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Art et Culture

Tribune : un nouveau contrat pour la création artistique et culturelle au Burkina Faso
Publié le mercredi 11 novembre 2015  |  Sidwaya




Il existe un lien étroit entre le développement économique et social et les expressions artistiques et culturelles. C’est du moins la conviction de l’homme de culture burkinabè Etienne Minoungou, à travers la tribune qui suit.

Le lien entre le foisonnement de la création culturelle, la prospérité économique et le développement des libertés politiques a été de nombreuses fois exploré dans des contextes historiques et géographiques divers. Le parcours de l’humanité montre que les cycles de prospérité économique et d’inventivité technique des sociétés coïncident souvent avec le renouvellement des expressions artistiques et culturelles. Les moments de libération et de libéralisation, encourageant la participation des citoyens à la chose publique et mettant en place des dispositifs démocratiques, sont aussi concomitants d’un déploiement de la pensée et de la création, comme le montre l’expérience de l’ouverture démocratique sur le continent africain an début des années 1990.

La période que traverse le Burkina Faso ces derniers mois, depuis l’insurrection d’octobre 2014, et celle qui se profilera au lendemain des élections de novembre 2015, semble propice pour une « nouvelle donne », qui ne sera pas seulement politique, économique, mais aussi culturelle. L’insurrection d'octobre elle-même et la résistance de septembre ne l’ont-elles pas annoncé, en hissant un certain nombre d’artistes, accompagnés de leurs refrains et de leur vision de créateurs, parmi les têtes de la contestation ?
En Afrique, de nombreuses recherches ont souligné que la question du développement économique et social ne pouvait être pensée sans une attention particulière au contexte culturel. Mais il s’agit là d’une vision minimaliste de la culture, qui se résume à considérer que les sociétés peuvent avoir des pratiques ou des habitudes culturellement ancrées qui freinent ou encouragent certains changements de comportement susceptibles de les conduire à plus de prospérité.
Ce n’est pas de cette vision minimaliste dont il est question et pour laquelle nous voulons plaider, à l’heure où le Burkina Faso redéfinit son présent et son avenir. Notre vision de la culture est à la fois beaucoup plus ample et beaucoup plus spécifique. Plus ample, car nous estimons que la culture ne se limite pas à un ensemble de façons de faire, de traditions, d’éléments de patrimoine, voire de folklore, mais se réfère bien à l’ensemble de ce qui permet à l’individu de se sentir en harmonie au sein de sa communauté, de disposer de repères pour savoir comment se situer et se comporter par rapport à ceux qui l’entourent. La culture (dans ses dimensions politiques, artistiques ou sociales) n’est-elle pas ce qui reste à l’individu quand il a perdu tout le reste ? Il est d’ailleurs étonnant que les nombreuses initiatives de « lutte contre la pauvreté », développées par les partenaires internationaux, prêtent si peu d’attention à la problématique de la culture. Un œil jeté aux Objectifs de Développement du Millénaire, qui se sont clôturés en 2015, montre bien que sur les huit objectifs mis en avant, un seulement concernait la culture. Et encore, il s’agissait de « l’éducation primaire pour tous ». Dans la nouvelle mouture des Objectifs, actuellement en discussion au sein des Nations unies, les paramètres traditionnels du développement (santé, éducation, protection de l’environnement) sont à nouveau mis en avant, sans considération particulière pour l’importance du respect des cultures dans leur diversité et leur capacité à changer les identités, les hommes, les dynamiques sociales et la marche du monde.Or, c’est bien la crise culturelle à laquelle peut conduire la pauvreté dans sa compréhension strictement économique qui est la plus déstabilisatrice pour les sociétés. Là où les repères sont ébranlés sans que les membres d’une communauté puissent réfléchir aux raisons et aux conséquences de ces mutations, là où les individus n’ont pas ou n’ont plus les instruments qui leur permettent de réfléchir aux changements qui atteignent leur environnement et, par conséquent leur identité, la porte est ouverte à tous les radicalismes, à tous les extrémismes simplificateurs, à tous les réflexes de « sauve-qui-peut », où la loi du plus fort s’impose bien souvent.
Et c’est là qu’interviennent les artistes et les intellectuels, créateurs de sens et de pensée, en tant que médiateurs qui peuvent et doivent contribuer à éclairer les processus, à faire en sorte que chacun conserve des clés pour comprendre les évolutions du monde qui le touchent et pour se situer face à ces mutations.

