Rouen - "Ce n’est pas cela malheureusement qui va sauver les éléphants", se lamente Annick Colette-Frémond, 64 ans, une des dernières en France à exercer la profession d’ivoirier (sculpteur sur ivoire) qu’elle pense condamnée à l’extinction, en raison d’un tout récent durcissement de la législation sur l’ivoire.
Un arrêté du 17 août de la ministre de l’Environnement Ségolène Royal et du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll vient en effet d’interdire totalement "la vente ou l’achat de défenses et d’objets composés en tout ou partie d’ivoire" provenant des éléphants et des rhinocéros, et stipule que "la fabrication d’objets utilisant de l’ivoire sera interdite, quelle que soit l’ancienneté de l’ivoire utilisé".
La France a désormais en Europe la position la plus dure sur le commerce de l’ivoire.
"Nous ne sommes qu’une poignée, nous ne sommes pas dangereux", affirme
pourtant Mme Colette-Frémond, dont l’atelier se trouve à Dieppe
(Seine-Maritime), plaque tournante dans les siècles passés du commerce de
l’ivoire en France et de l’artisanat d’art lié à ce commerce.
Représentant la cinquième génération d’une famille d’ivoiriers, elle se
réjouissait il y a peu que sa fille Julia, sortie de l’école Boulle, veuille
perpétuer la tradition. "Ses projets sont compromis maintenant",
soupire-t-elle.
Le commerce et le travail sur l’ivoire étaient déjà très encadrés depuis la
signature par la France de la convention dite de Washington sur le commerce
international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction
(CITES).
"Nous travaillons essentiellement sur des stocks anciens hérités de nos
ancêtres", antérieurs à 1975 quand la convention est entrée en vigueur,
explique un autre ivoirier, Benoît Migeon, qui habite Vannes (Morbihan), et
dont le stock s’élève à 250 kg.
"Nous sommes contrôlés par les pouvoirs publics, nous avons un livre de
stock, tout est marqué", assure-t-il.
"L’arrêté pris par Mme Royal est inefficace pour préserver les éléphants
mais parfaitement efficace pour tuer ce beau métier d’ivoirier", regrette pour
sa part le maire de Dieppe, Sébastien Jumel (PCF). Il a écrit à la ministre de
l’Environnement et à la ministre de la Culture pour demander une modification
de l’arrêté.
- ’Patrimoine immatériel’ -
"Je ne suis évidemment pas contre la sauvegarde des éléphants mais je veux
que soit préservé ce patrimoine immatériel dieppois qu’est le savoir-faire des
ivoiriers", a affirmé M. Jumel.
Dieppe possède dans son château-musée la plus belle collection de France de
statuettes, figurines et autres objets en ivoire, d’inspiration religieuse ou
maritime, et une des plus belles en Europe.
D’autres musées à travers l’Hexagone, comme celui de Commercy (Meuse), ou
celui d’Yvetot, également en Seine-Maritime, détiennent aussi de belles
collections.
Si le savoir-faire de l’ivoirier disparait, le travail de restauration sera
plus difficile, estime le conservateur du musée dieppois Pierre Ickowicz. "Si
l’ivoirier n’a pas toutes les compétences pour restaurer, le restaurateur,
lui, ne sait pas recréer des pièces cassées", explique-t-il.
L’arrêté du mois d’août, souligne-t-on à Dieppe, ne suit pas l’avis du
Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). Dans
un rapport de novembre 2015 ce conseil estime qu’étant donné désormais la
possibilité scientifique de dater et de connaître l’origine géographique de
l’ivoire, "il n’est en conséquence pas utile (...) de prévoir des mesures
supplémentaires de restriction de leur commerce en France".
S’agissant de la destruction des stocks confisqués pour faire baisser le
prix de l’ivoire, comme la pratiquent certains pays - par exemple le Kenya en
avril dernier ou la France début 2014 - le CGEDD juge que cette pratique a
l’effet inverse "en poussant à la hausse des prix par suite d’une spéculation
sur la rareté".
Le marché de l’ivoire, alimenté par le braconnage en Afrique, est dominé
par la Chine. La population des éléphants des savanes a décliné de 30% entre
2007 et 2014, selon un recensement panafricain publié fin août.
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