Une fois n’est pas coutume, on n’est pas mécontent de s’être trompé. Mais comme tant d’autres observateurs et analystes, comment aurions-nous pu prévoir un tel cataclysme politique dans un Etat stalinien où le résultat des votes dépendait jusque-là de ceux qui comptent les suffrages plutôt que de ceux qui glissent leur bulletin dans l’urne ? Pour avoir titré ironiquement notre édition de jeudi dernier « Ah bon, y a des élections en Gambie aussi ! », notre persiflage nous est revenu en pleine tronche.
Eh ! oui, il y a des élections en Gambie aussi ! Et quelles élections ! Appelés jeudi aux urnes pour élire leur président, les Gambiens ont en effet brandi un carton rouge le plus démocratiquement du monde à Yaya Jammeh qui dirige ce pays incrusté dans le Sénégal depuis son coup d’Etat de 1994. Incroyable mais vrai ! Qui l’eût cru ? La surprise est d’autant plus grande que son tombeur , encore inconnu au régiment il y a quelques mois, n’a dû cette ascension fulgurante qu’au fait du hasard et de la nécessité, après la condamnation du président du parti (dont il était le trésorier) à trois ans.
Quand après avoir accompli son devoir de citoyen Adama Barrow disait à qui voulait l’entendre sa confiance en la victoire, on riait sous cape, convaincu que ce n’était que pure fanfaronnade d’opposant qui, dès le lendemain, allait crier au hold-up électoral après la proclamation des résultats. Or donc il savait sans doute de quoi il parlait puisque dès le lendemain la commission électorale le déclarait vainqueur avec 45,5% des voix contre 36 % au président sortant, maintenant sorti.
K.-O. magistral au premier round – il n’y en avait qu’un du reste . A la surprise générale, même de Jammeh qui aura au moins l’intelligence politique de reconnaître tout de suite sa défaite là où nombre de ses pairs se seraient accrochés. Il nous surprendra toujours ce bouffon, en bien comme souvent en mal. Simple calcul politique de celui qui, après être entré à la présidence par la petite porte et de façon sanglante, espère ainsi en sortir par la grande et se voir absoudre de tous ses péchés ?
Quoi qu’il en soit, la page, sombre et maculée du sang de ses compatriotes, est tournée. Rideaux sur une tragédie tropicale, sur 22 ans de « yayisme » dans une satrapie marquée par l’arbitraire, l’injustice, les assassinats de tous ceux qui empêchaient de gouverner (journalistes, opposants, activistes des droits de l’homme…), bref l’absence totale de liberté. C’est à cette chape de plomb que les Gambiens ont décidé de mettre un terme avec pour seules armes des bulletins de vote ou plutôt des billes.
C’est la preuve que même dans un système fermé comme celui-là ou semi-ouvert tel au Gabon, le changement est possible quand les citoyens étouffés qui aspirent à une respiration démocratique deviennent les meilleurs serviteurs de leur propre cause et s’en donnent les moyens. Et que les opposants taisent leurs querelles pichrocolines pour se fédérer autour d’une personnalité comme ce fut le cas pour Barrow qui a eu l’intelligence politique de démissionner de son parti (l’UDP) pour se présenter en indépendant, autrement dit en rassembleur.
Ce séisme d’une grande magnitude qui vient de se produire à Banjul, on l’aura compris, n’est pas l’œuvre des Etats-Unis, de la France ou de la Belgique, et les Burundais, Rwandais, Congolais des deux rives, Angolais, Ougandais, Tchadiens, Equato-Guinéens, les Camerounais et autres, qui vivent depuis des lustres sous la férule de despotes plus ou moins éclairés, auraient tort de croire que le salut viendra d’ailleurs. Qu’ils en prennent donc de la graine.
Maintenant que l’homme d’affaires de 51 ans, qui est aussi discret que l’autre est burlesque et qui s’est fait une fortune dans l’immobilier est au pied du mur, commence, une fois l’ivresse de la victoire passée, la délicate opération de déminage et de déconstruction de l’Etat-policier Jammeh pour bâtir sur ses ruines un nouveau pays libre, prospère et respectueux des droits humains. Il a trois ans pour le faire puisque, si l’on s’en tient à la promesse électorale qu’il s’est d’ailleurs engagé à respecter, il remettra le pays à plat (démocratie, économie, justice, liberté de la presse, etc.) d’ici là et organisera à cette échéance une élection à laquelle il ne se représentera pas.
Reste néanmoins une inconnue, et elle est de taille : le vaincu a certes eu pour une fois une attitude chevaleresque en félicitant son tombeur à qui il a proposé son aide pour la transition mais se présentera-t-il toujours en victime résignée si, d’aventure, les fantômes des nombreux cadavres qu’il a dans son placard devaient se mettre à ses trousses par la justice (nationale ou internationale) interposée ? A moins qu’on veuille, comme c’est souvent le cas, sacrifier la justice sur l’autel de la paix sociale. Car quelqu’un qui a été aux affaires deux décennies durant conserve intacte sa capacité de nuisance et a forcément miné le terrain, militaire notamment ; si bien que l’attitude de l’armée sera l’une des principales clés de la réussite de cette transition qui s’ouvre et qui doit s’achever dans deux mois avec l’investiture du nouveau président de cette nouvelle Gambie qui se dessine.
La Rédaction