Création artistique et démocratie

Les artistes qui ont accompagné l’insurrection d’octobre 2014 n’ont rien fait d’autre que cela. On entre ici dans cette vision spécifique de la culture qu'il faut défendre : la création artistique est, avec la production intellectuelle d’un pays (qui se prolonge ensuite dans le système d’enseignement et d’instruction), la voie nécessaire pour permettre la compréhension du monde, pour encourager la participation des citoyens, donc pour faire vivre la démocratie.

Les artistes et les intellectuels sont par essence ceux qui interrogent les systèmes et l’ordre établi, ceux qui proposent une intelligibilité du monde. C’est pourquoi seule une société qui encourage la création artistique pour interroger ses propres institutions est une société démocratique. Dès lors, l’artiste et l’intellectuel sont aussi ceux qui «dérangent» les systèmes qui se refusent à l’interrogation, en dehors des contre-pouvoirs institutionnels qui peuvent être neutralisés, manipulés et vidés de toute substance. C’est pourquoi l’artiste et l’intellectuel sont des acteurs majeurs de la bonne gouvernance. Car, un système politique peut prévoir une architecture institutionnelle équilibrée, mais cette dernière peut être habitée par des pratiques qui ne garantissent pas que le citoyen est entendu, représenté, que des comptes soient rendus sur la manière dont le bien public est géré au nom de la collectivité. Les ressorts critiques, le pouvoir de contrôle doivent alors venir de l’extérieur du système : les artistes, les intellectuels (et en particulier une catégorie d’entre eux que sont les journalistes) sont ce « poil-à-gratter» de la démocratie. Ce sont aussi ceux qui restent lorsque tous les autres acteurs de la société civile (les syndicats, les médias, les associations...) ont perdu leur capacité de contestation.

Dans le contexte africain et burkinabè, inutile de rappeler que la démocratie et la bonne gouvernance peinent à s’instituer, que la société civile est largement inopérante car traversée par des intérêts particuliers qui prennent le pas sur les perspectives collectives. Pourtant, la période qui s’amorce dans notre pays est celle d’une redéfinition des dynamiques sociales et citoyennes, d’une re-configuration des rapports du citoyen à l’autorité publique, où l’on est passé du « trop, c’est trop» au « plus jamais ça ». Dans la résurgence d’une réflexion qui remet le collectif au centre des préoccupations, qui dépasse le «chacun-pour-soi» instauré par le précédent régime comme règle de fonctionnement, nous pensons que les artistes et les intellectuels ont un rôle majeur à jouer. Cela peut paraître étonnant. Car le monde artistique, culturel et intellectuel fonctionne généralement de manière contraire : il se fonde sur des démarches artistiques, des réflexions, des inspirations qui sont souvent d’abord individuelles. Même si certains projets artistiques sont collectifs (comme dans les arts de la scène : théâtre, musique et danse), de même que certaines initiatives du monde intellectuel (colloques, revues), ces démarches sont marquées avant tout par des parcours et contributions individuels.

Notre pari consiste à dire qu’il est possible de fédérer ces démarches de création et de pensée particulières en un mouvement collectif. Un mouvement de mise en synergie de ces énergies, pour amplifier à la fois le potentiel d’interrogation de nos deux communautés, mais aussi la force de proposition constructive que nous pouvons constituer.L’enjeu essentiel est donc d’élaborer un nouveau « contrat social » dans notre pays, réunissant les intelligences et les imaginations créatrices, et, ce, dans un double but:
- mener ensemble une démarche de construction de sens, d’analyse des situations que traverse notre pays pour proposer aux citoyens des formes artistiques qui lui donnent un certain nombre de clés ;
- proposer aux autorités en charge de la culture dans notre pays de nouvelles politiques novatrices qui prennent pleinement en compte le caractère central de la culture pour le bien-être des citoyens. 


