grisonnants, le gendarme à la retraite, Eugène Sanou ne cache pas son indignation. « Il n’est pas normal qu’en ce 21e siècle, un dossier mette cinq ans pour traverser la Méditerranée alors que l’avion qui la transporte met cinq heures pour parcourir la même distance », fulmine M. Sanou, fils cadet du caporal-chef, feu Zezouma Sanou. Si, cette pension n’est plus un droit, que cela soit clarifié afin de ne plus donner de faux espoirs aux veuves, tempête-t-il. Depuis qu’il a fait sien le combat de la veuve de son oncle, Issaka Zerbo pense que cette lenteur dans le rétablissement des veuves dans leur droit est imputable au gouvernement burkinabè qui n’a aucun regard sur les problèmes vitaux des veuves de ses anciens combattants. « Car, ils ont trop fait pour le pays. Les dossiers des pensionnées sont entassés dans les bureaux sans suite. Cela s’apparente purement et simplement à un mépris »,déplore le septuagénaire.« Soyez notre messager. Nous espérons que votre plume va faire entendre raison à ceux qui tiennent le dossier »,nous souhaitent-elles. Le salut des veuves des ex-tirailleurs sénégalais viendra peut-être aussi…de leurs fils et petits-enfants. Et ces derniers semblent l’avoir bien compris.
Face à cette situation, ils ne comptent plus rester les bras croisés. Réunis au sein de l’association des fils d’anciens combattants du Sourou (créée en 2015), ils veulent défendre les droits des veuves des tirailleurs sénégalais. Leur président, Fidèle Drabo, dit garder espoir qu’un jour la France,«la patrie des droits de l’Homme», saisira la portée de ce cri du cœur des veuves des vaillants soldats qui l’ont libérée des griffes assassines d’Hitler et sa funeste politique nazie. En attendant la concrétisation de leur rêve de jouir une fois de leur pension de réversion, des centaines de veuves espèrent pour le moment relever le défi de la longévité. Mais, si rien n’est fait, elles risquent de connaître le même sort que l’ex-caporal, Kamon Soulama, qui, après avoir risqué sa vie pour sauver la France, a rendu l’âme, le 31 décembre 2015 à l’âge de 95 ans, sans jamais touché une seule fois sa pension.
Abdel Aziz NABALOUM