Un nouveau « contrat social »

L’absence de vision forte et originale concernant un secteur qui doit «voir loin» et être en avance sur son temps, à la fois en disant autrement le présent et en inventant les futurs possibles, est bien le problème quand on parle de politique culturelle originale dans notre pays.
La plupart des Etats africains se sont effectivement enfermés (à cause de leur extraversion que symbolise, de plus en plus fréquemment, leur dépendance budgétaire vis-à-vis de bailleurs de fonds qui en viennent à conduire des pans entiers de l’activité publique) dans des visions opérationnelles à court terme. Ces perspectives, souvent exogènes, les empêchent à la fois de se projeter dans des stratégies à moyen ou long terme et d’accorder une place centrale aux réflexions proposées par des forces vives internes (les créateurs et les penseurs locaux). La fixation d’objectifs à court terme, assortis d’indicateurs objectivement mesurables et chiffrés très concrets (augmenter de x% le nombre de fillettes fréquentant l’école primaire ; diminuer de x% le taux de séropositivité au VIH-Sida dans telle région...) ne peut s’appliquer au secteur culturel et permettre de mesurer sa contribution au bien-être des populations africaines. 
En effet, ni le nombre de pièces de théâtre montées, ni le taux de production d’ouvrages ou de publication d’articles ne permet de conclure que du « sens » a été créé, que des citoyens ont réfléchi plus profondément à leur place dans la société ou aux évolutions du monde qui les entoure.Les questions culturelles et leurs enjeux sont certes moins concrètes que les questions liées à la santé ou au PIB par habitant, pourtant elles renvoient au cœur de ce que nous sommes et de ce que nous voulons être : notre identité, notre vision du monde, notre manière d’imaginer le réel, de rêver les possibles, et donc de féconder de nouvelles « politiques » (au sens de modes de gestion collectives du bien commun). 
Les fonctionnaires de nos administrations sont réduits à se changer en «petits boutiquiers», à la recherche constante de la performance voulue par leurs bailleurs de fonds, ce qui les prive du temps nécessaire et de l’audace dont ils ont besoin pour inventer de véritables projets d’avenir ancrés dans les aspirations profondes des communautés dont ils sont pourtant censés représenter et conduire les intérêts. 
Les administrations sont formatées pour se convaincre que l’important, ce sont les urgences à court terme (sociales, économiques et militaires), se dispensant de la nécessité de penser l’avenir, alors que justement c’est cela qui les condamne à l’éternel retour du même. Passer d’urgence en urgence, de mesure ponctuelle en mesure ponctuelle, permet d’éviter (parfois très volontairement d’ailleurs) d’avoir le courage de s’arrêter pour se demander : au fond, quelle société voulons-nous et comment la construire ? Et c’est malheureusement ainsi que notre administration culturelle fonctionne depuis des décennies...Combien de fois, au cours des réunions, colloques et séminaires, ne surgit pas l’injonction qui culpabilise les rêveurs et les audacieux qui veulent croire en un autre monde : «soyons concrets !» Or la vision prospective, loin d’être un luxe réservé aux nations riches, doit être le fondement de toute politique, surtout pour les pays moins nantis comme le nôtre : gouverner, c’est prévoir... Et prévoir, c’est aussi rêver.

« Intégrons l’action culturelle à l’action politique… »

Notre pays peut-il espérer récupérer le pouvoir de penser son propre avenir ? Nous pensons que oui. Nous estimons même que la mobilisation populaire des 30 et 31 octobre 2014 en a constitué un premier signe. Et nous allons jusqu’à songer que ce sont les artistes et les intellectuels qui peuvent être les artisans de ce processus à condition de se démarquer d’un art ou d’une pensée qui s’ancre (de manière confortable et prudente) dans les références du passé, pour oser à la fois interroger le présent et surtout se projeter dans l’avenir.

Alpha Ouma Konaré, premier président malien démocratiquement élu et ancien Président de l’Union africaine disait : « Intégrons l’action culturelle à l’action politique. Cela ne signifie pas que les hommes de culture que vous êtes doivent rechercher un mandat politique mais que votre action doit s’inscrire dans le cadre du combat politique, servir la démocratie aujourd’hui en gestation dans nos pays. (...) Cette quête de nouvelle citoyenneté doit être à la base de notre combat politique et culturel».

Notre pays se sait aujourd’hui à un tournant ; une occasion est donnée à ceux qui le dirigeront demain d’entamer un nouveau contrat qui réinventera les relations sociales et les valeurs de notre communauté. Et nous pensons qu’il est urgent que ce contrat se négocie autour d'une vigoureuse politique culturelle. A ce niveau d'analyse, la responsabilité des intellectuels, artistes, créateurs, penseurs et opérateurs culturels burkinabé est engagée pour cette grande négociation...Certes, dans notre pays, beaucoup de choses ont été faites, même parfois bien faites, avec un certain volontarisme. Mais il me semble que nous pourrions aller plus loin. Nous ne sommes pas allés en profondeur dans la construction des choses. Le folklore et la communication tous azimuts, l'événementiel et le confort des étiquettes acquises, l’instrumentalisation de la culture à des fins de promotion personnelle, nous ont empêchés d'organiser le secteur des arts et de la culture en le dotant d’infrastructures adéquates et en lui donnant un contenu solide et charpenté autour d'axes majeurs. Un certain nombre de pistes d’action peuvent être suggérées :

1) l'éducation artistique et la formation professionnelle dans toutes les filières artistiques et son articulation avec l'enseignement et l'éducation formels ;
2) le soutien massif à la création, à la production et à la diffusion, pour donner l'accès à tous à la culture, à travers la mise en place d’une banque de la culture ou d’un fonds spécial d’investissement ;
3) le réinvestissement public dans la préservation, la valorisation de notre patrimoine physique et symbolique, au-delà du folklore local, pour l'ouvrir aux citoyens et surtout à nos enfants et à la jeunesse ;
4) la mise en place de mécanismes de financement innovants impliquant l'Etat, les collectivités territoriales, le secteur privé (banques assurances, téléphonies mobiles, sociétés minières, petites et moyennes entreprises) et les PTF (partenaires techniques et financiers) pour soutenir les entreprises culturelles et artistiques dans tous les domaines de la création ;
5) la mise en place de contrats-programmes avec des opérateurs culturels privés déjà engagés depuis des années sur le terrain, en fonction de leurs champs de compétence ;
6) le renouvellement de l'esprit et de la pratique de nos grandes manifestations culturelles nationales, pour les adapter et enrichir leur potentiel de locomotive de notre présence dans le monde ;
7) soutenir la recherche intellectuelle dans les branches les plus créatives de nos universités et de nos grandes écoles, pour rendre visible notre intelligence collective à résoudre les grands défis modernes auxquels nous sommes confrontés, au même titre que les autres nations.

A ce jour, de courageux acteurs privés des arts et de la culture, ainsi que des chercheurs de grands talents, ont fait un travail immense pour défricher cet espace et mettre leur créativité au service de la société. Mais peu d'entre eux ont été fortement encouragés dans leurs efforts d'animation de la vie artistique et culturelle, dans notre pays et au-delà de nos frontières.

Si les hommes qui auront à gérer le Burkina Faso de demain se laissent convaincre que les arts et la culture sont les véritables ressources de l'avenir, capables de soutenir l'innovation et les dynamiques collectives indispensables pour notre développement, il faudra qu’ils veillent à alimenter et investir massivement dans cette ressource qui nourrit l'imagination d'un peuple, d'une nation.
Pour négocier et imposer le poids de la culture dans cette nouvelle donne, l’heure est venue de montrer que nous, créateurs, sommes pleinement les acteurs d’une société civile alternative, dont le caractère citoyen repose simplement dans son pouvoir créatif, son pouvoir d’interrogation du monde présent et de proposition de mondes futurs, susceptible d’alimenter la réflexion de chaque homme, de chaque femme, de chaque jeune, et même de chaque enfant. Nous, artistes et intellectuels, façonneurs de rêves et d’idées, nous revendiquons une place centrale dans le dispositif de la gouvernance sociale, politique, économique et culturelle du Burkina Faso, à côté des mouvements de défense des droits de l’homme, de la liberté d’expression et des médias, ou du droit des travailleurs. Et c'est là l'enjeu véritable du thème "Gouverner pour et par la culture"

Aux hommes politiques qui s'apprêtent à proposer leur projet de société aux Burkinabé, nous proposons ici les bases d’un nouveau contrat culturel avec les citoyens, pour renouer avec le rêve de nos pères qui ont toujours voulu que notre pays, aussi modeste qu'il soit, devienne un phare pour les nations alentours, grâce à l'énergie de ses hommes et de ses femmes, comptant sur leur capacité à s'adapter au monde.

Etienne MINOUNGOU
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